Vacarme 08 / chroniques

magie corse

par

pour Avital

24 octobre à coup d’asphodèles ou de tibias humains, du 31 juillet au 1er août, les mazzeri [1] des alentours se livrent bataille, en rêve. Des plantes, restent des squelettes bruns et secs, plus le visage solarisé du mort futur.

27 octobre des dizaines de km quasi improvisés : blanche ou noire — comme les toits de quelques sépultures — n’y a-t-il de magie que dans les livres ?

29 octobre par crainte des esprits et pour mourir réconciliés, certains bandits — pourtant, non perdona mai ne vivo ne morto— s’accrochent un brevu [2] au cou. Tels les proches de Colomba, dans le maquis, dont je suis la trace : Fozzano, Sartène, Pietranera.

30 octobre les églises sont vides, un jeu de piste pour en retrouver la clef, au bistrot, chez le voisin, à un clou. Le vampire corse suce le sang avec la langue (alors que le roumain l’aspire au moyen d’une dent creuse comme une seringue). Pour le débusquer, jeter trois poignées de gros sel dans le bénitier et porter des coups en nombre impair.

2 novembre le malochju [3] se pratique, plus ou moins discrètement. Je m’y prête, mais le mauvais œil ne se casse que si l’on est catholique & baptisé.

5 décembre pour retrouver un objet perdu, il faut offrir aux petits génies qui l’ont pris l’équivalent en moins précieux, un potlatch à l’envers. Y penser.

7 décembreles brumes ou lagramenti se superposent en couches opaques, on les croit remplies d’esprits hostiles, des chiens sauvages. Dans la brume tout le monde est pilote, sauf moi. Au bout de la route, Lévie, où je trouve la dame de Bonifacio, elle a 8570 ans.

9 décembrelentilles, bœuf salé, châtaignes, aujourd’hui repas de sorcière et l’avenir sur une coquille d’œuf, zéro vision.

10 décembre et l’eau [4] grosse et rapide et la nuit assez noire, ce matin tout est gelé et les plaques de glace ressemblent à un fluide monté des profondeurs, un refrigerium pour les âmes en peine.

11 décembre Filitosa, Cucuruzzu. Les ogres sont dans les dolmens, Satan en a fait ses forges. La pétrification a une fonction punitive, le diable même aurait transformé une bergère par dépit amoureux. Porté à sa perfection, pense Buffon, cet art serait plus précieux que celui de l’embaumement.

Notes

[1entre veille et sommeil, du fond de son lit, le mazzeru prend une arme et se rend dans le maquis. Près d’un point d’eau, il abat le premier animal qui passe — domestique ou sauvage. Tandis qu’il s’effondre, à la place de sa gueule apparaît en un éclair le visage d’un homme qu’il identifie aussitôt. Le mazzeru sait que sa victime va disparaître dans l’année, ce qu’il raconte dès le lendemain aux habitants du village. Par ce geste, il a tué son double et libéré son âme. Il ne peut ni empêcher ni retarder la mort, il ne l’a pas non plus voulue : sa fonction se limite à la transmission d’un décret. Berger ou autre, sans doute mal baptisé — mot oublié, incorrectement prononcé — il est un intermédiaire entre les vivants et les morts, un passeur contraint. Appelé et initié en rêve par un parent proche, le mazzeru se joint à une première chasse. Il ne pourra plus se soustraire.

[2le brevu contrarie le mauvais œil. Pour sa confection — à laquelle rien de ténébreux ne doit participer — prendre un morceau d’étoffe blanche de 5,4 cm sur 10,8 cm (valeur vibratoire) et, au choix, 2 roses rouges, du gros sel, des grains de poivre, du sucre roux, du charbon de bois, des larmes de cierge, du corail. En faire une pâte et l’enfermer dans le tissu que l’on coud en deux avec un fil rouge, un scapulaire d’étoffe où saignait un cœur couleur d’orange. Au centre, broder un triangle isocèle puis l’accrocher autour du cou ou l’enfouir dans la poche.

[3fluide néfaste, le malochju ou mauvais œil, transmis par une personne jalouse ou l’esprit d’un mort coléreux, flotte dans l’air corse. La signadora a le pouvoir de le conjurer. Elle l’a acquis la nuit de Noël à mezzanotte in puntu . Sur une nappe blanche, elle dispose deux cierges consacrés autour d’une assiette creuse. Après une double incantation, elle fait glisser, le long de l’auriculaire et dans l’eau du récipient, trois gouttes d’huile d’olive vierge ; si elles s’étalent en flaque, le sortilège est manifeste. Les gouttes glissent vers le nord : l’envoûteur est une femme, vers le sud, un homme, vers le centre, un membre de la famille. Elles se répartissent, une assemblée a opéré. Elle les coupe alors avec des ciseaux, lave le récipient et recommence l’opération jusqu’à ce que les gouttes ressemblent à des pupilles de chat. Puis elle jette le tout sur un lieu fréquenté.

[4pour écarter provisoirement les esprits des eaux, il suffit, en les traversant, d’y jeter une pierre. Dans ce purgatoire terrestre sont tapies les âmes des morts, récents et anciens, qui n’ont pas expié leurs fautes. On s’efforce parfois, par de petites concessions de leur tirer quelques oracles, mais l’esprit du mal, même quand on ne lui livre qu’un cheveu, ne tarde pas à emporter la tête.