Vacarme 08 / chroniques

l’outil

par

J’ai vu Priape au sortir des arsenaux où il travaille, esseulé comme on l’est après tant d’heures passées dans le bruit, la lueur des soudures. Tous les quatre pas il heurtait le mur de son épaule droite renfrognée, trouvant ainsi le moyen de rebondir malgré ses jambes gourdes. Comme je m’écartais pour lui céder le passage, il me dévisagea avec le reste d’acuité que l’épuisement lui concédait. Racine soulevant le cuir huileux du tablier, sa verge était apparente. Pour cette raison, j’ai fait une remarque à voix haute : « Tiens ! L’heure du repos n’a pas encore sonné ? »

— Croyez-vous ? répondit-il, d’un ton presque implorant. La paume de sa main droite frôla le sommet du promontoire. « Je m’en serais aperçu. Il aurait bien fallu que je m’en aperçoive... » Sa voix défaillit mais sa nuque se redressa. « Je vais aller aux barres asymétriques... Non, aux anneaux ; je me menoterai à eux ; après avoir enduit mes mains de craie, je tournerai sur moi-même jusqu’à ce que ma chair se soit repue de cette roue. »

— Vous connaissant, l’exercice n’aura pas de fin, ajoutai-je, pris du désir de flagorner. Vous voulez vous briser mais ne connaissez aucun moyen d’y
parvenir. Un homme comme Priape, muni pour l’éternité, doit fendre l’univers plutôt que d’escompter parvenir au bout de lui-même.

M’écoutant d’une oreille, il empoigna cette barre irréductible. Et il lâcha prise, comme découragé.

— Quand je m’allonge, obligation m’est faite non seulement de rester sur le dos, mais aussi de garder la tête droite, les yeux dirigés vers le plafond ; il y a des lustres que j’ai banni les coussins, les oreillers, tout ce qui peut conduire un regard vers le bas-ventre. Mais son levier ne s’abaisse pas. Pourtant je sommeille, si les coups de boutoir de mon sang sont suffisamment espacés — quelques minutes de loin en loin — pendant que lui se tient à l’identique ; partie de moi-même morte et pourtant calorifère. Je sens qu’il se nourrit de la nuit la plus obscure — comme du petit matin — toutes les taies qui graduent l’intensité de la lumière lui sont bonnes. Peu d’hommes sont en mesure de dire lucidement : « À quoi bon s’endormir. » Quand je travaille, que mes mains sont occupées, je cesse de penser à cette verge ; croyez-moi, je vais souder,
forger aussi longtemps que mes mains ne tomberont pas de mes poignets.

— Le brassage de votre sang est remarquablement organisé par votre métier aussi bien que par votre personne.

— Bah. On a passé un câble au travers de mon corps et on veille à ce qu’il soit formellement tendu. J’ignore ce que sont les circonstances, les plus ou moins bonnes fortunes, la contorsion. Un câble tressé de cinq centimètres d’épaisseur, fixé à un anneau infiniment lointain ; et je masse parfois mon pubis à deux mains comme les autres se
frottent les yeux, sous le coup d’un effarement que rien ne justifie plus.

— De cette façon, vous êtes pointé sur l’univers.

— Par le biais d’une mince ligne de mire...

— Le câble sera déroulé sans accroc pour la durée de votre vie ?

— Nulle part il n’est à l’ordre du jour que la montagne (c’est ainsi qu’ils la surnomment) soit arrachée de mon
bassin. Aussi, tourner sur moi-même semble la seule manière d’occuper le temps dont je dispose dans de telles
proportions que les arsenaux réunis ne peuvent m’employer jusqu’à complète occupation de celui-ci.

— Reste le coït ?

— Les corps étrangers n’ont plus de texture, car ma peau est maintenant un cuir dense que mon sang innerve à regret ; de plus, mes yeux ont durci à leur tour, ils me pèsent au point de
lester mon front. Vraiment, je n’ai pas d’autre solution que de battre le fer en espérant qu’un jour je pourrai me servir de cet appendice comme d’un marteau, afin d’unir une véritable fois ma chair aux laves et aux lingots de métal rouge.