Vacarme 08 / chroniques

la ville

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La ville ouvre l’espace d’une liberté qui cependant ne se mesure pas en termes d’autonomie ni d’indépendance. Elle est un monde d’émancipation, mais il n’est pas réglé sur le modèle accompli d’une citoyenneté ni d’une civilité. L’urbanité est plus subtile et plus délicate, plus difficile et plus opaque. En ce sens, l’ethos de la ville n’est pas un ethos politique. Il est plus ou moins que cela, il est d’une autre espèce, plus policée et moins policière, plus affranchie et moins souveraine. L’« énergie de la rue » est plus désordonnée et a moins d’horizons que la pulsion politique : elle est plus déchaînée, elle se dépense plus. En elle ne règne ni l’intimité de la communauté, ni l’ordonnancement de la collectivité, ni la régulation de l’assemblée. Mais c’est elle en revanche qui donne à l’être-avec son plein régime. L’être-avec nomme un peu maladroitement ce pour quoi nous n’avons pas de nom : ni communion, ni communauté, ni association, ni groupe. La foule s’en approche, et elle appartient à la ville, à moins que ce ne soit l’inverse. Mais la foule tourne vite à la cohue, voire à la panique, et l’on parle ici d’autre chose : d’une multitude qui mêle et qui distingue en un seul mouvement.

Un par un tous ensemble, tous précipités les uns contre les autres et les uns à travers les autres, dans une géométrie urbaine où les parallèles se coupent et s’ignorent simultanément. Des ensembles nombreux se touchent par tous leurs points et se dispersent comme essaims pourchassés, comme grappes égrenées.

C’est l’enjeu de l’avec, de l’auprès de (sens latin de apud hoc, qui donne avec), la contiguïté ou la collection des gens sans assortiment, la proximité des lieux et des fonctions qui reste sans identité d’appartenance, sans cohésion ni cœrcition symbolique, sans assomption dans une représentation.

Sans doute, il en faut bien, il y a des images. New York aime à se dire qu’elle est N.Y., thebig apple, ou Noto, Noto, la « perle du baroque sicilien », tandis qu’Alexandrie, Pékin et Saint-Pétersbourg n’oublient rien de l’aura déposée par leurs fastes ancestraux, tout comme Paris entoure sa place de la Concorde des figures en pierre des grandes villes de la nation. Mais ces images sont des cartes postales. On y reconnaît Rome à Saint-Pierre, Séville à la Giralda et Rio au Pain de Sucre. La carte postale est à l’identité de la ville comme est à la personne sa photo d’identité : inexpressive, sans épaisseur, le contraire d’un portrait, une sorte d’indice ou d’icône au sens informatique ; un signe de reconnaissance, mais pas une présence, ni une rencontre.

Une ville, on y fait des rencontres, et on la rencontre aussi. Mais ce n’est pas la rencontre de quelqu’un, d’une unité individuée et bien silhouettée : c’est une traversée avec impressions et tâtonnements, avec hésitations et approximations. En vérité, c’est une approche qui ne finit pas, c’est un rendez-vous dont le lieu se déplace, et peut-être aussi la personne.

C’est toujours aussi une gerbe de traits divisée, une composition fendue. Seule constance, peut-être, de ville en ville : la division des riches et des pauvres, leurs éloignements, leurs refoulements, à l’Est ou à l’Ouest, en ceintures ou en mansardes, en zones et en signes. Toujours recommencent une expulsion et une reprise, toujours se conforte à nouveau le domaine bourgeois avec des remparts invisibles mais puissants qui sont des loyers, des polices, des boutiques, des codes de sécurité, des matériaux de construction. La burgensia fut à l’origine la redevance payée pour jouir des franchises du bourg et de ses privilèges. La ville est chère et elle le montre avec indécence et insolence. La ville est pauvre et grouille de manques et d’expédients, dans ces rues que parfois les révoltes viennent barrer et dépaver, que la misère toujours traverse et que l’errance ne lâche pas.

Car de toutes façons l’exclusion rejaillit en morceaux épars qui se glissent partout, qui sillonnent les places, qui rayent les façades et les vitrines, qui essaiment partout des vagabonds et des déplacés aux aguets, puisque la ville ne peut se clore sans se contredire. Elle ne peut s’installer dans la posture de résidence surveillée ou de parc à bon genre sans devenir autre chose qu’une ville, un camp retranché ou un Moneyland quelconque, avec milice privée comme Beverly Hills à Los Angeles, et Bel Air dans Beverly Hills.

La ville est de nature sans nature de classe ou de caste, bien qu’elle en distribue les cases sur son échiquier de fer. Il lui faut le partage et le passage autant que la dispersion et le côtoiement des éboueurs et des chauffeurs de maître, des creuseurs de chaussées, des livreurs de farine, des avocats pressés, des laveurs de carreaux, des motards d’escorte, des vendeurs de saucisses, des ambulanciers, des collégiens, des manifestants et des fêtards.

Qu’elle le veuille ou non, la ville mêle et brasse tout en séparant et en dissolvant. On se côtoie, on passe au plus près, on se touche et on s’écarte : c’est une même allure. On est serrés, corps à corps dans un métro ou sur un escalator, voiture contre voiture, et vitre à vitre aussi le soir d’un bord à l’autre de la rue : rideaux légers, lumières bleutées des télévisions, et parfois dans la nuit la musique énervée d’une partie de danse, parfois le soupçon d’une scène tendre ou furieuse.

On y mêle tous les accents, toutes les charges et les décharges du côtoiement, du frôlement et de l’écart, les battements de l’avec qui n’est ni dedans, ni dehors, comme toute la ville est sans dedans ni dehors. « Dedans », dans la maison, ce n’est plus la ville, non plus que « dehors », en pleins champs, et la ville est justement sans l’un ni l’autre, topologie d’une bande mœbienne dont l’échappée fait retour en soi mais qui ne se pénètre que pour s’extravertir.

C’est le voisinage, ni lien, ni même rapport, juxtaposition toute locale qui ne fait qu’esquisser l’échange. Glissement et frottement, léger ou râpeux, sur le palier ou dans la rue, au cinéma ou dans le tram. Le voisin est tout près sans proximité, il est loin à portée de main ou de voix. Entre nous clignote un faible échange de signaux, une correspondance imperceptible et aléatoire. Et les morts des cimetières sont eux aussi voisins des maternités ou des ateliers, des salles de rédaction et des restaurants.

Tout le monde se rencontre et s’évite, se croise et se détourne. Les regards se touchent à peine, s’attardent furtivement l’un à l’autre, les corps prennent garde, des territoires fragiles se transforment sans fin, des frontières labiles, mobiles, plastiques et poreuses, un mélange d’osmose et d’étanchéité. Complexe de lois physiques — attraction et répulsion —, chimiques — assimilation, décomposition —, cosmologiques — expansion et implosion, courbures de l’espace-temps —, morales — ordre et désordre, amour et haine.

Les gens ne cessent pas de surgir et de disparaître. La ville déploie une phénoménologie phoronomique et chronophotographique, du passage et du passant, de l’emportement, de l’évanouissement, de l’éloignement, du coin et du détour de rue, de la montée d’escalier, du rendez-vous et du bus manqué. Les visages ne cessent de se presser : serrés et affairés, offerts furtivement dans une mobilité emportée. À l’infini, des traits, des peaux, des âges, des charmes, des rides, des plis, des postures, des accents, des faces effacées, des figures fugaces, un plaisir multiplié de portraits non exposés, emportés vers les lointains inaccessibles de leurs soucis, de leurs pensées, de leurs images très intimes. On y touche sans y toucher, on est touché. On observe à la dérobée, on observe le dérobement même. On est voyeur à l’aveuglette. Tous les regards se longent et se plongent dans leurs absences respectives. Sans cesse renouvelés, substitués et irremplaçables, ils sont les uns pour les autres à la fois égarés et indiscrets. Ils sont l’un pour l’autre étrangers, des intrus, des importuns, et l’un de l’autre proches, si ressemblants, revenant sans cesse en types immanquables, jeunes filles, vieux messieurs, dames chic, clients indécis, mecs avantageux, des êtres génériques, des allures, des modes, mêlés à l’infini des singuliers, dans une grande tension inapaisée entre l’universel et le particulier, entre l’extension vague et la précision secrète.

Ainsi la ville est en soi sans jamais revenir à soi, et chaque conscience de soi y est aussi conscience de la ville qui est sans conscience. Plutôt structurée comme un inconscient : à peine un moi qui flotte minuscule à la surface d’une épaisseur peuplée, d’un ça tissé, strié, pulsé, tendu en expansion dans tous les sens, entassant les générations et leurs cimetières, les fondations et les démolitions, l’illimitation généralisée des limites.

La ville n’autorise guère à énoncer « je suis », mais plutôt « j’y suis ». L’espace plié et déplié y précède l’être. On ne peut pas offrir de vue panoramique ou de synthèse, mais toujours seulement un vieillard assis seul sur sa chaise dans une rue blanche et droite de Rosolini, un groupe d’écoliers attendant le bus à Kyoto, les mobylettes soulevant la poussière ocre à un carrefour de Ouagadougou, d’une fenêtre de Moscou les lourdes fumées blanches étirées dans un ciel de neige, une devanture à Marseille pleine de lingerie criarde, un mendiant à genoux sur un pont de Strasbourg, deux filles dans une cabine téléphonique de bois à Prague, à Leipzig un tramway qui tourne en grinçant, le pavé mouillé d’Inverness, images qui passent les unes sous les autres, vues superposées dans une identité brouillée, dans la mêlée des lieux incertains, des lieux de passage, des lieux délocalisés.

L’homme habite en passant : non pas en voyageur embarqué pour un autre monde, mais en passant pressé ou flâneur, affairé ou désœuvré, qui passe en côtoyant d’autres passants, si proches et si lointains, familièrement étranges, dont toutes les stations ne sont que provisoires, au milieu du trafic, des courses, des transports et des trajets, des portes sans répit ouvertes et fermées sur les demeures en retrait pourtant encore pénétrées des rumeurs de la rue, des bruits et des poussières d’un monde tout entier passant.

Post-scriptum

Fragments d’un livre : La Ville au loin, qui paraît en ce moment aux éditions des Mille et une Nuits.