Vacarme 08 / chroniques

la girafe du Roi

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Connaissez-vous l’histoire de la première girafe qui posa le pied sur le sol français ? En 1826, le vice-roi d’Égypte, Méhèmet Ali, décida de faire présent au Roi de France, Charles X, d’un gracieux girafon femelle... L’arrivée d’un quadrupède aussi mal connu suscita un tel émoi que le pays tout entier vécut à l’heur des péripéties de la belle étrangère pendant près d’un an.

Tout débuta en 1825, lorsque Berbardino Drovetti, zélé consul de France au Caire, reçut une circulaire du Ministère des Affaires Étrangères rédigée par le Museum d’Histoire Naturelle : on y réclamait des spécimens d’animaux exotiques. Le Pacha Méhèmet Ali venait justement de recevoir deux jolis girafons d’un seigneur soudanais. Envoyer en France une girafe ! Voilà à coup sûr de quoi faire un magnifique coup d’éclat, se dit Drovetti en son palais... On ne possédait de cette géante de la savane que quelques gravures approximatives et une description que Buffon avait rédigée à partir de compte-rendus d’explorateurs assez fantaisistes. Ce ruminant, qui pouvait atteindre 5 mètres de haut et peser 1000 kg — baptisé Caméléopardis parce qu’on le croyait issu des amours d’un léopard et d’une chamelle — était de taille à frapper les esprits ! Drovetti glissa l’idée à l’oreille du Pacha, en lui faisant miroiter la reconnaissance infinie du Roi de France. Or l’Égypte se trouvait dans un climat politique très tendu avec la France, à cause de sa participation à la répression de la révolte des Chrétiens grecs contre les Turcs. Le Pacha trouva l’idée fort judicieuse et chargea son consul du délicat transport de l’animal au long cou. Quatre mois plus tard, les deux girafons remontaient le Nil par bateau à destination du Caire. L’un fut destiné à la France et l’autre à l’Angleterre qui avait réclamé pour son compte un spécimen tout pareil à celui que les français attendaient.

En France, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier débordaient d’enthousiasme : jamais une girafe vivante n’était arrivée en France ! Mais comment acheminer un tel trésor ? Drovetti, promu en un tournemain spécialiste de sa protégée, rédigea toute une liste de recommandations : l’animal devait boire 25 litres de lait par jour, il fallait donc lui adjoindre trois vaches laitières ; pour lutter contre l’effet brutal de dépaysement, elle devait être accompagnée de deux jeunes soudanais, Atir et Youssef ; enfin on fit partir avec elle deux antilopes et des chevaux. Ainsi entourée, la « Girafe du Roi » embarqua sur un petit navire à deux mâts dans le pont duquel on avait pratiqué une ouverture tapissée de paille, afin qu’elle puisse déplier sans se blesser ce cou qu’elle avait si long et auquel on avait suspendu les versets du Coran. Un abri fut édifié au-dessus de sa tête pour la protéger des embruns et du soleil. La curieuse embarcation accosta Marseille le 23 octobre 1826 sans autre incident qu’une vache souffrant du mal de mer ! Le préfet des Bouches-du-Rhône, fort conscient de l’intérêt qu’une telle arrivée suscitait, décida d’installer pour l’hiver l’immigrante dans la cour de la Préfecture, où il avait aménagé à son attention des appartements chauffés. Ce fut bientôt le défilé : toute la bonne société provençale accourut. Les académiciens se relayèrent jour et nuit pour noter tous les détails de son comportement et découvrirent avec stupeur que la girafe était muette : sa gorge si élégante était dépourvue de cordes vocales. Les journaux parlaient d’elle. Lors des promenades quotidiennes que le Préfet organisait pour sa protégée, encadrée de gendarmes à cheval, la foule se pressait avec ravissement.

Aux premiers jours du printemps, le Roi manifesta des signes d’impatience et se mit à réclamer « sa » girafe. Mais comment diantre faire circuler cette encombrante « enfant des tropiques » ? Une brève querelle flamba : devait-elle être convoyée par mer, selon le cours des fleuves ou sur terre ? Malgré sa santé fragile et ses 55 ans, le zoologue Geoffroy Saint-Hilaire résolut de se lancer dans l’aventure et arriva à Marseille en avril pour les préparatifs du départ. On s’aperçut alors que la girafe était nue ! Il fallait lui confectionner sur le champ un costume pour le voyage : on la revêtit donc d’un habit impérial entièrement boutonné, pourvu d’un capuchon assez allongé pour couvrir la tête et le cou et frappé à la fois aux armes du Roi de France et à celles du Pacha d’Égypte.

Une bien étrange caravane se mit en route le 19 mai 1827 : la girafe vêtue et chaussée, ses accompagnateurs Atir et Youssef, les vaches, des Égyptiens en costume, un voiturier chargé du transport de l’antilope survivante, de deux mouflons et des bagages, des gendarmes et leurs montures et enfin tout un cortège de badauds. Il fut décidé que la girafe donnerait, sous la surveillance de la gendarmerie, deux audiences par étape : l’une pour le peuple, l’autre pour les notables. Arrivée à Lyon le 6 juin, moyenne : 27 kilomètres par jour. À chaque halte, les curieux se pressaient et c’étaient des oh ! et des ha ! à n’en plus finir : voyez combien ses yeux sont larges et veloutés, sa marche élégante, son port de tête noble. Mais lorsque la girafe quittait inopinément son humeur placide pour arracher quelques branches de mimosa d’un coup de sa... ...longue langue protractile, un frisson d’horreur parcourait la foule : on avait aperçu un serpent noir lui sortant de la bouche !

Peu avant la fin juin, Paris était en vue. Des excursions en calèche et en bateau sur la Seine proposèrent aux plus impatients d’aller à la rencontre de la girafe tant attendue. Le 30 juin, la Girafe du Roi rallia enfin le Jardin des Plantes. Le Roi exigea aussitôt qu’elle lui rendit visite en sa demeure de Saint-Cloud. Le cortège s’ébranla encore une fois pour un trajet très officiel le long de la Seine : quinze kilomètres avec en tête la garnison de Paris, les chevaux emplumés des généraux, les professeurs et les hauts dignitaires dans leurs robes de grand apparât. Le Roi, le duc d’Angoulême, la duchesse, la petite duchesse de Berry et ses deux enfants étaient là pour réceptionner l’étrangère. La girafe se comporta parfaitement : elle happa délicatement les pétales de rose que lui présentait le souverain, laissa la duchesse lui glisser une guirlande de fleurs autour du cou — parfaite pour dissimuler les versets du Coran — et les enfants caresser sa belle robe tachetée. Sur le chemin du retour, les haies de spectateurs furent difficiles à contenir. Au cours des six mois qui suivirent, 600 000 Parisiens achetèrent des tickets pour rendre visite à la Girafe venue d’Égypte. Bien que son régime se fût considérablement diversifié, assister à la dégustation de son lait quotidien restait un spectacle fort prisé : inclinant son cou jusqu’au seau posé à terre, elle faisait le grand écart avec ses pattes avant sous les hourras de la foule. Le péage du pont d’Austerlitz, qui était alors l’une des voies d’accès à la ménagerie, fit une recette sans précédent, on s’arrachait des billets vendus au double de leur prix pour contempler de plus près la vedette. Puis la gloire de l’animal exotique se ternit et Balzac en décrivit le déclin dans une nouvelle publiée par le journal La Silhouette.

La girafe vécut cependant paisiblement jusqu’à l’âge de 21 ans entre les jardins et des appartements aménagés pour elle dans la rotonde du Jardin des Plantes, chauffés et capitonnés de paillassons, qu’elle partageait avec Atir, son soigneur attitré, fidèle cuisinier et attentionné lustreur de pelage, qui logea pendant douze ans sur un balcon suspendu à l’intérieur de cette rotonde à hauteur de tête de sa belle.

Après la guerre de 1914, le Museum disposant de trop de girafes empaillées, ces élégantes ayant par la suite « envahi » les zoos, s’étant assez docilement acclimatées à la captivité et ayant même donné naissance à de nombreux girafons, la Girafe du Pacha d’Égypte qui, la première de son espèce avait ouvert une voie entre l’Afrique et la France, fit un ultime voyage jusqu’au musée de La Rochelle ou on peut l’admirer en compagnie de l’Orang-outan de l’impératrice Joséphine

Post-scriptum

L’histoire de cette girafe est merveilleusement contée dans un ouvrage écrit par G. Dargaud, Une girafe pour le Roi, préface de G. Poisson, Paris, 1985. Ce texte en est largement inspiré.