nouvelles pratiques, nouvelles demandes

un lycée

par

En Seine Saint-Denis, tous les établissements scolaires ne sont pas gris, ni pris de la même façon dans la tourmente de l’insécurité. Mais que voit-on, lorsqu’on enseigne justement dans un lycée un peu gris, à l’écart de cette violence extrême dont le foyer semble toujours ailleurs ? Surprise : si la demande sécuritaire y apparaît constante, ses usages multiples en dispersent l’apparente unité, la font éclater en un nuage de soucis, de pratiques et de jeux de pouvoirs. De quoi avons-nous peur ?

Arrivé devant la grille, un premier choix s’impose : poser le vieux cartable, et dégager sa main droite, ou le sac de photocopies, pour libérer la gauche ? L’imper calé sous le bras, on se sent soudain débordé, en vrac, engoncé par les choses que l’on tenait sans y prendre garde. On se sent prof - les profs dépassent de partout. Finalement, et comme d’habitude, on ne choisira pas : on hissera, tenant toujours la besace, une main jusqu’au bouton de sonnette, on tentera en soufflant de dégager un doigt, on laissera d’un craquement d’épaule retomber son bras endolori par l’effort. On attendra en vain le claquement sourd qui signale le relâchement de la serrure magnétique. On tentera quelques signes discrets de la tête, seule à pouvoir bouger, en direction de la caméra braquée sur nous depuis trois bonnes minutes, mais la gardienne doit penser à autre chose. On se résoudra à caler le sac Fnac contre la jambe gauche, pour sonner de nouveau. Lorsque le claquement vient, il est trop tard : la poche plastique s’est déjà effondrée sur elle-même, répandant les feuilles blanches sur le sol bitumé. Il faut alors plier un genou, glisser l’autre jambe raide dans l’entrebâillement tant attendu, opérer une rotation du torse, et fourrer dans la poche plastique les photocopies désormais en désordre, froissées aux angles - pas exactement fichues, juste moches. On ravale dignement une longue plainte de fauve blessé. On n’avait pas besoin de ça.

Des élèves arrivent, par grappes, derrière soi, de l’autre côté de la grille enfin franchie. Là, ça devient intéressant. Faut-il leur tenir la porte, ou la laisser retomber, afin qu’eux aussi passent l’épreuve du bouton ? Car enfin, on n’est pas absolument sûr qu’il s’agit là d’élèves. La caméra, au-dessus de sa tête, oblige à une conversion du regard : il pourrait aussi bien s’agir d’éléments extérieurs à l’établissement, de touristes - comme, chez Descartes que l’on enseignera tout à l’heure, ces
silhouettes vêtues de chapeaux et manteaux, aperçues par la fenêtre, pourraient être des automates, ou des spectres. Le dispositif d’entrée a d’abord cette fonction : suspendre la reconnaissance spontanée du monde et des autres, pour le plier à un jugement plus rigoureux, car ordonné au jeu clair et distinct des concepts sécuritaires. On hésite néanmoins. Si ce sont des élèves, ils vont nous en vouloir. Si ce n’en sont pas, on ne voit guère comment la gardienne pourrait, du haut de son écran, discerner leur subtile étrangeté. Finalement, on cède : on tient la porte, on laisse la vanne ouverte. Plus tard dans l’année, on prendra même soin de repousser doucement la grille, de façon que le pêne ne s’enclenche pas dans la serrure. On se dira alors qu’il est bien étrange d’exiger des élèves ce que la novlangue sécuritaire-citoyenne nomme la civilité, lorsque le dispositif qui entoure le lycée exige le soupçon, lorsqu’il interdit physiquement cette politesse minimale : tenir la porte.

Le mur à l’envers

Ce sont deux établissements du 93, que cent mètres séparent. Cent mètres : un monde. J’enseignais dans le premier, le lycée-collège Olympe de Gouge, un LPO (lycée polyvalent) ; le second m’était étranger, à peine un nom, un peu inquiétant : le LEP du Moulin-Fondu. Géographie complexe : le second accueille ceux dont le premier n’a pas voulu, ou a sortis du jeu juste après le collège. La cité, toute proche, recueille les troisièmes - ceux qui ne jouent plus. Dès lors, l’essentiel de la question sécuritaire se cristallise autour des mouvements qui, de l’un à l’autre lieux, ne cessent de s’opérer. Problème : les élèves du LEP passent par le LPO, parce qu’un trou ménagé dans la clôture du stade permet d’éviter le dispositif, encore plus impérieux et blindé que le nôtre, qui leur interdit, sauf à certaines heures, de passer par la grande porte. Problème : aux élèves rassemblés devant la grille du LPO parce qu’elle est fermée (sauf à certaines heures, etc.), se mélangent d’autres jeunes, qui n’ont aucun droit à venir dans l’établissement. Lorsque la grille s’ouvre, la déferlante les rend indiscernables, et il faut aller les chercher dans les couloirs ou dans les salles de classes où ils s’introduisent parfois, clandestinement. J’ai mis du temps à comprendre que le problème principal de cet établissement sco-laire consistait, d’une part, à gérer les effets pervers des dispositifs de sécurité eux-mêmes ; d’autre part, à empêcher les indésirables d’entrer, plutôt qu’à décourager les élèves de sortir avant l’heure. Aujourd’hui, on fait le mur dans l’autre sens. On ne retourne plus, de l’espace quadrillé de l’école, vers la rumeur heureuse du monde. On se glisse, au contraire, dans ce milieu désirable : pas parce qu’il y fait chaud, mais parce que des règlements y existent, qu’on peut ouvrir les portes à la volée comme on tire la sonnette du bourgeois. La « demande sécuritaire », c’est aussi cela : un désir moqueur de barrières à franchir, de chicanes à contourner, de profs à excéder. Ainsi considéré, c’est un peu plus drôle.

Quand même

D’un établissement à l’autre, la population n’est pas radicalement différente. Frères, sœurs, cousins, amis se trouvent distribués dans l’arborescence complexe des cursus et des débouchés, dans la hiérarchie (parfois subtile, parfois massive) des destins sociaux. Ce qui change, entre le LEP et le LPO, ce sont essentiellement deux choses. D’abord, les équipes, les adultes : jeunes au Moulin-Fondu, plutôt âgés à Olympe de Gouges (désolé, je n’ai pas les statistiques : ceci est un reportage intime, étayé seulement d’une fréquentation assidue des salles des profs). Ensuite, les problèmes effectifs de violence et de vandalisme. Le LEP connaît, c’est un fait, de lourds problèmes de violence : un surveillant s’y fit, en 1996, fumer d’un coup de pistolet à grenaille par un élément extérieur qui se présentait à la grille. Et puis, les élèves boulonnent les voitures des profs, pissent dans les couloirs. Tout ça, soit dit entre parenthèses, sans que les moyens accordés au lycée ne soient revus : au Moulin-Fondu, on faisait encore cours, à la rentrée 1997, dans les couloirs, faute de place. Bref. À Olympe de Gouges, tout est beaucoup plus calme - même si le col-lège devient chaque année davantage le Collège, celui des reportages télévisés ; même si on tire, aussi, mais au pistolet à plombs.

La violence, toutefois, n’est pas l’insécurité, et l’exposition régulière à la violence ne rend pas compte à elle seule de l’émergence d’une demande sécuritaire. Celle-ci se tisse apparemment d’un faisceau de déterminations beaucoup plus complexe. Objectivement, la violence est plus grande au Moulin-Fondu ; subjectivement, le souci de sécurité est plus fort, récurrent et insistant à Olympe de Gouges - ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit un leurre, qu’il relève de l’alibi ou de la superstition. On discerne déjà, dans la description qui précède, certains facteurs de déclenchement. D’abord, Olympe de Gouges est au bord de la violence. Une phrase, plusieurs fois entendue, fait symptôme : « La proximité du Moulin-Fondu pose quand même un problème. » Ensuite, les enseignants présents se trouvent dans une nasse : ayant fait leur vie là, mais ayant vu aussi leur profession changer, leurs réflexes ou leurs habitudes déjoués chaque année davantage par l’accès au lycée d’un public de plus en plus nombreux, de plus en plus difficile. (Pourquoi difficile ? Question compliquée, sur laquelle je passe.) Autre phrase : « On n’est quand même pas là pour ça. » Au point de recoupement de ces deux lignes, entre un champ de bataille où l’on n’est pas et un métier que l’on ne peut plus faire, surgit un autre « quand même », synthétique et définitif : « Ça ne va quand même pas si mal que ça. » La demande sécuritaire se nourrit d’abord de cette conscience clivée, je sais bien mais quand même, par laquelle une collectivité peut, tout à la fois, s’inquiéter et se rassurer. Si on la compare avec ce qui se passe ailleurs, la situation est tout à fait tenable : les problèmes peuvent attendre. Mais si l’on se souvient de comme c’était avant, le métier, la blouse grise et l’instruction publique, alors ça ne va plus - et cet ailleurs que l’on redoute, mais que l’on aime regarder depuis les fenêtres de la salle de classe, cet ailleurs est déjà presque ici.

Que demande-t-on, alors, lorsqu’on demande de la sécurité, lorsqu’on veut plus de clefs, de guérites et de cartes magnétiques ? Deux choses, sans doute. On demande, d’une part, que soit consolidée la distance qui nous sépare du LEP, qui nous distingue de là où ça va mal - pour qu’ici, ce soit encore différent. Mais on demande aussi, à l’inverse, de se doter ici des mêmes moyens que là-bas, parce qu’ici, ça ne va pas bien non plus, et que les lieux où s’exerce la violence, la vraie, sont autant de modèles dont la simplicité, de l’extérieur, fascine, et permet de (ne pas) penser ses propres problèmes. Ici, ce n’est pas là-bas, et il faut y veiller ; mais ici, ça devient comme là-bas, et il faut s’en préoccuper. La difficulté, évidemment, est de maintenir séparées ces deux formes de conscience, pour éviter d’abolir, par trop de précautions ou de discours alarmistes, l’écart qui nous permet de faire du LEP un repoussoir et un miroir. Aussi le lycée Olympe de Gouges n’est-il toujours pas classé en Zone d’Éducation Prioritaire, malgré le surcroît de moyens qu’une telle étiquette permettrait d’obtenir. Cela tient, certes, au refus de la municipalité communiste (une cité scolaire en ZEP, ça la fiche mal, et ça fait baisser le prix de l’immobilier). Cela tient au Rectorat, au Ministère, etc.. Mais cela tient, aussi, à la résistance d’une proportion non négligeable d’enseignants. Parce qu’un tel
classement viendrait stigmatiser l’appartenance du lycée au champ des problèmes sociaux. Parce qu’ici, ça ne va pas si mal que ça.

Rien à dire

Une collègue arrive en salle des profs, tremblante - mais elle tremble toujours un peu, d’une colère et d’un souci dont on pressent que, s’ils plongent loin à l’intérieur d’elle-même, ils sont aussi devenus, au fil du temps, un mode de présentation de soi. Elle nous explique : qu’elle s’est fait suivre, en bas, dans le couloir du rez-de-chaussée, par quatre jeunes certainement extérieurs au lycée. Que ça lui a fait peur, qu’elle s’est jetée dans l’ascenseur, et qu’il s’en est fallu de peu qu’ils ne la suivent, et qu’en tant que femme, elle ne s’est pas sentie rassurée. On croit comprendre, aux conditionnels qui scandent son récit, qu’il n’y a pas eu d’interaction réelle, que rien ne s’est passé, ni n’a même réellement failli. Elle répétera son histoire deux ou trois fois, au cours de la journée, sans obtenir davantage qu’une attention polie, au pire quelques demi-sourires (du genre : elle n’est pas la candidate rêvée pour un viol), vite rengainés parce que les profs, soyons justes, peuvent avoir leurs instants de faiblesse, mais ne sont pas des ordures machistes.

On se dit alors que l’inquiétude sécuritaire est une chose inconstante. Il y a, disons, quinze ou vingt ans, un tel récit aurait peut-être jeté l’alarme : la question de la sécurité se cristallisait alors autour des femmes qui (option féministe) sont les premières victimes de la violence des hommes, ou qui (option raciste) ne peuvent plus sortir le soir dans certains quartiers, etc.. L’affolement de la collègue sonne, du coup, un peu anachronique, alors même qu’un récit, sans plus de consistance que le sien, mais situé dans une salle de classe, aurait retenu l’attention. Il y a là, sans doute, autre chose qu’un réflexe corporatiste : un codage discursif des lieux où l’effroi est légitime, et peut prêter à discussion ; une désignation sociale des personnes en danger ou (l’énoncé est facilement réversible) des personnes dangereuses. La violence qu’elle a subie se passait bien à l’école ; mais, parce qu’elle ne relève pas des topiques de « la violence à l’école », il n’y a rien à en dire. Il faudrait se demander comment, dans une société et à une période donnée, la question de la sécurité vient s’articuler préférentiellement à tel ou tel champ - et quelles violences elle rend, du même coup, à leur mutisme et à leur solitude. Il faudrait se demander pourquoi l’école nous préoccupe, aujourd’hui, davantage que les femmes. Mais on n’a pas le temps : la cloche sonne, il faut aller en cours.

Surseoir

Fin d’hiver 98. La grève, la grande grève de la Seine Saint-Denis vient, comme une promesse. Mais à Olympe de Gouges nous sommes six, cinq, six à la suivre, parfois guère plus, un jour de grosse manif. (Il pleut, ce jour-là, et nous arpentons les boulevards du sixième, profs sous leurs parapluies émoustillés par la déferlante d’énergie pure émanant des élèves - des élèves d’autres établissements, forcément, les nôtres ne sont pas comme ça. Inquiets tout de même, un peu, attendant les bris de glace, les espérant à notre corps défendant.) Un jour, débarquent à l’heure de la récré les profs du Moulin-Fondu, dans notre salle soudain trop petite pour ce qu’ils ont à nous dire. Ils disent qu’ils sont en grève, que leur proviseur a même fermé le lycée le vendredi passé, invoquant « des risques pour la sécurité ». Ils disent que la sécurité, ce n’est pas leur problème. D’emblée, ils ont décidé de prendre position contre le rapport Meirieu sur les lycées - à cause d’un exemple, choisi par ce dernier pour illustrer la nécessité de moduler les contenus d’enseignement en fonction des nécessités locales. « Par exemple, l’objectif premier de l’enseignement en Seine Saint-Denis devrait être de surseoir à la violence. » Je ne suis pas sûr de la phrase, je suis sûr de la formule : « surseoir à la violence », ça ne leur a pas plu, aux jeunes collègues. Ils répètent : la question n’est pas là. La question, c’est d’avoir les moyens d’enseigner dans de bonnes conditions à des élèves qui le méritent (ou ne le méritent pas, mais ça non plus, ce n’est pas la question). Ils disent aussi : surseoir, on fait cela depuis si longtemps. Qu’un rapport ministériel puisse assigner à l’éducation la tâche de surseoir relève non du programme, mais de l’aveu. Et puis, comme c’est pratique. La thématique sécuritaire ajuste ainsi l’école à son contexte immédiat ; elle vaut tous les stages en entreprise du monde. À travers elle, l’institution peut faire écho à l’éternel sursis social et économique, lot commun des habitants du 93. Elle prépare bien les élèves à cette vie-là, les inscrivant dès le plus jeune âge dans ce que Deleuze appellerait peut-être une forme d’« atermoiement illimité ». Elle les entraîne à surseoir à une douleur toujours présente, toujours reculée, mais dont le retrait tout proche suffit à justifier le soin un peu jaloux que nous avons pour elle.

Ils disent tout cela très vite, puis demandent quelle connexion nous pourrions inventer, entre leur bahut et le nôtre. Nous les écoutons poliment, nous ne sommes pas bégueules. Mais nous avons tant d’autres problèmes. Par exemple la prof d’anglais de sixième, qui dénonce à coup de mots photocopiés distribués dans les casiers, et de plaintes auprès de l’administration, le comportement violent du prof de dessin : il fait, selon elle, courir de vrais risques aux élèves. À cause de cette affaire pourrie, faute d’une position clairement tenable (on ne sait pas ce qui se passe, dans les cours des collègues), deux adultes en sont venus aux mains, à dix heures, en février, dans cette même salle des profs. La violence à l’école.

Une rumeur

Survient, pendant la grève, une étrange affaire. Une « bande » (les chiffres varient : cinquante, cent, deux cents jeunes) aurait attaqué le lycée de Tremblay-en-France. Ils auraient « cassé », le fait semble avéré. Selon certaines versions, il s’agirait de « jeunes des cités », venus pour en découdre. Selon d’autres, qu’un infime interstice sépare des précédentes, ce seraient des « lycéens », venus pour convaincre leur coreligionnaires de rejoindre le mouvement. Bref, cela fait du bruit. Suffisamment en tout cas pour que le proviseur adjoint (convaincu, le matin même, par un coup de fil qu’il disait émaner des renseignements généraux - « Ils écument la banlieue, on les a vus dans le RER. ») décide l’annulation du tournoi de football organisé par les élèves, faute d’un nombre suffisant d’adultes sur le terrain. Les profs applaudissent, et protestent à mes questions : « Y aller ? Tu nous vois, jouer les vigiles au bord du stade ? » J’ironise. Mais je ne me sens pas beaucoup plus fier.

Des flux, des prunes

Tout de même, nous avons fait quelque chose. Profitant de l’ébauche de mouvement initié par la grève, nous avons demandé au proviseur de banaliser une journée, afin de mettre à plat les problèmes du lycée. Cette journée est obtenue, et son compte-rendu, interminable. 15 heures, réunion, discours du proviseur en trois points : 1) Ce qu’il est impossible de faire, 2) ce qui supposerait des moyens extérieurs, 3) ce que nous pouvons tenter de mettre en place l’an prochain. 16h45, fin du point numéro un. Je n’invente rien, j’aimerais. Et la sécurité, finalement, revient, comme un renoncement partagé, parce qu’inversement proportionnel à la mobilisation effective, au degré de politique et d’agencements collectifs à l’œuvre dans l’équipe enseignante. Les profs du LEP ont trouvé, par l’organisation de leur puissance commune, la force de s’arracher à leurs craintes, pour rendre celles-ci à leurs véritables causes, pour gagner et exiger un peu de liberté. Nous en restons, nous, à une poussière de sentiments mauvais coupés de leurs prémisses, et prétendons bâtir, sur cette poussière, de bonnes questions et des réponses. Question : faut-il mettre en place un système de cartes magnétiques à l’entrée du parking des enseignants ? Discussion (passionnée) : trois quarts d’heure.

Il y a une joie un peu morbide à entendre ce discours-là émerger, cristalliser et ramifier entre des sujets que seule rapproche leur commune impuissance à changer quoi que ce soit. La sécurité, c’est d’abord un lexique, passablement technique, chargé tout à la fois du sérieux de l’institution et du désir qu’on a d’abstraire de la situation quelques traits signifiants, en une langue assez belle, mais dont le seul défaut est d’être aussi le langage du pouvoir. Les élèves y deviennent des « flux ». Les règlements, des « protocoles ». Les portes, des « sas ». Le professeur « régule ». Tout cela, charrié dans les propos d’un proviseur pas forcément habile, dans les réponses de profs, à la va-vite. Tout cela, pris dans la trame d’un discours où s’associent concepts et fautes de syntaxe, où reviennent les vieilles images, concrètes et épicières, du collègue qui ne s’en laisse pas compter. Brève réminiscence, dans l’ennui de la salle polyvalente, des mots de Michel Foucault à propos des lettres de cachet qui, sous l’ancien régime, décidaient de l’internement des hommes. On retrouvera plus tard ce texte, dans « La vie des hommes infâmes » : « Souvent il arrivait que les demandes d’internement soient faites par des gens de très petite condition ; eux-mêmes avec leurs maigres connaissances ou, à leur place, un scribe plus ou moins habile composaient comme ils le pouvaient les formules et tours de phrases qu’ils pensaient requis lorsqu’on s’adressait au roi ou aux grands, et ils les mélangeaient avec les mots maladroits et violents, les expressions de rustre par lesquels ils pensaient sans doute donner à leur supplique plus de force ou de vérité ; alors, dans des phrases solennelles et disloquées, à côté de mots amphigouriques, jaillissent les expressions rudes, maladroites, malsonnantes ; au langage obligatoire et rituel s’entrelacent les impatiences, les colères, les rages, les passions, les rancœurs, les révoltes. »

Un collègue : « Avec vos classes de niveau, on met les belles prunes sur le devant de l’étalage, et les pourries derrière. »

Finalement, et comme prévu, cela ne donna rien. On retourna en classe, un peu plus inquiets, un peu plus rassurés d’avoir un instant vu les problèmes en grand. Avec bientôt, la fin d’année, où le comptage des absences s’érode, où l’on peut enfin s’étendre sur l’herbe et l’entendre pousser. Avec, en vue, ce moment un peu magique où, avec les élèves (ceux, en tout cas, que tout ce bruit n’a pas mangés - les autres sont nombreux, et aucun aristocratisme ne permet de s’en satisfaire) on peut penser et dire quelque chose de libre.

Épilogue

Cette histoire a un épilogue provisoire. J’enseigne cette année dans un autre lycée, situé au cœur d’un îlot résidentiel, à moins de dix kilomètres d’Olympe et du Moulin. Ce lycée bénéficie tout à la fois d’une carte scolaire favorable, d’un recrutement sur dossiers, et des attentions du conseil général : seul établissement, je crois, à inclure dans le 93 quelques classes préparatoires, il constitue de facto une vitrine fragile et, accessoirement, un lieu où les jeunes gens peuvent s’instruire tranquilles. Un extraordinaire bourgeonnement d’intelligence sécuritaire y encadre le travail des élèves : trois sonneries rythment la récréation (la première l’inaugure, la seconde signale le moment où l’on doit remonter en cours, la troisième doit nous trouver tous à nos postes, et stigmatise les retardataires). Les portes n’ouvrent que de l’intérieur - de l’extérieur, il faut une clef : impossible, donc, d’arriver en retard sans frapper, sans être vu. On fait l’appel très simplement. Ici, nulle demande de sécurité, mais une offre pléthorique. Comme disait encore Foucault : les pratiques de pouvoir n’ont pas été inventées pour les classes dangereuses ; d’abord forgées par la bourgeoisie et pour son propre compte, elles n’essaiment qu’ensuite, lorsque les conditions s’y prêtent. Dans l’Éducation nationale, elles ne s’y prêtent apparemment pas. Je n’ai pas dit qu’il fallait le regretter : vraiment, je ne sais pas.

Ni impolis, ni arrogants, les élèves sont gentils, on les aime d’un amour sincère dès le premier regard. Cela perturbe un peu, le soir, mes fantasmes de collectivisation forcée ; il faudrait ne blesser personne. Dans la cour, il y a un parc, quelques arbres centenaires. Dans le parc, il y a un étang. Sur l’étang passent des canards.