que la peur change de camp

« il est temps que les bons se rassurent, et que les méchants tremblent. »

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La gauche de gouvernement dit : il est temps de cesser d’opposer la liberté à la sécurité. Il est temps d’exiger, pour le peuple, un peu de sûreté. Tout cela nous pourrions le dire aussi. Il n’est pas sûr, toutefois, que notre ton lui plaise.

Les exigences de sécurité sonnent désagréablement aux oreilles de la gauche d’aujourd’hui. Peut-être depuis Rousseau, c’est-à-dire depuis cette idée que la vraie liberté serait la liberté de décider de tout pour soi, de se prescrire à soi-même ses propres lois, et non simplement de vivre en sécurité, dans la « tranquillité civile » assurée par un État (séparé du peuple et seul souverain). On connaît la critique rousseauiste de Hobbes et de l’idéal sécuritaire : « On vit tranquille aussi dans les cachots : est-ce assez pour s’y trouver bien ? » À l’inverse, il est vrai, Hobbes avait effectivement tenté de montrer que la sécurité était plus importante que toute exigence de liberté. Premièrement, car la liberté réelle, qui ne peut être rien d’autre que de faire ce que chacun veut, qui ne peut donc être rien d’autre que la liberté (ou puissance) naturelle, conduit à coup sûr à la guerre de tous contre tous, la guerre civile - le pire des maux ; secondement, car la peur étant la passion politique fondamentale, il est à la fois logique et souhaitable que les hommes soient prêts à aliéner tous leurs droits et exigences naturels pour obtenir la sécurité de la part d’un État un et absolument souverain. À l’aune de cette simple opposition entre Rousseau et Hobbes, entre le primat de la liberté sur la sécurité et l’inverse, entre les postulats de la douceur et de la méchanceté natives des hommes, on croirait donc retrouver les véritables termes du débat gauche/droite sur la sécurité : la droite, ce serait, au nom de la méchanceté native des hommes, l’exigence à tout prix de la sécurité, d’absence de crime individuel, au prix même de sa liberté, au prix même d’un funeste désir de servitude nourri par la peur : « Mieux Hitler que Landru. » La gauche, ce serait, au nom de la douceur ou au moins de l’« améliorabilité » native de tout homme, l’exigence de liberté par-delà même sa plus primordiale sécurité, jusqu’au droit de révolte, jusqu’au devoir de se faire martyr : « Mieux la mort que la servitude. »

Et pourtant est-ce véritablement autour de ce clivage que s’est constitué effectivement le débat gauche /droite ces trois derniers siècles ? On sait que l’une des grandes figures d’une hypothétique « gauche » de la pensée, Spinoza, n’a cessé d’assimiler la liberté politique à la seule sécurité des citoyens respectueux des lois, se réclamant explicitement d’un hobbésianisme réel et non formel (pas de droit de révolte tant que l’État ne menace pas lui-même la sécurité des citoyens respectant en pratique les lois) ; on sait à rebours que l’une des gloires légitimes de la pensée de la droite républicaine d’aujourd’hui est bien d’avoir en partie défendu l’exigence de liberté contre toutes les polices totalitaires (gloire de la pensée libérale, au moins dans ses formes hautes : de Benjamin Constant à Hannah Arendt). On a vu aussi pendant la Révolution française des rousseauistes prétendre jeter « un voile sur la liberté » au nom de la sûreté de l’État ; on a vu encore, il y a quelques années, des écologistes allemands se réclamant plus ou moins consciemment de la tradition hobbesienne : « Plutôt rouge que mort » ; et on a vu à l’inverse l’État fédéral américain se satisfaire souvent sans barguigner de l’abandon de son droit régalien dans nombre de quartiers des grandes villes des États-Unis - or, il n’est pas sûr dans ce cas que le retour à l’état de nature soit moins « grave » que les violences policières dénoncées par Amnesty ; et tout cela sans parler de la Yougoslavie ex-communiste ou de l’Algérie ex-socialiste où l’on assiste peut-être aujourd’hui à l’abominable mariage d’un Léviathan despotique avec des meutes de loups intégristes retournés au pire « état de nature ».

Bref, on voit bien que dans les faits les équations droite = sécurité, gauche = liberté ne fonctionnent pas. Est-ce alors à dire que sur les questions de sécurité et de police le clivage gauche/droite ne marche pas ou plus ? Pas sûr, car c’est peut-être plus simplement l’alternative sécurité /liberté qui n’a pas de sens. Qu’est-ce que la liberté sans sécurité pour sa vie et son bien ? Et, à l’inverse, en quoi peut consister la sécurité si l’on n’a plus le droit de faire quoi que ce soit ? À maints égards la liberté du peuple, c’est la sécurité elle-même, comprise au sens fort : sécurité dans sa personne et sécurité de sa propriété privée. Et inversement. Avant Spinoza, Machiavel avait tenté d’établir une telle équation, mais au nom d’une distinction supplémentaire malheureusement oubliée par ses successeurs : la sécurité du peuple n’est pas la sécurité de tous les citoyens, parce que, face à l’État, il n’y a pas que le peuple, il y a deux classes : le peuple et les grands, ou les pauvres et les riches, ou encore ceux qui désirent seulement ne pas être opprimés et ne pas être spoliés et ceux qui désirent dominer les autres et leur prendre tout ce qu’ils peuvent (triple détermination des deux classes politiques : par le rang, par la richesse, et par le désir). Car il est faux de dire que les riches ont tout et que le peuple n’a rien : non seulement les pauvres ont individuellement un peu, ce qui est toujours davantage que rien, mais surtout ils détiennent presque tout collectivement, au moins en terme de rapports de forces guerriers, rapport qui est bien le tout de la politique sous sa forme primordiale (guerres réelles pour Machiavel, guerres économiques peut-être aujourd’hui). Dès lors, assurer la sécurité du peuple est le premier devoir d’un État qui se veut fort, devoir consistant essentiellement à défendre les pauvres contre les riches, le peuple contre les grands - parce que la liberté du peuple, ce n’est pas le mythe d’une « volonté générale » commune à tous, ni le mythe d’une démocratie intégrale, mais d’abord la sécurité du peuple contre les grands, parce que le « bien commun » n’est pas le bien de tous, mais le bien des pauvres et de l’État contre l’intérêt des riches.

À suivre Machiavel jusqu’au bout, on pourrait ainsi effectivement concevoir une véritable politique « sécuritaire » de gauche, politique pouvant même conduire à se réapproprier avec un peu de ruse l’infâme slogan de je ne sais plus quel ministre louis-philippard : « Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent. » Réappropriation possible et même souhaitable (car nul slogan politique n’est plus efficace que ceux pris à l’ennemi) à la seule condition de bien préciser qui sont les bons et qui sont les méchants : les « bons », c’est le peuple, tous ceux qui n’ont pas grand-chose, jusqu’aux petits délinquants qui ne volent que les riches ; les « méchants », ce sont toujours les grands, tous ceux qui veulent prendre le bien des pauvres et les opprimer : non pas les petits délinquants, mais les caïds de banlieue qui rackettent les petits et roulent en Mercedes, ou les mafias qui hantent les couloirs du pouvoir et de la finance, non pas les immigrés, mais les patrons d’ateliers clandestins, non pas les possédants en général, mais les chefs d’entreprise qui ne paient pas d’impôts, non pas les policiers ou les bandits en général, mais les grands salauds qui tabassent des arabes désarmés dans les commissariats ou les grands salauds qui tuent des pauvres flics pour s’amuser... Ce n’est pas là de la morale, c’est de la politique : les petits volés-violentés-tués sont toujours plus nombreux et donc virtuellement plus puissants que les grands voleurs-assassins-exploiteurs, et le drame de nos États modernes, comme celui de la Florence et de toute l’Italie machiavéliennes, est peut-être d’être gouvernés par des hommes trop nombreux et qui ne désirent pas assez la puissance en tant que telle (mais seulement le pouvoir). On voit bien alors se redessiner le vrai clivage droite/gauche : non plus autour de la fausse alternative entre une liberté abstraite et une exigence sécuritaire aveugle, non plus entre l’amour et la haine du pouvoir, ni non plus autour de l’alternative encore plus fausse entre un humanisme des bons sentiments et une exaltation policière de la loi et de l’ordre, mais autour des vraies questions de la politique, c’est-à-dire autour des questions de classes politico-économiques (et non purement économiques) : « Qui est bon ? Qui est méchant ? » ; et autour des possibilités de renversement du rapport de forces entre ces classes : « Comment assurer que la loi soit la première défense du peuple contre les grands ? »

Que l’État, quand il est dirigé par la gauche, organise ainsi de grands procès « spectaculaires » et « sans pitié », pour reprendre les termes de Machiavel, surtout pas pour tous les « grands » mais pour les « grands » qui s’attaquent aux pauvres (car la justice doit à la fois être « spectaculaire », pour ne pas être exhaustive, et « sans pitié », pour inspirer malgré tout la crainte à tous les grands) ; que l’État rappelle ainsi un peu mieux que la loi de l’État est d’abordpolitiquement pour protéger ceux qui ont peu contre ceux qui ont beaucoup ; et on pourra alors espérer sortir pour de bon de ces nauséeuses surenchères sécuritaires parce qu’aux passions destructrices de toute société civile - la crainte des petits bandits et la haine du policier - se substitueront de nouvelles passions, peut-être tout aussi mauvaises moralement, mais autrement plus positives politiquement - la crainte du juge et la haine des grands spoliateurs du bien public. Passions « plus » positives parce qu’elles ne conduisent plus à exiger tous azimuts toujours davantage de sécurité tout en rêvant d’un monde sans crimes et sans délits, mais d’abord et seulement à obtenir que la peur change de camp, en faisant passer l’exigence politique de justice sociale avant l’exigence morale de clémence universelle - c’est peut-être là l’essentiel sur la question, au moins quand on est repu d’utopies.