penser, classer, exclure

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Il faut critiquer les catégories communes, bien sûr, mais pas les mépriser. Il y en a de très bêtes : elles semblent l’être à proportion de leur effort pour sauver sinon la lettre, du moins l’esprit de la loi de 1970. Mais elles trahissent parfois, malgré elles, un travail de l’imaginaire qui pourrait nous inspirer, s’il acceptait de se rapprocher de nos pratiques, de nos corps et de nos sens, et s’il s’assumait pleinement comme un exposé de préférences, une esthétique des plaisirs, ou une politique de la perception. Bref, comment jeter l’eau du bain...

Gageons que tout le monde a de « la drogue »- si le singulier a le moindre sens - une expérience au moins minimale. Nul besoin pour cela d’avoir recours à des substances illicites ; l’usage de drogues licites est l’une des choses les mieux partagées du monde, si l’on s’en tient à la seule définition qui ne soit pas arbitraire : toute substance susceptible de produire des modifications organiques et/ou psychiques est une drogue. Que celui qui n’a jamais débouché une bouteille avec l’intention plus ou moins claire d’y diluer sa tristesse, d’augmenter sa joie, de se délivrer de ses inhibitions ou simplement d’en éprouver du plaisir, qui ne s’est pas spontanément administré un comprimé oublié dans une armoire à pharmacie pour pallier les effets paralysants d’une angoisse ou d’un deuil, qui n’a pas constaté physiquement qu’il lui était impossible de se mettre au travail sans sa dose matinale de café, qui n’a jamais tenté d’aider un sommeil capricieux au moyen d’un adjuvant naturel ou synthétique, qui n’a pas retardé la suspension d’un traitement antidépresseur par crainte d’en éprouver a contrario l’efficacité ou qui n’a pas fait l’expérience des effets euphorisants d’une tablette de chocolat, infirme la proposition initiale. Ce ne sera pas vous, ni moi.

Supposons dans le même élan que tout le monde a de « la drogue » un usage un tant soit peu rationnel, à défaut d’être nécessairement « raisonnable ». On sélectionne entre les produits disponibles en fonction des effets escomptés. On n’aura pas nécessairement recours à la même substance selon que l’on veut recouvrer sa lucidité, apaiser sa souffrance, guérir, augmenter ses performances ou faciliter ses relations avec autrui - une erreur de prescription pouvant aussi bien conduire à des situations comiques qu’à de graves déconvenues. On sait bon an mal an que tous les produits ne se trouvent pas dans la même officine et que certains d’entre eux sont d’un accès plus libre que d’autres. On connaît au moins vaguement - de conseil ou d’expérience - la dose la plus susceptible d’atteindre à l’effet souhaité, un surdosage pouvant avoir des conséquences éventuellement contraires à celles que l’on visait (panne de réveil, crise de foie, fiasco, anxiété, nausée, idiotie, mort lente ou subite et autres petits inconvénients de la vie). C’est qu’on est jamais en quête de l’ensemble des effets potentiels d’un produit et qu’il arrive d’être surpris par ce qu’on en éprouve - cette surprise n’est d’ailleurs pas nécessairement désagréable, elle peut être un surcroît délicieux : les notices des médicaments désignent un peu vite comme « indésirables » l’ensemble de leurs effets secondaires, certains d’entre eux, pour n’être pas visés par la prescription, pouvant être au demeurant, et selon le moment, parfaitement désirables au contraire. Bref, l’usage que tout le monde fait de « la drogue » procède du bricolage, du tâtonnement et de la négociation.

Notons enfin que cet usage n’est jamais totalement exempt d’une expérience sensible de la dépendance, qui découle directement de la définition même d’une drogue : elle est une prothèse organique ou psychique, ce qui suppose qu’elle ne soit pas seulement assimilée par le corps à la manière d’un aliment. S’il est vrai que certaines formes de dépendance peuvent avoir des conséquences néfastes - quand l’idée du produit lui-même l’emporte sur l’effet recherché - il n’y a pas pour autant de raison de diaboliser en soi la dépendance comme on le fait si souvent et si rapidement : jusqu’à preuve du contraire, la dépendance sous toutes ses formes est aussi l’une des choses au monde les mieux partagées, et ce serait témoigner d’une exigence, sinon inatteignable, au moins rarement atteinte, que de ne pas considérer que le gouvernement de soi est aussi une gestion de dépendances multiples.

En bref, tout le monde a de la drogue une expérience relativement complète et pas nécessairement aussi dramatique qu’on le dit. On peut s’étonner dans ces conditions qu’une pratique aussi universelle donne aussi peu lieu à un sentiment commun d’usager. On se méprendrait toutefois à s’en étonner trop longtemps. Car, pour être aussi neutre et objective que possible, la définition initiale qu’on a donnée de « la drogue » fait l’économie d’une réflexion sur les produits, sur les représentations qui leur sont attachées - qu’elles soient légales, médicales, expérimentales, orientées par le discours institutionnel ou forgées au café du commerce - c’est-à-dire aussi sur leur existence sociale, qui ordonne pour une large part l’expérience vécue par les usagers. Pour le dire beaucoup plus trivialement et ne prendre qu’un exemple : à risques de toxicité et de dépendance à peu près équivalents - si l’on prend au sérieux les conclusions du rapport Roques rendu en 1998 au secrétaire d’État à la Santé sur la « dangerosité des drogues » - l’expérience d’un usager d’alcool (amateur ou « abusif ») est assez différente de celle d’un usager d’héroïne (amateur ou « abusif »). À cela, on trouvera mille raisons, dont la plus tangible est celle de la différence de statut légal de l’alcool et de l’héroïne, et la plus immédiatement sensible celle de la différence de représentations sociales liées à ces deux produits. Il ne s’agit pourtant que d’un exemple : l’univers des « produits stupéfiants », ou des « substances vénéneuses » - comme on l’a longtemps joliment dit - est structuré par une myriade de distinctions plus ou moins cohérentes, plus ou moins arbitraires, plus ou moins compatibles entre elles. Ce sont ces distinctions qu’il convient de passer en revue : on fait en effet le pari qu’elles empêchent pour une large part le débat, et font obstacle à une réflexion un peu sérieuse sur la question des drogues et de leurs usages. Tout se passe en effet comme si, à beaucoup, elles servaient de garde-fou intellectuel, qui permet de situer l’usager de drogues - le camé, le drogué, le toxico - dans une décharge conceptuelle, morale et sociale, la figure de l’usager servant à constituer ses propres pratiques comme indifférentes. Tout se passe comme si elles interdisaient de penser l’usage que fait l’autre à partir de sa propre pratique, ou de penser inversement sa propre pratique sur le modèle de celle de l’autre. Comme si, en d’autres termes, on se définissait moins par les produits dont on use que par ceux auxquels on se refuse.

LICITE/ILLICITE

La distinction entre les produits légaux et ceux qui ne le sont pas est d’autant plus cruciale qu’elle définit le cadre de l’expérience, des usages et de leurs savoirs et qu’elle constitue à proprement parler le type social du « toxicomane ». Ce n’est pas le lieu ici de revenir sur les impasses du prohibitionnisme - dont le caractère dissuasif est infiniment plus difficile à démontrer que ses conséquences désastreuses en termes de santé publique : marginalisation sociale des usagers, circulation de produits frelatés, etc. Le problème est que la classification légale des produits est arbitraire et fausse. Même si l’on en acceptait le principe - qui consiste à interdire la diffusion et l’usage d’un certain nombre de produits considérés comme dangereux individuellement et socialement - sa validité serait infirmée par l’observation clinique et par l’analyse pharmacologique. D’abord parce qu’il est faux de considérer qu’un produit est mécaniquement dangereux : seuls certains usages sont dangereux, qui résultent du produit, mais aussi de la dose, de la fréquence, des spécificités individuelles, de l’environnement social-et du niveau d’information disponible sur le produit et les pratiques qui l’accompagnent. Mais aussi, pour ceux qui ne seraient pas convaincus et qui voudraient s’en tenir ’à une stricte pharmacologie, parce qu’elle ne recoupe que de très loin la classification des produits selon leur pouvoir toxicomanogène. À ce titre, le rapport Roques, dernier état des lieux disponible sur la question, distingue entre trois groupes de dangerosité, sinon équivalente, en tout cas comparable : le premier, qui comprend l’héroïne (et autres opiacés), la cocaïne et l’alcool ; le second les psychostimulants, les hallucinogènes, le tabac et les benzodiazépines ; le dernier le cannabis. S’il fallait absolument que la loi gagne en cohérence - l’hypothèse est toute intellectuelle et sans doute désastreuse - il faudrait envisager entre autres la mise à l’index de l’alcool, ce qui donnerait l’impression que l’histoire bégaie bêtement.

À noter que l’histoire, justement, si elle rend compte des processus au terme desquels certains produits, d’abord en vente libre, puis prescrits sur ordonnance, ont versé dans l’illégalité, permet aussi de relativiser le résultat actuel de ces processus. Qu’on se souvienne, par exemple, qu’il fut d’abord considéré que la morphine pouvait être administrée comme produit de substitution dans le cadre du sevrage des alcooliques, puis qu’on a reconnu à la cocaïne, et plus tard à l’héroïne, d’incontestables propriétés de substitution pour le traitement des morphinomanes, toutes propriétés aujourd’hui concédées à la méthadone et à la buprénorphine pour des héroïnomanes.

DOUX/DUR

Le couple drogues douces / drogues dures constitue une classification secondaire à l’intérieur de la catégorie des produits illicites - au moins en France. Cette distinction établie aux Pays-Bas dans un contexte polémique, y a permis la dépénalisation de l’usage du cannabis. Elle est en effet stratégique : les prohibitionnistes ne s’y sont pas trompé, qui ont fait de la séduction de la métaphore de la douceur la cible d’attaques répétées. Leur principal argument consiste dans la « théorie de l’escalade » : la consommation d’une drogue « douce » pousserait à recourir à d’autres types de drogues, en vertu d’un continuum supposé entre les produits. Le problème est que cette théorie est clairement démentie par l’ensemble des études sur la population des usagers de drogues illicites - on peut considérer que 3 à 5% des usagers chroniques de cannabis essaieront d’autres types de psychotropes.

C’est cependant dans sa dimension stratégique qu’il faut questionner la distinction entre drogues douces et drogues dures. D’abord parce que le pluriel de « drogues douces », pour être d’un usage courant, n’en est pas moins étrange : si par « drogue douce », on entend une substance ne donnant pas lieu à des effets toxiques sensibles et n’induisant pas de dépendance physique, il faut alors considérer qu’il n’y a aujourd’hui qu’une seule drogue illicite « douce » : le cannabis. De fait, l’épithète est en général employé par les consommateurs exclusifs de cannabis qui tablent sur une modification de la loi réservée à leur produit à l’exception des autres. Ce faisant, on escamote la question essentielle de la distinction entre les modes de consommation, c’est-à-dire de l’usage. On peut d’ailleurs interroger le choix lexical, qui rhabille une problématique des dangers en question de sensualité (le couple doux/dur), mais peut-être aussi en question de morale : la douceur contre la dureté, comme on dirait les gentils garçons et les voyous.

NATUREL/ARTIFICIEL

La distinction entre drogues douces et drogues dures en recoupe souvent une autre, qui la commente d’une façon plus visiblement idéologique : celle qui sépare les drogues « naturelles » et les drogues « artificielles ». Dans Le Droit de la drogue, Francis Caballero propose ainsi de distinguer entre les drogues douces, que l’on trouve spontanément dans la nature ou qu’on obtient à partir de cultures (le cannabis, l’opium, le kat, le cola, le peyotl, les champignons hallucinogènes, le tabac, l’alcool, le thé, le café, le chocolat) et les drogues dures, fabriquées par synthèse chimique ou par extraction (la morphine, l’héroïne, la cocaïne, le crack, la méthadone, les analgésiques de synthèse, les amphétamines, le LSD, la psilocybine, la mescaline etc.).

Cette classification a le charme d’un système intellectuel. Mais elle dissimule mal une ambition aussi moralisatrice que dépourvue de la moindre efficacité. Elle plaide en quelque sorte pour la nature - dont chacun doit supposer qu’elle ne peut pas être tout à fait mauvaise - et pour des formes archaïques ou traditionnelles de consommation. On la retrouve presque à l’identique dans l’avant dernier livre de Daniel Cohn-Bendit, Une Envie de politique, publié dans la foulée de sa candidature aux élections européennes. Cohn-Bendit en appelle à la légalisation des drogues « naturelles », et se montre beaucoup plus hésitant sur les autres. L’argumentaire est éclairant, qui glisse insensiblement de l’allusion à la nature à la référence ethnologique : s’il n’a pas grand chose à dire de la cocaïne, il consacre un développement lyrique à la mastication des feuilles de cocaïer sur les hauts plateaux des Andes. Quand une utilisation est traditionnelle et coutumière, elle y gagne une qualité de « nature » qui redouble l’origine naturelle du stupéfiant. Il en résulte une hiérarchie des usages et des produits qui escamote la question des effets, celle des plaisirs et celle des dangers - à moins qu’il ne la brouille, en superposant l’idée de la douceur et celle du naturel. Parole d’usager : parmi les hallucinogènes, le LSD, tout synthétique qu’il soit, serait d’une gestion moins difficile, et à ce titre moins toxique que ses équivalents naturels : les amanites et les cactus. Derrière ce qu’on peut considérer comme un hygiénisme écologique se dissimule une impossibilité de penser les formes modernes et à venir des drogues - en particulier les drogues de synthèse, conçues pour répondre à une demande précise et spécifiée des usagers.

DEDANS/DEHORS

Les usagers de drogues qui s’ignorent, ou qui se refusent à inscrire leurs pratiques dans un « problème de la toxicomanie » dont ils ne contestent pourtant pas les énoncés, avancent volontiers l’argument de la « sociabilité », qui leur permet de distinguer entre les substances intégratrices, qu’ils défendent, et les autres. Ce type d’argument est par exemple invoqué, au nom d’une tradition culturelle de sociabilité, pour souligner la spécificité de l’alcool, irréductible aux autres produits. Les alcooliers, scandalisés que le rapport Roques puisse les considérer implicitement comme des dealers en classant l’alcool au rang des drogues les plus dangereuses, ne disaient pas autre chose. De cette rhétorique de la sociabilité découle une hiérarchie implicite des substances, liée à l’adéquation de leurs effets avec les règles, les valeurs ou les traditions sociales. Cela ne va d’ailleurs pas sans ambivalence. La difficulté de beaucoup de consommateurs d’ecstasy à se considérer, en dépit de l’illégalité du MDMA, comme des usagers de drogue « comme les autres » est aussi liée aux représentations qui sont associées à l’ecstasy : une drogue joyeuse, communautaire et festive, supposée réduire les contradictions entre l’individu et le groupe ; une drogue qui est à mille lieues de l’image tragique régulièrement associée à l’usage des opiacés. Inversement, la diabolisation dont l’ecstasy a pu faire l’objet peut être corrélée à la méfiance suscitée par les milieux de la fête.

Pour qu’une drogue soit, sinon tout à fait acceptable, en tout cas relativement présentable, son usage et ses effets doivent être culturellement compatibles avec le fonctionnement social dominant. Ce fut longtemps le cas de la cocaïne, plus bourgeoise, et volontiers présentée comme un adjuvant à la productivité - ce que disait Johnny Halliday il y a deux ans dans un entretien au Monde : « Il ne faudrait pas croire que mes disques sortent d’une pochette surprise ». L’entretien, lui, passa comme une lettre à la poste. Dans un chapitre de son Histoire élémentaire des drogues consacré à la réaction puritaine américaine au début du XXe siècle, Antonio Escohotado montre comment le parti prohibitionniste a concentré ses attaques sur des substances dont l’usage était associé à un groupe ethnique discriminé. C’est ainsi que les premières mises en garde contre l’opium coïncident avec l’arrivée massive des immigrants chinois, l’anathème de la marijuana avec l’immigration mexicaine, les pulsions prohibitionnistes contre l’alcool avec le discrédit jeté sur les Irlandais, et la méfiance visà-vis de la cocaïne avec la suspicion d’une forte consommation dans la population noire. Tous ces produits étaient auparavant disponibles en vente libre dans les drogueries et les pharmacies, au même titre d’ailleurs que les barbituriques. Ces derniers ne furent l’objet d’aucune préoccupation de la part des réformateurs moraux ; ils ne concernaient pas au premier chef les populations marginales ou immigrées - les classes dangereuses. C’est pourquoi il n’est pas interdit de se demander si l’irruption massive, à la fin des années 70 et tout au long des années 80, d’un « problème de la drogue », tel qu’il a été alors formulé dans les politiques de santé publique et les discours institutionnels n’est pas lié pour une part aux bouleversements du marché et à la prolétarisation des usages qui s’en est suivie.

POUR UNE CLINIQUE DES PRODUITS

La majeure partie des catégorisations des produits stupéfiants relève de fantasmagories qui visent, selon des critères et des enjeux chaque fois différents, à distinguer entre les « bons » produits et les « mauvais ». On a pu accueillir, dans ces conditions, la neutralité revendiquée par Bernard Roques dans son rapport sur la consommation des « substances hédoniques » (l’expression est de lui) comme une rupture avec bon nombre de préconceptions qui ordonnent un « savoir » des drogues. Le pharmacologue envisage l’ensemble des produits indépendamment de leur place dans la taxinomie légale et propose deux séries de classements : selon la dangerosité - on l’a vu - mais aussi selon les effets neuropharmacologiques. Il retient à ce dernier titre cinq grands types de produits : les analgésiques narcotiques, les stimulants psychomoteurs, les psychomimétiques ou hallucinogènes, les dépresseurs centraux, les anxiolytiques.

Certes, un tel rapport peut donner lieu à des lectures politiques différentes, voire opposées - caution scientifique du travail de la MILDT, il pourrait tout aussi bien servir de base à des velléités d’extension de la liste des produits prohibés qu’à des propositions de légalisation. Mais on peut aussi, même si tel n’est pas son objet, le lire comme une esquisse de ce que devrait être un annuaire des stupéfiants : un équivalent, pour les drogues, du Vidal pour les médicaments (qui en recense les effets attendus, les effets secondaires, donne des indications sur les posologies, et fait état des informations issues des études de pharmacovigilance) destiné à des usagers pour une fois considérés dans leur rationalité, à l’instar des usagers de drogues licites. C’est aussi, dans une certaine mesure, et même si elle n’est qu’ébauchée, la vocation de la plaquette Savoir plus, risquer moins récemment éditée par la MILDT.

Un tel annuaire est pourtant inconcevable sans la participation explicite et pleinement assumée des usagers, en vertu de l’expérience des pratiques et des produits qui est la leur (voir l’article d’Aude Lalande). Car le savoir sur les produits ne peut se limiter à la position très hautaine de la science pharmacologique. Il est d’abord une culture de l’usage, qui sait que l’effet d’un produit et ses dangers potentiels est aussi tributaire d’une pratique, d’un parcours et d’un apprentissage.

Ce type de travail n’est toutefois pas envisageable dans l’état actuel de la législation. D’abord parce qu’il tomberait immédiatement sous le coup de l’article L630, qui interdisant la présentation « sous un jour positif » des produits stupéfiants (c’est-à-dire du plaisir qu’ils procurent et d’une bonne partie de leurs effets) condamne actuellement toute information sur les drogues à n’être jamais tout à fait crédible (y compris d’ailleurs sur leurs dangers). Ensuite, parce la loi aggrave la dangerosité des produits interdits. L’un des critères les plus ambigus retenu dans le rapport Roques est la « dangerosité sociale » du produit : il s’agit d’évaluer les conduites agressives et incontrôlées induites directement par sa prise, et indirectement lorsque le consommateur tente de s’en procurer. C’est signifier obliquement que le caractère illicite d’un produit contribue à accroître sa dangerosité. Dans le discours du pharmacologue, un tel critère a tous les airs du lapsus. Dans un contexte où la prohibition, en empêchant un contrôle sérieux et préalable des produits disponibles, permet du même coup qu’un produit soit vendu pour un autre, et consommé pour un autre aux risques et périls de l’usager, c’est la validité même d’une théorie de la dangerosité des produits qui est compromise.

Alors, alors seulement - puisqu’il est permis de rêver un peu - on pourrait revenir à certains des systèmes et des catégories dont il a été question plus haut. Que disent en effet la valorisation des substances d’origine naturelle ou celle des stimulants psychomoteurs ? Moins des valeurs absolues que des préférences. Or les préférences peuvent se multiplier, faire l’objet de témoignages contradictoires, s’asséner comme des vérités intangibles au terme de démonstrations subtiles, exactement comme c’est le cas des préférences esthétiques. On pourrait ainsi envisager qu’il y ait pour les drogues un équivalent des débats oenologiques - c’est aujourd’hui parfois le cas avec le cannabis - des batailles d’école et des querelles critiques, des témoignages impressionnistes sur la perception des effets et d’autres plus construits : une clinique à la fois rigoureuse et proliférante des drogues.

Nul doute que cette « clinique » existe, de façon partielle dans les cultures communautaires d’usagers. On en trouve aussi des fragments écrits, sauvés de l’interdiction par le respect aussi déférent qu’indifférent que l’on témoigne à la littérature. Baudelaire fréquente le Club des Haschichins, mais dit préférer l’opium, « séducteur paisible » au haschisch, « démon désordonné ». Michaux essaie l’éther et en témoigne dans La Nuit remue : « en trois secondes, ses forces il n’en est plus question ». De l’expérience du haschisch, il aime le débordement « fourmillant » des idées qui en résulte, mais regrette que ces idées ne trouvent pas de mots (Connaissance par les gouffres). Il goûte « l’état vibratoire » qui altère les formes et recompose l’espace-temps, qu’il atteint avec la mescaline (L’Infini turbulent). Mais il n’aime pas le sentiment d’animation visuelle incessant consécutif à la prise de LSD, et reste réservé sur la psilocybine des champignons mexicains : « champignon contre l’indépendance. Contre la singularité. Je me sentais devenir quelconque. »

Dans Connaissances par les gouffres, il y a aussi écrit :

« Les drogues nous ennuient avec leur paradis.

Qu’elles nous donnent un peu de savoir. Nous ne sommes pas un siècle à paradis. »

Un bon début.