Vacarme 14 / chroniques

« modestes et dociles »

par

La candeur de Walser. « Il est doux d’être opprimé », et puis : « La mélancolie forme. » « Toute place a son importance... » Et la question posée au Commis : « Ou vous aimez mon mari d’un amour absolu, ou bien vous êtes absolument vil. » — Elle n’est pas simplement posée par une grande bourgeoise. Elle s’adresse à une sorte particulière de serviteur. À celui dont l’existence quotidienne échafaude un problème : comment se fait-il que je sois un Valet avant même d’avoir précisément songé à obéir ? La question est relative à cette place dans laquelle on glisse, au glissement lui-même. (Devant l’arc des montagnes.) C’est un nouvel éclairage donné au problème de la servitude volontaire. Ici la volonté est douceur, elle réclame des épousailles ; en l’attente de cette noce, sa volonté exige du héros walserien une grande retenue. Alors elle touche à son but : un basculement. En effet, la sujétion contient un charme, elle est une promesse d’ascension : à propos du rapport qui se tisse entre l’employé et le patron, « je m’étonne moi-même de la facilité avec laquelle je me soumets à tous ses ordres, qui sont souvent injustes. J’aime bien quand cela marche un peu à la baguette, cela me convient, cela me fait monter à une espèce de hauteur où il fait agréablement chaud... » Ce que la volonté comporte d’inflexible crée dans l’âme une propension à s’incliner, un goût immédiat, voire une profession de foi, envers ce que d’autres jugent si intolérable : « Tu es un drôle d’homme, sans résistance et sans scrupule. Ce qu’on exige de toi tu le fais. Tu veux tout ce qu’on veut. Je crois que l’on pourrait exiger de toi beaucoup de choses qui ne se font pas, avant que tu ne te rebiffes. [...] Ton attitude fait que l’autre ne sent plus de limites à sa liberté. » La dissolution de soi ne s’atteint que sous les conditions matérielles ou sociales les plus dures ; à ce prix, la familiarité devient possible. (À l’intérieur de la prison, seulement là, on vous claque sur les fesses, et c’est agréable.) Mais cette ignominie apparente porte ses fruits. En basculant, le « héros » tombe dans l’envers de l’asservissement et de l’appartenance — il trouve la grâce illisible et risible du jeune homme-femme, il devient une matière émolliente qui n’a plus de visage, et sans tenue ; à cette condition, il pourra frayer avec une étendue de neige. (« Ma situation dans ce monde est telle que je dois me défendre des pieds et des mains pour seulement rester debout. Pour me laisser tomber, j’attends de ne plus avoir le goût de me lever. ») (Tout livre de valeur écrit à la première personne contient une prophétie à l’endroit de celui qui l’a écrit.) Entre-temps, le Commis fréquentera d’autres serviteurs, plus déterminés, plus monstrueux, plus aimables que lui, tels que Wirsich ; celui-là même qui accepte de pénétrer dans la neige. Wirsich n’est pas un véritable personnage, c’est en tant qu’exemple qu’il survit à ce contrepoint qui l’a fait jaillir en face du Commis. Mais le monde de Walser ignore absolument une individualité particulière : le rabat-joie. Les oppresseurs, étant victimes de déviances que leur nature même ne contrôle pas, se contentent d’orienter les faits en direction de la seule issue, qui dès lors devient compréhensible : une indécidabilité portant sur toutes choses. Ces bourreaux-là meurent aussi à force d’avoir été finalement adorables, ils s’effondrent en proférant des paroles mystérieuses — mystérieuses en cela qu’elles semblent toujours receler le chiffre d’une allégresse inextinguible. Donc, des bourreaux de la plus aberrante espèce (odieux juste par défaut, par indécise faiblesse et stupéfaction d’âme, ou incapacité à mordre sur le réel) tellement on respire plus largement lorsqu’on est appelé à vivre dans leurs parages.

Pourquoi — bien que ces deux univers se touchent — celui de Kafka paraît-il robuste et direct à côté de celui de Walser ? Parce que, chez ce dernier, la volonté de rendre toutes les justices, d’honorer par une politesse ardente tous les protagonistes, est primordiale. Rendre grâce est un commandement divin. Et le paysage, cet écrin perpétuel, reçoit les hommages les plus intenses. Que Walser suspende l’action (ou la dissolve purement et simplement comme dans Le brigand, qui est un tissu de raccrocs ponctués de la formule « nous y reviendrons ») pour se laisser happer par la profusion d’une rue, ou mieux, par un lac de montagne qu’ennoblit un rideau d’arbre (ou simplement de l’herbe, « brodée et parsemée de fleurs, ou plutôt de baisers façonnés et travaillés en forme de fleurs »), cela va de soi. Les instances qui gouvernent la vie extérieure de l’enfant Tanner, du commis, du brigand ne violentent à aucun moment la solidarité qu’il ne peut s’empêcher de ressentir avec les lieux. La soumission, quand elle s’est transmuée en un climat baignant une vie entière, rend possibles la douceur, l’amour. « Il faut adopter une conduite spéciale qui convienne à cet état de grâce dans la non-liberté, une conduite entre le toupet et une déférence douce, discrète, naturelle, et je fais cela très bien. » La règle est respecté : le maniérisme enfantin, les façons d’être, de sentir en garnement, sont la réciproque d’une distance qu’il faut conserver à l’égard des autres, une distance instinctive : « On ne doit pas aimer celui qui veut aimer, on le dérangerait dans sa prière » ; ainsi l’étrangeté se coule dans la pitrerie. Chez Walser, les objets, avant tout, incitent à l’amour, et ils deviennent pulvérulents à force d’irradier. Dans chacun de ses livres, le héros peut marcher, aller nager, aller laisser une femme ne pas porter la main sur lui ; et atteindre par ce geste avorté à un abandon réellement aimant. « C’est une douleur de voir le temps d’un regard une beauté dont le passage vous fait déjà défaillir, et qui vous tue à l’idée que l’on pourrait oser sourire du même sourire qu’elle. » La ruine d’une maison, la mort d’une belle femme sont ainsi des événements comme détachés d’eux-mêmes qui infusent dans les fibres du héros une délectation de plus en plus lucide. Grand mystère que cet acquiescement à la mécanique des choses. Ici, pas de trace d’une mystique comme celle qui marque le travail de Kafka. « Le sang coule dans les rigoles creusées entre les grandes pierres de la loi. » Quel sang ? quelles rigoles ? Et surtout — quelle loi au juste ? Les montagnes sont si accueillantes, et le champ de neige nous appelle, promesse non pas de mort mais d’irradiation, de dispersion de soi.

Que le décor entrevu à l’intérieur de l’institut Benjamenta n’existe pas, voilà qui n’inflige à Jacob aucune déception authentique. Devant ce constat, nulle vision ne s’échafaude, car son monde ne s’incarne dans aucune construction, aucun édifice. Il est sans architecture, pas même celles, égrotantes, des baraquements, des édicules à ingénieurs auxquels rêve Kafka. Le seul bâti qui possède une consistance aux yeux de Walser, c’est la chambre, dont il parle comme Kafka n’en parle que dans le Journal. Et il ne pèse rien au regard du plus haut lieu de séjour qu’offrent la nature, le paysage, dont les parois sont des falaises, et le sol un lac. (Le chasseur Gracchus est le texte le plus walserien de Kafka, à cause du caractère involontaire de l’acheminement vers l’issue qui s’y trouve décrit. « Ma barque est sans gouvernail, elle marche avec le vent qui souffle dans les plus profondes régions de la mort. », est une formule walserienne, en cela qu’il faut flotter, où que ce soit, même aux confins du pire.)

Quant à l’existence d’une servitude volontaire — jamais au grand jamais il ne s’agit d’exhiber le constat selon lequel nous vivons au voisinage de pourceaux. Il y a peut-être chez Walser une causticité tremblante, mais certainement une absence intrinsèque d’ironie. Toujours une petite grâce involontaire, un histrionisme des plus inattendus, un calcul raté, une inadéquation silhouettent le maître, pour l’étonnement de son valet, au bord de ce monde dans lequel celui-ci échoue à s’inscrire, et promulguent le charme du maître, son pouvoir d’attirer l’œil par l’audace d’une pavane que le commis a le droit de recueillir et de vénérer.

Le monde de Walser n’est pas mélancolique. D’aventure, la tristesse claque dans le cœur mais sa déflagration n’est que l’autre versant de la douceur : « J’avais l’impression que le monde portait une fente ardente, embrasée, béante, le coupant d’un pôle à l’autre de tous les espaces possibles. » Et ce n’est peut-être pas celui de tristesse, le nom de cette vague qui naît au fond du cosmos afin de nous submerger.

Post-scriptum

Froideur, de F. Rosset est paru chez Michalon