Vacarme 13 / chroniques

à même les chouaris vides

par

En mille neuf cent quatre-vingt quinze je suis mort. Trois fragments pour tenter de me décrire regardant une photo de moi durant la guerre d’Algérie. Mes parents m’avaient offert une panoplie de chevalier. Je ne l’ai plus ni la photo.

- Or ça qui êtes-vous paladin, entre la ventaille et la mentonnière, quel visage distinguer ?

  • C’est que je n’existe pas.
  • Et comment vous acquittez-vous de vos charges, vu que vous n’y êtes pas ?
  • À force de volonté et de foi en la volatilité de notre cause. - Voilà qui est bien dit.

Italo Calvino, Le chevalier inexistant

En mille neuf cent quatre-vingt quinze je suis mort durant quelques semaines ça n’arrive pas tout seul je m’étais préparé ne signifie-t-il ce corps plus rien pour toi dans une ferme en face des vaches s’élèvent à mi-hauteur sous un auvent reliées au sol par une longe de cuir j’ai des aphtes plein la bouche il me reste à me défaire de vieilles lettres amassées de toutes sortes de photos de., famille d’un journal commencé avec la puberté je ne me plains pas je sais de quoi je parle je passe en revue du coin de l’œil une dernière fois chaque photo je n’y suis pour personne ne peut se rappeler sa mort en face les yeux dans les yeux ça parle en moi se croisent des voix et quel talent il faut pour écoper je ne me rappelle rien m’en doutais maintenant c’est pire encore le souvenir embrouillé balbutiant chaque portrait un regard un insecte collé coloré des odeurs une montagne en hâte c’est la guerre l’haleine prompte un long moment l’oubli le lendemain la veille il est innocent je vous dis moi sa mère je le sais bien taisez-vous chaque pied de vigne un animal nerveux grimaçant si tu allais dans les champs accompagner ton père s’il te-plait garde-moi près de toi ce_ monde n’a pas son pareil j’ai tout oublié j’ai oublié comment on montait de mon village kabyle à la tombe du capitaine Erkrraann à trois quarts d’heure dans la colline rectangle de la pierre entouré d’une grille exactement un cyprès aux quatre coins de là on pouvait voir le village en ordre de marche le long de la grand route et à l’entrée du tournant des Isser les dents blanches semées du monstre lieu-dit Les tombes de l’autre côté de la vallée la coupole blanche de la koubba de Sidi Rhaïoun saint miraculeux le corps démultiplié enterré deux fois pour l’adoration des fidèles ses babouches exposées dans la niche en façade j’ai oublié pourquoi la nuit riaient les hyènes dans les collines autour du village dents blanches reflétant la lune brillant fastueuse je ne me rappelle plus si les soirs d’embuscade lorsque les tirs éclataient dans le ravin ma mère s’enfermait avec nous dans le grand placard dit couloir les uns au dessus des autres juchés sur l’échelle de bois jusqu’aux couvertures sentant la naphtaline contre les balles perdues enlève ton pied tu marches sur mes cheveux écoutez maintenant c’est une mitraillette taisez-vous c’est fini maintenant plus un bruit ils s’appellent ici à moi c’est l’aube l’heure des poilus brancardiers fantômes dans les eucalyptus les lèvres blêmes serrant la bouffarde joues couperosées mains calleuses le corps en angles, dansant dans la toile uniforme te presse pas René si on les écoutait tous on n’en enterrerait aucun génération de mes aïeux fossoyeur des tranchées mon grand-oncle Victor voltigeur Omar spahi Léon chasseurs d’Afrique Augustin et Louis spectres émaciés les yeux creux enfoncés les mêmes leurs enfants lignée de mes parents danseurs enivrés devinant à vol d’oiseau l’escadre américaine débarquant un désastre à Djinette avoir de qui tenir j’ai oublié que mes parents m’avaient offert une panoplie de chevalier pour me garder de la mort en moi mon œil comment veux-tu que ça marche cette boîte de sardines fermée sur elle-même et peut être que oui si je réussis à retrouver le sens le temps voilé voilà les trois fragments que j’ai du mal à assembler ils versent l’un dans l’autre rêve de vol morbide et voluptueux en armure de chevalier sur les crêtes du Djurdjura joute de gamins à l’abri des regards sortie en armure juché sur l’âne dans la rue principale du village devant les mêmes gamins hilares en kabyle idjiri signifie dépêche-toi les chouaris sont des bâts dormant c’est tout armé que je quittais mon corps et parcourais la nuit flottant noué par les fibres gazeuses des ailes aux talons solerets vaporeux élytres venteuses d’un battement de jambes serrer le sourire sinueux des montagnes scellé dans l’armure à même les chouaris de cuir saint enfançon descendu du vitrail petit d’homme courtes jambes écartelées sur les chouaris enfoui dans les braiments de l’âne sans atteindre ses flancs disparaître irrésolu l’eau des yeux goutte à goutte humectant mes joues gisant de l’enfant mort lacé suçant les franges le camail linceul de fer aux mailles entissées sangles armet fermé allemand madame c’est pas bien de faire ça mettre un bébé il n’avait que deux mois transparent dans un sac plastique Djurdjura mère aimée visage endormi sourcils neigeux tenant une note élevée au dessus des ravins bruns et mauves c’est joli quand j’y vais il ne faut pas aller dans les montagnes c’est tout ma langue n’est pas prisonnière je nargue cafards et bassesse je glisse mon gros orteil dans la bouche de l’ami mort pour en éprouver le froid s’endormir suçant son pouce à l’arrière du lavoir de la maison d’Akli les deux jumeaux fiers lancés Taleb son frère aîné Ali le grand Moussa l’oeil voilé de glaucome susurrant pressé blanc correctement heurté l’anneau se détachant de la potence restant attaché à la lance donne-moi une bisette l’âcre effritement d’une motte sèche éboulée terre de Sienne envol de poussière glissante tendue mouillée sifflante tiède embuée rêche moussue moelleuse âpre agile éclatante franche facile gorgée repue devant les femmes cachant leur sourire derrière quatre doigts joints murmurant sans offense aux jeux de là marmaille quand-je me marie direct je change de caractère ahrrri ahrrri ahrrri idjiri inri s’il partait l’animal s’il ruait si le têtu se fiait à sa tête qu’à sa tête casque cimier plumail haubert baudrier cape rouge sang fourreau garni d’épée bouclier escarboucle chéchia rouge gandoura loque joyeuse et folle au couronnement du roi califourchon à même les chouaris vides sans peur sans reproche sans mentir bon sang ne fait qu’un tour à croupetons devant derrière la tête aux pieds sens dessus dessous idjiri idjiri inri à tomber de tout son tout petit long devant les âniers prêteurs gagés les dents blanches sur les gencives rouge sang hommage des moqueux dans la rue en pente devant le donjon coiffé du hennin pointu de ma grand-mère bréhaigne le bas rempart d’alvéoles roses de son jardin de roses au pied de la façade au faîtage si pointu calculé faussement par mon ingénieur d’oncle au moins il y fera frais la chaleur ne vous cuira pas sans gloire promise et non tenue sans renforts prompts ou lents sans palme pour la fête seul sur l’âne déchu caparaçon des chouaris rouges et cuir dents effrayantes jaunes sur les gencives rouge sang rires d’Ahmed Taleb Lounis Mokrane Ahmeur