Vacarme 13 / chroniques

le moineau de la bibliothèque / passer bibliotheca

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Je devais balayer l’espace du regard sans même le savoir lorsqu’il est entré dans mon champ de vision. La surprise de sa présence a déclenché dans mon œil l’ouverture d’un œil plus vif. Posé sur le sol, debout, immobile, le moineau était là. Bibliothèque presque vide. Tables nues sous les lampes vertes encore éteintes, chaises rapprochées des bords. Cylindres noirs porte-parapluie, rangés à chaque extrémité. Ordinateurs le long du mur. Les branches du grand acacia, des deux eucalyptus et plus loin d’un pin maritime contre les baies vitrées à gauche. La tempête souffle. Cet après-midi ses grêlons perceront les dômes opalescents du plafond central. Deux ou trois étudiants et chercheurs devant moi, de dos. En face, les verrières irisées des grandes serres, puis un large pan de ciel, et dans le lointain, les tours des bureaux du quartier de la gare. J’ai machinalement tout regardé avant de revenir à lui, posé sur le sol, immobile. Très petit, il accommodait l’échelle de l’espace dévolu à l’étude et la lecture, tournant sa tête comme posée sur une rotule, de gauche et de droite, par mouvements saccadés. Je voyais la barrette noire sur sa gorge crème. Un mâle. Il ne montrait aucun trouble, ce qui me déconcerta. Ou bien son trouble était indéchiffrable. Je décidai de revenir à mon travail, mais cet autre œil ouvert à l’intérieur du mien ne me laissait pas de repos et me tirait sans cesse vers lui. Je cherchai à le localiser : « Il est à trois heures, devant les biographies d’hommes célèbres. » Il se déplaça. Très peu. De deux ou trois bonds, les pieds joints. Malgré le silence, je n’entendais même pas le bruit de ses ongles sur le linoléum.
Nulle graine et pas d’insecte, il gardait clos son gros bec noir. Lui qui raffole du froment et de l’avoine, des céréales tendres et laiteuses. Sans doute était-il stupéfait d’un espace aussi vaste, sans vent. Peut-être cherchait-il un creux où installer son nid. Lui qui aime le désordre et le bruit. Il déchiffrait l’ordre du lieu. L’angle mort entre deux volumes. Un vide sur une étagère. Une corniche de bois sombre. Quelle fissure aurait été assez profonde...
Ses plumes serrées sur lui, soigneusement huilées, au moins vingt minutes de toilette - duvet, sous rémiges secondaires et tertiaires, couvertures sous-ailaires, barbules des rémiges, longues plumes du dos - brève secousse finale, et tout est en place. Costume terne, simple, calotte grise. Rien d’ébouriffé, mais un éveil qui forçait le mien. Cet œil si noir et toujours séparé. De gauche et de droite. La matinée passa, divisée.
Il ne lâcha pas un son. Gardant par-devers lui tout son vocabulaire. Un homme s’était endormi, les bras croisés à plat sur la table.
Plus tard la pluie fit rage, puis la grêle. Les branches tordues par les bourrasques du vent étaient secouées en tous sens sur les troncs immobiles. On demanda à ceux qui travaillaient au centre de la pièce de quitter leur table et de prendre place un peu plus loin pour éviter les grêlons qui tombaient à l’intérieur. Ce déplacement me soulagea. Quitter le cadre vert d’une table pour un autre semblable mit fin à la tension qui n’avait pas lâché mes yeux. Je pouvais à nouveau regarder autour de moi sans être aux aguets. Une forme de torpeur montait. Je descendis boire un thé dans un établissement voisin. Tout à coup, à peine un bruit, et quelque chose de doux effleura mes cheveux. Un moineau coutumier du lieu avait pris son envol.
Un homme frappa dans ses mains pour lui faire regagner le dehors.