Vacarme 13 / processus

temps perdu, temps retrouvé ?

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On a su beaucoup de choses du tournage interminable de Wong Kar Wai avant que le film ne soit achevé (soit deux jours avant sa projection à Cannes ; on avait même entendu parler de quatre ou cinq scénarios dont on voyait mal le rapport entre eux (Maggie et Tony à Pékin, Maggie et Tony ouvrent un restaurant, Maggie et Tony dans l’espace, etc), et, même après la projection, on rigolait bien en voyant que les photos dont les producteurs avaient orné l’affiche et les dossiers de presse étaient tirées de scènes complètement absentes du film. Le miracle de la méthode WKW, c’est qu’une telle pagaille, des idées qui partent dans tous les sens, et douze histoires plutôt qu’une, finissent par aboutir à un chef d’œuvre d’une simplicité imparable, où, pour résumer, deux corps se croisent dans un couloir (et parfois aussi dans un escalier). Mais, en ne montrant rien d’autre qu’un amour qui ne peut se montrer et qui se refuse obstinément aux regards, Wong construit aussi un beau dispositif de réflexion sur le cinéma, sur son voyeurisme et sur les corps qui se dérobent à sa surveillance. Certains reprocheront peut-être au film d’être trop beau ou trop décoratif, sans voir que le luxe de la reconstitution historique et la splendeur des images sont aussi le sujet du film. Sans faire de longs discours, Wong Kar Wai ressuscite la société chinoise de son enfance, sa production permanente d’images et de fictions de soi offertes au regard des autres, en exhibant du même geste la vanité de sa propre mémoire.

Sortie en salles de In the mood for love : 8 novembre 2000

Déception pour Wong Kar Wai qui n’a rapporté de Cannes que des lots de consolation. Pourtant le "Prix de la commission technique pour la direction artistique, la photographie et le montage", In the mood for love le méritait effectivement plus que tout autre film. Le travail de William Chang, le décorateur-costumier-monteur attitré de WKW (et de Tsui Hark : on se souvient des audaces graphiques, quasi expérimentales, de The Blade), et de ses deux directeurs de la photographie, Chris Doyle et Mark Li, est très impressionnant, - trop, diront certains, mais pas nous. Le moindre plan du film est une composition de couleurs, de lignes et de textures d’une telle subtilité infinie qu’on se demande parfois si les images n’ont pas été directement peintes sur la pellicule. Des robes de Maggie Cheung aux abat-jour, du papier peint aux rideaux, des cravates aux vases, d’un papier cadeau au verre où l’on boit son thé, tout est couvert de fleurs, jusqu’au titre chinois du film, Hua yang nian hua (Telles les fleurs, les belles années...), qui résonne comme le nom d’un vieux roman-photo (ou d’un roman de Proust). Quant au Prix d’interprétation masculine à Tony Leung (Chiu Wai), il est intéressant parce qu’il récompense une deuxième pop star, mais qu’à la différence de Bjork, il ne s’agit pas du tout ici d’une "performance" à l’occidentale, dans les souffrances et les larmes obligées de la méthode aujourd’hui universellement répandue de l’Actor’s studio. On ne saura jamais rien des drames intérieurs et_ des gouffres psychologiques du personnage de Tony Leung, tant les acteurs chinois paraissent perpétuer, en pleine modernité made in HK et industrie de la canto-pop, les bonnes vieilles règles du théâtre oriental traditionnel : précision des gestes et des postures du corps, élégance de la silhouette, désintérêt total pour tout psychologisme pleurnicheur. Et Tony Leung, acteur fétiche de Wong Kar Wai, inoubliable aussi bien chez John Woo (À toute épreuve, Une balle dans la tête) que chez Hou Hsiao Hsien (La Cité des douleurs, Les Fleurs de Shanghai), est une fois de plus parfait.

Comment sortir d’un lieu hermétiquement clos ?

Le départ de Chris Doyle au milieu du tournage, dont on ne sait s’il a provoqué l’abandon du procédé de la caméra à l’épaule qui était devenu la marque de fabrique et peut-être le gadget un peu usé des films de Wong Kar Wai, l’arrivée de Mark Li, le directeur de la photographie attitré de Hou Hsiao Hsien depuis 85 et Un temps pour vivre, un temps pour mourir, ont sans doute contribué à faire de ce film le plus simple de la filmographie de Wong, le plus tenu aussi, et le plus beau. En quinze ans de travail avec Hou, Mark Li a eu loisir d’apprendre à filmer comme personne un couloir et une encadrure de porte, ou la claustrophobie d’un lieu désespérément clos dont les personnages ne parviennent jamais à s’échapper. Tel les "maisons closes" des Fleurs de Shanghai, le monde de In the mood for love, un vieil immeuble de Hong Kong, est composé d’intérieurs douillets qui figurent aussi l’horreur absolue de la clôture et de l’enfermement : dans cet espace si étroit, où les personnages passent leur temps à se frôler dans les couloirs et les escaliers, il y a à la fois la proximité de corps qui ne peuvent faire autrement qu’entrer en contact et la peur panique que "ça se sache". Tout le monde épie tout le monde et chacun est à la merci des commérages, des voisins qui regardent, de la parole des autres sur soi. Film surcadré en permanence par des lignes verticales, carcérales plutôt, In. the mood for love regarde ses personnages toujours coincés entre deux murs, pris au piège d’une société où l’on ne peut jamais échapper au regard des autres. La caméra les filme souvent à distance, à travers stores, filtres de couleur, rideaux, le reflet d’un miroir sale : comme si le réalisateur du film se confondait avec le voisinage et ses voyeurs, ses amateurs de ragots et ses espions permanents (« allons, mon vieux, c’est ça, le voisinage », entend-on à deux reprises dans le film et ce qu’on croit comprendre, c’est plutôt :» allons, mon vieux, c’est ça, le cinéma »).

On comprend alors que les robes impeccables portées par Maggie Cheung et son maquillage toujours parfait, l’élégance affolante de Tony Leung, sont peut-être là "pour faire joli", mais que c’est justement le sujet du film : robes-prisons (qui serrent le cou à la manière d’une minerve ou d’une torture raffinée), habits pensés au millimètre, perfection absolue de l’apparence, sont là pour masquer le désir des personnages qui crèvent de ne pouvoir l’exprimer, condamnés à toujours cacher leurs corps sous des couches de tissu fleuri impeccablement découpé. La perfection esthète des silhouettes et des surfaces est de fait monstrueuse, sinistre. Elle opère un implacable refoulement du désir, du corps et de ses affects. Les deux personnages sont des êtres mutilés, vidés de leur sang, capables de se transformer en poupées de cire ou en mannequins pour vitrine de haute couture, quitte à en pourrir sur place. S’il y a du corps, c’est hors-champ, toujours (à la fin du film, voyant apparaître un petit garçon, le spectateur se dit que les deux héros ont bien dû coucher ensemble, mais son attente de voisin curieux ou de voyeur, fétichiste est déçue, car on ne voit jamais rien de tel). Les deux personnages sont dans un état de tension, mentale, musculaire, si aiguë, que, dérobés un instant aux regards des autres, ils ne peuvent que s’écrouler : le corps s’affaisse, comme épuisé de tant d’efforts pour se faire oublier et d’avoir trop longtemps réprimé son désir (Maggie Cheung s’endort dans la chambre comme Wong Faye s’endormait aussi dans Chungking Express : « j’étais si nerveuse que je me suis endormie »). On devine la vie enfouie sous ces costumes-linceuls grâce à de fugitifs plans au ralenti, où les corps laissent percevoir un instant leur sensualité, malgré le danger de pétrification qui les guette (à l’instar de ces images "gelées" qui transforment soudain les comédiens en statues de sel, parfaites et sans âme). Le reste du temps, les comédiens sont comme encastrés dans des figures géométriques (ovales d’un bureau, bande verticale d’un couloir, d’un escalier), morceaux de corps fragmentés par des jeux de miroirs emboîtés, pareils aux petits objets parfaits qu’on conserve dans les compartiments d’un coffret chinois. Ironiquement, l’un est reporter international, l’autre secrétaire dans une agence de voyage, et on aperçoit, accrochés au mur ou en haut des étagères, des planisphères et des globes qui prennent tranquillement la poussière.

Souvenirs d’enfance

Hong Kong en 1962 (c’est d’emblée un geste un peu fou de vouloir retrouver le passé d’une ville obsédée par la nouveauté, une ville par excellence sans mémoire. Ironiquement, WKW est allé filmer son « vieil immeuble de Hong Kong » à Bangkok et se console en filmant la pluie ou une fumée de cigarette en slow motion, comme si le cinéma avait le pouvoir de ralentir le temps qui passe). Une petite communauté d’immigrés shanghaiens. Les chansons de Nat King Cole (la « musique préférée de ma mère »). L’arrivée du premier autocuiseur électrique pour le riz (sans doute, un grand événement dans l’histoire chinoise). Les mélodrames made in HK des années 60 (ceux que dit aller voir Maggie Cheung dans le film, ceux qu’allait voir aussi WKW dans son enfance :» si je fais des films, c’est que ma mère m’emmenait sans arrêt au cinéma après notre arrivée ici. C’est en arrivant à Hong Kong à l’âge de cinq ans que j’ai été submergé par le cinéma. ») Tout le film est traversé par les souvenirs autobiographiques du réalisateur, à la recherche d’un monde perdu, essayant de « reconstituer ce qui a semblé », comme disait Daney à propos du maniérisme. Mais, malgré les nombreux cadrans d’horloge qui peuplent le film, c’est comme si le temps ne passait pas et que, tout à coup, il était trop tard. La présence des mêmes lieux exigus, toujours identiques, nous font croire qu’il s’agit toujours de la même scène, de la même journée, où il ne passe rien, mais les robes de Maggie Cheung sont là pour servir de calendrier au spectateur distrait. Le film essaie de recréer de force un monde englouti, sans reculer devant la perfection nécessaire du décor et des accessoires, mais il finit aussi par exhiber la vanité de son entreprise. La séquence finale au milieu des ruines d’Angkor, vestige d’une civilisation disparue depuis bien plus longtemps que l’enfance de Wong Kar Wai ou le Hong Kong des années 60, n’accentue la mélancolie du film que pour mieux la liquider.

Dernière scène d’un film claustrophobe où l’on a l’impression de ne jamais voir le ciel ni la lumière du jour, l’arrivée à Angkor est d’abord une déception. Le personnage de Tony Leung part enfin, dans un autre monde, le temple d’Angkor Wat au Cambodge, et ce qu’on en voit d’emblée, ce sont des couloirs, encore des couloirs, toujours des couloirs, un peu démolis certes, en ruines, mais tout aussi oppressants que les couloirs de l’immeuble et de l’hôtel où les personnages se donnaient rendez-vous. Il y a même un plan en plongée, très beau et très curieux, où Tony Leung, en train de confier enfin son secret aux vieilles pierres du temple, est épié encore une fois, surveillé par un improbable bonze posté en haut d’une colline. Existe-t-il un seul endroit sur terre où l’on puisse échapper au regard des autres ? Le tout dernier plan du film, long travelling latéral sur les ruines du temple, baigné d’une telle clarté que l’image paraît soudain passer en noir et blanc, s’achève dans un silence assourdissant : l’absence soudaine de couleurs et de son, alors qu’on s’est habitué pendant une heure et demie au chatoiement des étoffes et au retour continuel de mélodies à fredonner, donne le sentiment que tout s’annule en son contraire, que ce dernier plan sort littéralement du film et l’abandonne derrière lui. L’espace soudain est grand ouvert et la vie laisse, enfermé dans un petit trou du mur, le secret d’un amour défunt. Le générique peut refermer le cercueil des images.