Vacarme 13 / processus

7 coquillages / le deuil éblouissant

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« Quel est mon degré de culpabilité ? » dit le condamné dans le couloir de la mort. « Ma mort ne ramènera pas cet homme, elle ne fera qu’une nouvelle victime. »

Quand il était petit, Aoyama Shinji aimait beaucoup les westerns et quand il préparait le tournage d’Eureka, il pensait souvent à La prisonnière du désert de John Ford, The Searchers. C’est ce nom qu’on pourrait donner à la poignée de personnages de son film, survivants d’une prise d’otages meurtrière. Road movie de 3h40 où rien, ou si peu, ne semble se passer, Eureka donne peut-être à voir toute l’histoire japonaise de ces cinquante dernières années, depuis le traumatisme de 1945 jusqu’aux attentats suicide de la fin du siècle, mais toujours en filigrane, sans jamais insister sur rien d’autre que sur l’image de corps sous la lumière et de leurs parcours dans un territoire "accidenté", comme on dit, l’île de Kyushu où explosa la bombe atomique de Nagasaki. Comme dans les plus grands films asiatiques d’aujourd’hui, comme chez Edward Yang, Wong Kar Wai ou Hong Sang Soo, la splendeur formelle et le concept, le travail sur l’image et la réflexion philosophique, sont réunis dans un cinéma qui n’écrase jamais les êtres et les choses d’une quelconque prétention et préfère la sensualité des gestes et des postures à de longs discours.

Date de sortie prévue : 6 décembre 2000

Kyushu est la plus méridionale des grandes îles de l’archipel japonais. Loin de l’image traditionnelle d’un Japon sururbanisé, surpeuplé et suractif, le film d’Aoyama plonge dans un univers tellurique, une île au climat quasi tropical, dominée par un immense volcan — le mont Aso dont la caldeira mesure vingt kilomètres de diamètre. Une bombe qui sommeille. « En réfléchissant à ce que représentaient les années 90 dans l’histoire du Japon, j’en ai conclu que c’était tous ces faits divers, et leur impact sur la société japonaise », dit le cinéaste venu pour l’unique projection d’Eureka à Cannes. « Puis j’ai rencontré l’acteur Yakusho Koji. Comme moi, il est originaire de Kyushu, et m’a dit qu’il voulait jouer dans un film sur cette région. » L’inestimable Yakusho Koji, qu’on a vu dans L’anguille d’Imamura et Cure, Charisma et Licence to live de Kurosawa Kiyoshi, est né dans le district de Nagasaki et Eureka reste ébloui de la blancheur apparue au-dessus de la ville le 9 août 1945. Dans un paysage sursaturé de lumière, un paysage d’avant la Catastrophe, la voix off d’une petite fille annonce : « Un raz-de-marée va venir, j’en suis sûr, et tout le monde disparaîtra. » C’est de cela qu’on se souvient d’abord, de la splendeur visuelle du film de Aoyama, un cinémascope noir et blanc, mais traité dans les tons chauds, un noir et sépia éblouissant.

le temps de la culpabilité

C’est tout un passé sur le point de s’effondrer que concentre en une seule image le deuxième plan d’Eureka : dans une campagne idéale, une jeune femme vêtue d’une robe blanche adresse un au revoir à deux jeunes écoliers — ses enfants, qui attendent le bus qui les emmènera à l’école. Eden sur le point de disparaître. Celui de l’enfance ? Probablement un peu. Celui de l’évidente illusion d’un monde parfait. Celui d’avant la culpabilité. Car, en- un bref instant, le temps que quelques passagers montent dans un bus ordinaire, le monde bascule. Le quotidien pacifique se mue en sanglant fait divers. Les passagers sont abattus un à un par un preneur d’otages dont on ne saura rien sinon qu’il est « à bout ». Il a menacé, avant d’être abattu, les trois survivants : Naoki et Kozue, les deux jeunes écoliers, et Sawai Makoto, le chauffeur du bus, héros pas du tout héroïque et en très mauvaise santé. Ces trois-là ont survécu. Mais leur vie n’est plus la même. En quatrième vitesse, Aoyama nous a collé son histoire entre les pattes. Que faire maintenant ? Trois bonnes heures restent à passer avec cette seule question : comment survivre à la catastrophe. La culpabilité du survivant, du rescapé, de celui qui a échappé à l’Histoire. Désintégration ? « C’est si mal que ça d’avoir survécu ? » demande le chauffeur. « L’ombre d’un corps fixé sur un mur après l’explosion d’Hiroshima. Le corps a disparu, l’ombre est restée. » Pour ces trois-là aussi, l’ombre de la prise d’otages ne peut s’effacer. Deux ans passent. La mère trop belle s’en est allée. Nonchalamment, elle abandonne Petite Soeur et Grand Frère, ses deux enfants, pour une autre vie. Plus désinvolte encore, le père se tue sans crier gare au volant de sa voiture. Les enfants restent seuls dans la grande maison vide. « Je n’ai pas voulu donner une réponse définitive », dit encore Aoyama, « mais montrer une possibilité de convalescence, une façon de renaître. » « Renaître » à la disparition de la famille. Aux quatre tombes « fictives » installées devant la maison des enfants. Le chiffre quatre, « shi » en japonais, symbolise la famille japonaise idéale (deux parents et deux enfants). Il désigne aussi la mort. Une histoire de désintégration, de désagrégation ? La famille disparaît ? Pour réapparaître autrement quand revient le chauffeur du bus qui propose aux enfants mutiques de s’installer chez eux, puis qu’arrive Akihiko, lointain cousin branché de Tokyo. À nouveau, ils sont quatre, une famille se recompose. Loin de la famille traditionnelle, quelque chose pourrait recommencer. Mais un meurtrier en série traumatise la région.

la famille « coquillage »

Vient le temps de la guérison. Qui passe par la résurgence du trauma : d’abord acheter un bus, puis repasser par les lieux de la prise d’otages avant de partir loin vers la mer. La guérison emprunte des voies différentes pour chacun. La guérison est insaisissable comme le sont les meurtres en série qui se poursuivent là où passent nos voyageurs. Jusqu’à l’étrange dénouement. Alors la famille s’agrandit encore puisque les assassins y sont accueillis. Petite Soeur aligne sept coquillages les uns à côté des autres : il y a Grand Frère et Petite Soeur, Cousin Akihiko, le preneur d’otages et le chauffeur de bus, le père et la mère envolés. Assassins et victimes sont trop liés pour ne pas se retrouver réunis au sein de la même famille. Dans Libération, Didier Péron évoquait, puisque le titre du film est emprunté au post-rock de Jim O’Rourke, l’avènement d’un « post-cinéma ». Plutôt parler de dépassement d’une morale étriquée du pardon. « Pourquoi vous vous excusez tout le temps... Je n’attends pas d’excuses. », dit un personnage. Devant l’Histoire, devant le crime, la responsabilité n’est plus seulement collective, elle est individuelle. Connaître sa faute, . la reconnaître. Nous sommes victimes et coupables de tous les meurtres collectifs ou individuels passés, présents, à venir.

Grand Frère : Pourquoi on ne doit pas tuer ?

Le chauffeur : Je n’ai pas dit cela. Que puis-je faire pour toi ? On pourrait chercher à tuer ensemble.