Vacarme 13 / processus

reprendre la montagne du tigre en passant par Dallas

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Guizi Lai Le, second film comme metteur en scène de Jiang Wen, très populaire acteur de Chine Pop’, a obtenu à Cannes le Grand Prix spécial du jury et provoqué apparemment une grosse colère des autorités de Pekin. Malheureusement, et même si on ne souhaite bien sûr aucun ennui à son réalisateur, on reste plus atterré qu’enthousiaste devant cette fresque interminable sur l’occupation de la Chine par l’armée japonaise et les horreurs qu’elle y perpétra. Là où il faudrait un Claude Lanzmann ou un Marcel Ophuls chinois (japonais ?), on se retrouve avec une variante esthétisante (aux cartes postales rurales ultra-léchées en noir et blanc qui émaillent le film, on reconnaît au quart de tour l’esthétique Zhang Yimou dont Jiang Wen a récupéré le chef-opérateur) des farces à la française consacrées à l’occupation allemande. Tout aussi raciste et politiquement catastrophique que Francis Blanche prenant sa grosse voix pour dire : « nous afons les moyens de fous faire parler », le film de Jiang Wen croit apparemment que le meilleur moyen de montrer l’horreur est de ridiculiser et d’animaliser les bourreaux. Même si l’on ne peut que compatir aux malheurs du film face à la censure chinoise, comment tout à fait prendre la défense de gens qui racontent fièrement dans le dossier de presse qu’ils ont fait sauter une colline et déplacé deux villages pour pouvoir créer le décor du film ? À peu près aussi hystérique qu’un film d’Emir Kusturica, les traits poétiques en moins (il n’y a pas une ligne de dialogue qui ne soit hurlée), Guizi Lai Le, persécuté ou non, n’est pas une bonne nouvelle pour le cinéma de Chine continentale, ni pour Jiang Wen qu’on a connu plus inspiré (avec son premier film, Des jours éblouissants, 1994). Pour mesurer la popularité de l’acteur en Chine, il est utile de revenir à un feuilleton télévisé qui contribua à son immense célébrité, une sorte de Dallas chinois intitulé Des pékinois à New York et réalisé par Feng Xiaogang (1993).

A la fin du XXe siècle, les vendeurs et exportateurs de tout acabit pensent que les Chinois sont des consommateurs avertis. Mais comment ces derniers, si accoutumés au romantisme révolutionnaire et au rythme et habitudes de la vie collective ontils été entraînés à la consommation de l’hyper-modernité ? Il ne serait pas surprenant que le premier barreau de l’échelle vers le paradis consumériste ait été un feuilleton télévisuel qui fut le parfait mode d’emploi du capitalisme chinois (ou plutôt le prétendu "socialisme aux caractéristiques chinoises"), non sans faire une critique quelque peu xénophobe du capitalisme à l’américaine, un paradis auquel les citoyens de la Chine populaire sont maintenant censés aspirer.

Le feuilleton Beijingren zai Niuyue (Des Pékinois à New York) a été diffusé en Chine en 1993. Tiré d’un roman du même nom, c’est l’histoire en vingt épisodes d’un couple de Pékinois qui tentent leur chance à New York. C’était une première tentative audacieuse de la télévision chinoise de représenter "â la chinoise" les Chinois de la République Populaire émigrés en Amérique ; il faut se rappeler que, pendant les années quatre-vingt, près de cent mille chinois, pour la plupart des étudiants, se sont rendus aux États-Unis. Dans ce feuilleton, Jiang Wen tenait le rôle principal du brillant étudiant en musique classique obligé par les circonstances économiques à se métamorphoser en businessman. Jiang est maintenant plus connu comme metteur en scène ; son dernier film sur l’occupation japonaise, Guizi Lai Le a été couronné du Grand Prix du jury cette année à Cannes. Jugé trop ouvertement nationaliste par quelques critiques français, le film paraît avoir des ennuis avec les autorités chinoises qui l’ont trouvé elles "insuffisamment patriotique". Le feuilleton de 93 avait été au contraire très bien reçu par le public et les autorités, qui l’avaient fait diffusé en prime time.

Les Chinois s’intéressent vivement au sort de leurs compatriotes qui vivent hors de Chine, ce qui assurait pratiquement la popularité du feuilleton. Mais ce qui intéressait le public chinois d’il y a sept ans, c’était de voir tous ces plans de New York et de ses buildings, de ses suburbs et de ses grosses voitures. Le feuilleton raconte l’histoire d’un couple de Pékinois, Wang Qiming (Jiang Wen) et Guo Yan, qui tentent de réaliser leurs rêves à New York. Leur mariage se désintègre peu à peu, alors qu’ils luttent pour gagner leur vie aux États-Unis : Guo Yan quitte son mari pour épouser David McCarthy, un Blanc qui est le propriétaire d’une fabrique de pull-overs. Wang, de son côté, trouve une autre femme, Ah Chun, qui était auparavant sa patronne dans un restaurant chinois. Avec son aide, il ouvre sa propre fabrique de tricots. Wang Qiming et McCarthy deviennent concurrents et chacun essaie de ruiner l’autre. Wang, après que sa femme l’a quitté pour vivre avec McCarthy, est décidé à le battre en affaires et y arrive. Il devient riche, fait venir sa fille de Chine et demande Ah Chun en mariage. Mais son bonheur est de courte durée. Vers la fin de l’histoire, il fait faillite (par sa propre faute) et continue à affronter la dure réalité du monde américain des affaires. Les histoires de Wang Qiming, Guo Yan, Ah Chun et de David McCarthy, ainsi que les nombreuses intrigues secondaires du feuilleton, en ont fait un succès immédiat et l’émission a remporté le plus fort taux d’audimat de l’année 1993 en Chine. Dès son début pourtant, le feuilleton a déclenché une polémique. Celle-ci fut en grande partie le fait des Chinois vivant à l’étranger, en particulier en Amérique du Nord, ceux-là même qui étaient représentés par les personnages de l’histoire. Nombre d’entre eux n’aimèrent pas le feuilleton qu’ils trouvaient complètement irréel. Cette polémique a donné lieu à une réponse assez sèche de Jiang Wen. Dans une interview où on lui demandait son avis sur cette polémique, il s’écria : " que ceux qui veulent regarder, regardent - que ceux qui n’aiment pas, rentrent chez eux ! » Pour la plupart des spectateurs chinois en Chine même, la fascination était totale. Ce feuilleton à la Dallas était un texte où le spectateur pouvait retrouver son propre imaginaire ; un imaginaire fondé sur le "bon sens" et "l’idéologie populaire" constituée en partie des résidus de l’univers mental communiste dont le patriotisme est le dernier pilier qui perdure et où s’intègrent aisément des restes de valeurs traditionnelles. Un élément majeur de cette idéologie populaire est la centralité de la famille. Le feuilleton est parfaitement adapté à une telle idéologie. Dallas, le soap par excellence, souligna la manière dont la vie personnelle fournit la problématique idéologique du feuilleton télévisuel. La famille est conçue comme l’essence du bonheur humain et le monde extérieur comme la force qui le menace. Bien sûr, ce qui attire et séduit le spectateur, au-delà des problèmes familiaux avec lesquels il peut s’identifier, c’est la fascination pour la vie spectaculaire de l’Autre, la vie étincelante d’Américains si éloignée d’une vie quotidienne ennuyeuse, déshumanisée et aliénée ; le petit écran ne dévoile pas que le bœuf servi au barbecue est bourré d’hormones ou que les tomates grosses et rouges n’ont aucun goût. Dallas était extraordinairement populaire auprès du public européen au début des années quatre-vingt, en partie parce que le public pouvait oublier l’écart qui-existait, non seulement entre la vie de South-fork Ranch et celle des HLM de la banlieue parisienne, mais aussi entre le monde de JR et la réalité vécue de la plupart des Américains. Tout comme les films classiques de Hollywood, et leurs imitations locales, avaient endormi et anesthésié les spectateurs des cinémas européens qui souffraient des privations matérielles de la dépression et de l’après-guerre, Bejingren zai Niuyue parvint à nourrir les désirs du public chinois urbain qui avait tant souffert pendant la révolution culturelle et qui n’arrivait pas à oublier la déception de 1989 et le massacre de la Place Tiananmen. En dépit des représentations parfois négatives de la vie capitaliste à New York, en dépit de la désintégration de la famille et de l’abandon du rêve du personnage de devenir un grand violoncelliste, l’image de la grande maison tout confort dans les faubourgs bourgeois de New York était extrêmement puissante pour le locataire urbain de Shanghai ou Pékin (qui habite un tout petit appartement).

La vie du héros de Beijingren, ses succès mais aussi, et peut-être encore plus, ses échecs étaient attirants pour le spectateur chinois. La vulnérabilité du héros console le public. Si riches ou si puissants que soient les protagonistes, leur vie personnelle, leurs relations humaines, leur "destin", sont constamment mobiles ; même un milliardaire du type JR Ewing a connu la misère. Paradoxalement, l’image de la précarité et de la difficile survie dans le monde moderne rend moins insoutenable l’état permanent de domination et d’aliénation du spectateur. Et Beijingren suit en cela le modèle établi par Dallas. Les protagonistes, dans les deux feuilletons, sont obsédés par le besoin de dominer, d’établir un pouvoir aliénant sur autrui. Que les héros de Dallas et de Beijingren mettent au premier plan des rôles qui représentent de la façon plus extrême leurs ambitions dominatrices est une fonction de l’idéologie que de tels feuilletons renforcent, ou peut-être, dans le cas de Beijingren, établissent. L’idéologie qui est imposée ou renforcée est liée à une morale bourgeoise de la sentimentalité que le spectateur se doit d’adopter ou qu’il a depuis longtemps intériorisée. C’est ainsi que le capitalisme n’est pas nécessairement si répugnant : les "gens décents" peuvent profiter du capitalisme et se sentir pleins de droiture. Bien sûr, les producteurs chinois qui manipulent ce mode d’emploi visuel de la vie capitaliste devaient traiter avec les idéologies officielles et populaires en cours, ainsi qu’avec l’imaginaire collectif qui en résultait alors. Dans Beijingren, ai Niuyue, le capitalisme est parfois jugé, mais plus souvent simplement présenté et expliqué. Quand il se trouve en grande difficulté financière, Wang Qiming se demande pourquoi son ami n’est pas venu à son aide. On lui explique que ce n’est pas en accord avec "la voie capitaliste américaine" : « Quand tu as des problèmes, tu te débrouilles tout seul. » À un autre moment, au cours d’une dispute avec sa fille qu’il a fait venir de Chine après avoir fait fortune et qui l’avait accusé de n’être... qu’un capitaliste, Wang Qiming détruit tous ses albums de musique pop pour prouver combien il méprise les biens matériels. En réalité, il a l’air encore plus touché par les propos de sa fille insinuant qu’il n’a pas travaillé dur, ni lutté ni souffert (expressions qui font partie de l’éthique de travail capitaliste, mais aussi de celle de l’ère maoïste). Cette scène où il casse les disques fournit un moment d’ambiguïté à l’intérieur du récit, qui exhibe sinon sans aucune critique un grand étalage de biens de consommation. Mais il ne s’agit que d’un moment, car les motivations de l’accumulation capitaliste sont toujours idéologiquement justifiées. C’est l’amour des siens qui amène l’individu à faire le sacrifice de sa chère patrie et à abandonner ses ambitions, personnelles pour assurer l’avenir de la génération suivante. Wang Qiming, que sa femme a quitté pour son concurrent américain et qui a délaissé ses ambitions musicales pour lancer sa start-up de tricots, trouve son’ salut spirituel en payant les frais d’études de médecine de son ex, qui bien sûr rentrera par la suite en Chine se vouer à la santé de ses compatriotes. Le tout peut donner lieu à l’interprétation populiste suivante : si chaque famille d’émigrés chinois peut obtenir "la vie en rose" sans coût moral autre que le sacrifice d’un Wang Qiming, alors peut-être, le pari capitaliste américain en vaut la peine. Même si le message global du feuilleton est plus sûrement :» admettons le capitalisme, tout en restant chez nous avec nos chères habitudes », « le capitalisme oui, mais avec des caractéristiques chinoises » : un « capitalisme teinté de patriotisme, de cuisine et de dictons bien de chez nous », un type de discours qu’on connaît bien en France aussi.