obligation de tricher

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Bruno est malade du sida. Son mari est mort il y a quatre ans. Il était alors lui-même très faible.

Avant de tomber malade, il était instituteur. Maintenant il va mieux. Il sait que les allocations dont ont bénéficié des sidéens sont aujourd’hui remises en cause, avec l’amélioration de leur état de santé. Il serait temps, dit-on, de retourner au travail. Puisque « le sida est devenu une maladie chronique. »

C’est comme si les années de deuil et de lutte contre la maladie n’avaient été qu’une parenthèse tragique, refermée sans laisser de trace. Comme si le retour à la normale était mécaniquement possible, alors qu’il y a trois ans, on ne donnait pas cher de votre peau.

C’est comme si la vie quotidienne n’était pas accablée par les effets du VIH et des médicaments : les diarrhées qui n’ont jamais cessé ; les troubles de la mémoire et de l’humeur, voire les séquences hallucinatoires, consécutives à la prise de Sustiva ; les répartitions anarchiques des graisses, qu’on appelle lipodystrophies ; les neuropathies des quatre membres, les extrémités qu’on ne sent plus que par intervalles, la sensation désagréable de chatouillements.

Comme d’autres, Bruno n’entend pas céder à l’injonction du retour au travail. Il y a quelques mois, il a sollicité une mise à la retraite pour invalidité. À la DDASS, le diagnostic médical est un problème d’arithmétique. Les questions cliniques ou psychologiques font peu de poids en regard du bilan biologique, qui chiffre avec une imparable précision le taux d’invalidité et la rémission du mal. Sa simplicité convient aux critères administratifs : il y a des barèmes qui déterminent les seuils au-delà desquels l’Aide à

domicile, l’Allocation Adulte Handicapé, les Allocations compensatrices, qui permettent de bricoler une vie à peine confortable, peuvent être suspendues.

Pour Bruno, le médecin inspecteur a rechigné. Les traitements n’étaient pas si contraignants que Bruno le disait. Quant aux troubles psychologiques, il a conseillé du Prozac. Bruno a suggéré une incompatibilité du Prozac avec les antiprotéases ; il savait que c’est faux, mais c’était pour voir. Le médecin a renoncé au Prozac en s’excusant de sa distraction. Mais puisque la charge virale de Bruno était nulle, il ne pouvait pas aller si mal qu’il le pensait. Bruno a emporté de justesse ses 6 200 francs mensuels de retraite pour invalidité. Il ne la doit qu’à un très bas niveau de T4.

Un peu plus tard, il apprend par sa mutuelle que sa police comprend une assurance décès-invalidité, dont le capital garanti égale un an de traitement brut, à condition de démontrer le caractère morbide et définitif de son handicap. Retour à la case départ, et au strict examen des bilans biologiques. Pour avoir quelque chance, Bruno doit se présenter avec une charge virale considérable. De zéro, il lui faudrait passer à 300 000 copies. Alors il arrête ses traitements.

Mentez, fraudez, trichez, pour arracher des moyens d’existence un peu plus décents. C’est un usage de l’administration ; ses pratiques peuvent y contraindre. Dans le cas de Bruno, sa santé est mise en danger. 300 000 copies, même le temps d’un examen biologique, cela n’est pas rien.

Épilogue :

La suspension du traitement avait été prévue pour quinze jours. Mais, un mois plus tard, la charge virale de Bruno était toujours indétectable. Le nombre de ses T4, en revanche, avait augmenté. Il lui a fallu attendre presque quatre mois pour qu’il atteigne les 236 000 copies requises. Entre temps, les effets secondaires des traitements avaient évidemment disparu. Bruno a inventé, empiriquement et presque malgré lui, ce qu’on commence à appeler les « vacances thérapeutiques » : l’hypothèse, à manipuler avec précautions, selon laquelle un arrêt brutal et temporaire des traitements pourrait avoir, sous certaines conditions, des effets bénéfiques. Une conclusion joyeuse et involontaire qui ne change rien à la question.

Bruno obtiendra sans doute le bénéfice de son assurance. Il vient de reprendre ses traitements.