Entretien avec Elia Suleiman

Cette rencontre avec Elia Suleiman aurait pu aussi bien trouver sa place dans les Chantiers de Vacarme sur la liberté de circulation : il se compare lui-même à un bédouin et revendique son expérience du nomadisme, « sauf que moi, personne ne m’assigne à résidence ». Figer l’homme, comme figer l’image, c’est « se débarrasser du problème ». Éloge de la non-installation comme esthétique.

Vacarme : Projet esthétique et projet politique se tissent très étroitement dans votre film, en donnant accès à une dimension à la fois spécifique, liée à l’histoire palestinienne, et plus universelle, concernant quiconque en fait, celle de la perte du « propre » et du trouble des repères et des identités. Comment vous y êtes-vous pris pour saisir dans tant de ses plans et tant de ses implications l’expérience du déplacement ?

Elia Suleiman Vous savez, je suis un critique aussi, et donc je peux l’être à l’égard de mon propre film. Je ne vole rien, mais je me balade beaucoup, je regarde, et je m’imprègne de ce que je vois. J’aime les arts de la scène, j’aime les mouvements des corps. C’est drôle, tout le monde me dit, par exemple : « Tiens, ça fait penser à Hou Hsiao Hsien, ce que vous faites. », mais personne n’a remarqué que j’ai pu piquer ici ou là telle ou telle chose dans des domaines tels que le théâtre, la danse, etc. Vous savez, ces choses qui n’ont pas valeur de discours, mais une valeur de mouvements de corps. Ça n’a rien de théorique, c’est d’abord intuitif. Quand vous faites un film, les points de départ ont rapport à une méfiance que vous éprouvez envers vous-même ; le projet apparaît comme après coup ; il n’y a pas place au départ pour cette tentation de totaliser un sens qui serait impliqué dans les prémisses. Vous êtes tellement incertain, peu sûr de vous que, parfois, une décision majeure peut n’intervenir qu’à la dernière minute avant la prise.

Lors de mon précédent film, j’avais entrecroisé mes intuitions avec beaucoup de recherches théoriques, c’est-à-dire que de nombreux éléments du film dépendaient de ces recherches. C’était un film très minimaliste, j’étais seul à l’écran et je jouais constamment avec les possibilités de déplacement du centre et des cadrages. C’était la première fois que je tenais une caméra, et de la peur entrait en jeu. Après coup, je peux dire que dans Chronique... aussi, on retrouve ces déplacements, mais ils procèdent davantage cette fois d’une intuition. Du coup, c’est un film beaucoup plus indéfini, qui ne peut satisfaire aucune attente d’accomplissement. C’est un peu cinglé : il n’y a pas vraiment d’histoire ; c’est plutôt comme un bloc vide ; ça fout un peu la trouille. Si on considère, mettons, L’état des choses, j’ai l’impression que Wenders, lui, avait conçu l’absence de narration comme un principe, avant de commencer le tournage. Eh bien c’est précisément ce que je voulais éviter. Je ne voulais pas que le sujet du film soit l’auteur à la recherche d’une histoire possible, qui arrive ou qui n’arrive pas. Je voulais entrer dans le film sans savoir par avance ce qui se passerait. Ça a à voir avec cette question du déplacement, et avec l’absence de racines que je porte en moi. Je suis palestinien, et ce leitmotiv, en tant qu’expérience personnelle, peut jouer de deux façons quasi opposées : ça peut être une source d’exploration, mais ça peut aussi fonctionner comme une sorte d’alibi. Ça veut dire que cette situation-là devient comme une scène, où ce que vous engagez sans réserve, c’est votre existence. Si je n’étais pas palestinien, je ferais probablement un film similaire, mais il ne serait pas pris dans cette spécificité géographique extrême. La Palestine, c’est un concept, pas un pays. Ce n’est pas un chez soi. Je n’y suis pas chez moi. En d’autres termes, je n’ai aucun sens de ce qu’on appelle s’établir. Dans mon film, il n’y a pas de centre. Je ne sais pas si vous connaissez ce prêtre, Hugo Saint-Victor, qui estimait que l’homme parfait était celui qui avait rompu toute attache avec la notion de carte. Je l’avais cité dans le synopsis. Eh bien quelque part, c’était très tentant pour moi d’être le parfait étranger, en me dissociant de tout sentiment d’appartenance à la Palestine. À un moment de ma vie, j’ai cru pouvoir devenir citoyen du monde, et que la Palestine soit pour moi n’importe où, afin que je me sente chez moi n’importe où. Ensuite, lorsque j’ai quitté New York et que je suis revenu en Palestine, j’avais toutes sortes d’idées romantiques : je voulais « vivre en Palestine », dans un endroit avec un jardin plein d’oliviers juste en face de ma maison, me marier et avoir des enfants, j’imaginais un peu un paradis... En fait, un désir de conformité et de répétition du familier. Mais j’ai fait ce film. Et quand les gens le voient, beaucoup pensent que je suis allé très loin dans cette tension entre affirmation et illusion quant au désir d’appartnance. Mais en fait c’est plus compliqué : il faut comprendre que lorsque vous faites un film, vous vous « balancez » vous-même, pour ainsi dire, afin de vous jouer d’abord de vos propres peurs. Je ne suis pas un athlète de la mise en tension, et je ne me plonge pas tous les jours dans des traités de guerre !... Je ne cherche pas l’affirmation de la force. J’existe en faiblesse, plutôt, et dans la solitude. Lorsque je regarde le film aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’il s’en dégage une forme de mélancolie. En fait, je me rends compte qu’il y est question de pertes, celles d’un « lieu », mais aussi celles de gens. Pourtant, ce lieu et ces gens sont toujours là, en fait. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce plan, proche du sculptural, par lequel s’ouvre le film.

C’est comme une lente caresse, où apparaît progressivement le corps endormi de votre père.

E. S. Il y a ce moment où l’on voit sa poitrine, immobile d’abord, et puis qui se met à respirer. À partir de ce plan-là, je prends conscience maintenant de ma peur à l’idée de perdre ceux qui me sont chers. Et pour revenir à ce que je vous disais tout à l’heure de ce rêve romantique d’un retour au pays natal, eh bien, je l’ai fait. J’ai loué une maison arabe, j’ai enseigné à l’université, etc. Et ça n’a pas marché. Tout ça est perdu. J’y suis resté un an, devenant chaque jour un peu plus frustré. Parce que l’exil, dans cette situation, devient comme une réminiscence incessante. Mais, au fond, c’est peut-être ça, le privilège de l’exil... En tout cas, ça s’oppose évidemment à l’idée répandue selon laquelle l’expérience de l’exilé transporte avec elle ce qui a été perdu. Pour beaucoup d’entre nous, ça n’est pas le cas. Il s’agit plutôt d’une transgression en soi, permanente. Et traverser des frontières, c’est aussi intégrer les cultures traversées. Il y a beaucoup de beauté dans tout ça. En tout cas, je ne peux pas faire sans... Je veux toujours me voir tour à tour comme un Français, comme un Anglais, etc. C’est toujours inconfortable, parce que je ne peux pas être tout ça à la fois ! Vous savez, le véritable exil, pour moi, c’était en fait d’être en Palestine - cette Palestine qui est en train d’être conçue politiquement, socialement, et jusqu’au concept lui-même de Palestine aujourd’hui. On m’a raconté l’histoire, l’autre jour, de cet écrivain qui écrit une nouvelle dans laquelle le personnage se suicide ; un peu plus tard, l’écrivain lui-même se suicide, comme son personnage. J’ai un peu fait la même chose, en me dissociant absolument de toute possibilité de jamais exister dans un état de quiétude, et dans un rapport de familiarité à un lieu. Je me demande si je ne le regrette pas, d’ailleurs... Après avoir fait ce film, je me retrouve dans la situation de ces juifs qui, rentrés en Israël pour en finir avec ces déplacements perpétuels, toutes ces persécutions, s’y sentent perdus. Je parlais hier à un ami de ces juifs argentins qui ont fui la dictature dans les années 1970 et qui sont venus en Israël. Ma sympathie à leur égard a quelquefois pris le pas sur celle que j’éprouve pour les Palestiniens. Parce que, dans leur situation, c’est comme s’ils devenaient les témoins de l’horreur de laquelle ils se sont extraits. Et que peuvent-ils faire, ensuite, après avoir respiré les dernières bouffées de l’exil ? Leur statut est un statut à part aux yeux des autres Israéliens. Comment peuvent-ils à nouveau retrouver leur énergie et vivre ? J’ai rencontré ces gens, dont certains sont des amis, aux États-Unis. Ils sont restés trois ou quatre ans en Israël ; le choc était écrasant... C’est tellement triste qu’aujourd’hui, ils vivent vraiment en enfer. Ils se rendent à New York, ou dans des endroits comme ça, et on se rapproche les uns des autres. On est censé avoir quelque chose en commun. Mais en fait, quand on s’assoit ensemble, je deviens l’homme blanc, celui qui leur dit : « Ne vous en faites pas, ça va s’arranger... » Mais, pour eux, c’est fini. Alors que pour les Palestiniens, ce n’est pas le cas, parce que vous pouvez toujours vous identifier à une sorte de colère sociale collective, dans la communion d’un espoir que les choses pourront changer. Même aujourd’hui, alors que presque tout est perdu, ils peuvent encore se rassembler, protester, et parler, et s’occuper, etc., etc. La Terre Promise, comme rêve, leur est encore accessible.

Votre film évoque les déplacements et les passages de peuples de plusieurs façons ; par exemple, on y entend, ici ou là, de nombreuses langues... Il y a aussi la scène du récit réitéré au sujet d’Istanbul, la ville toujours intacte dans le regard et la mémoire...

E. S. Oui, il y plusieurs langues, de même qu’il y a de nombreux lieux géographiques ; c’est comme un voyage incessant. Pourtant, ce n’est pas du tout un road movie. Parce que, dans les road movies, à chaque lieu correspond la possibilité de s’y établir. Or dans mon film c’est le contraire : la caméra est statique, et induit l’illusion d’états... disons d’« états d’être » possibles, qui ne se consument jamais en ces lieux. Car dès que vous avez atteint un état, vous êtes déjà quelqu’un d’autre. D’une certaine manière, on pourrait dire que je globalise : chaque lieu spécifique du film est pour ainsi dire le monde entier. Le fragment choisi de la carte devient un petit globe - même si le lieu est tout petit.

L’un des effets saisissants de votre film est qu’on peut le voir plusieurs fois, à des intervalles même rapprochés, et que cela, au lieu de l’épuiser, en intensifie au contraire la force...

E. S. Quand vous faites un film, vu les dépenses énormes que ça implique, vous avez une responsabilité morale : celle de ne pas consumer le film en le réduisant à un seul niveau possible de lecture. Alors il faut maintenir un principe de complexité, avec l’idée que le film puisse être vu indéfiniment. Je ne veux pas dire que ce sera le cas de mon film, mais j’insiste sur cette responsabilité morale du cinéaste. Je suis vraiment dégoûté par ces films qui sont conçus pour être mâchouillés et recrachés aussitôt ; pas même mangés, mais vite mâchés et recrachés, comme du chewing-gum. Les gens qui font ce genre de films devraient être poursuivis, pour leur irresponsabilité et leur bassesse morale. Et aujourd’hui, c’est un problème énorme pour le cinéma : non que je sois sans espoir à propos de ce qui se fait en ce moment, j’ai vu des films ou des réalisateurs intéressants ces temps-ci. Je pense par exemple à ce Taïwanais qui a fait La rivière, et à ce cinéma qu’on pourrait appeler « cinéma des perdants » (loosers), que je trouve excellent.

Ce qui se fait à partir de positions ou d’expériences plutôt minoritaires ?

E. S. Oui, exactement. Quoique, à cet égard, mon cinéma soit probablement plus politique. Quelqu’un comme Hou Hsiao Hsien fait aussi un cinéma qu’on pourrait qualifier de politique, mais sur un mode plus intuitif, moins conceptuel et surtout plus narratif que le mien. Le fait de ne pas obéir à un schéma simplement narratif est lié chez moi à un souci de déjouer les logiques attendues, les réflexes, tous ces paramètres liés à la grammaire du cinéma narratif dominant (qui ne sont d’ailleurs pas les mêmes d’une culture à une autre). Je ne prétends pas anticiper sur les facultés de lecture des spectateurs, ce qui est la tendance majoritaire aujourd’hui. D’ailleurs, il m’est arrivé de discuter à ce sujet avec des cinéastes et de leur demander pourquoi ils se montraient tellement explicites dans leurs films. La réponse est toujours la même : « Mais sinon, le public n’aurait rien compris... » Mais de quoi s’autorisent-ils pour usurper ainsi une position qui ne leur appartient pas ? C’est vraiment insultant... Il se trouve aussi que je n’ai pas étudié le cinéma. C’est peut-être de là que provient le fait que les questions qui se posent à moi, au moment où je fais un film, je dois les résoudre sans disposer de tout un champ de références. Par exemple, je n’ai découvert le cinéma muet, Buster Keaton et plus tard Jacques Tati, que récemment, après avoir fait Chronique... Syntaxiquement, il y a des procédures dont je sais qu’elles sont courantes dans le cinéma contemporain, et qui me déplaisent, comme le cut away (plan de coupe). Pourquoi faudrait-il à tout prix y avoir recours ? Par habitude ? Ça n’a aucun sens pour moi. Alors j’essaie de trouver des solutions : par exemple, je commence à écrire une phrase sur l’ordinateur, j’arrive à la virgule, et j’enchaîne sur un autre plan, qui va prolonger la phrase autrement.

On pourrait donc dire que votre cinéma, tant dans sa dimension esthétique que dans sa dimension politique, entrecroisées, travaille sans cesse l’expérience humaine du (ou des) passage(s)...

E. S. À partir de Chronique..., la question du chez soi et de l’habitat m’a conduit à une sorte de certitude angoissante : c’est que je n’habiterai peut-être plus rien d’autre désormais que, temporairement, mon film suivant. Bien sûr, c’est libérant d’un certain point de vue ; vous n’avez plus d’illusions. Mais en même temps c’est terrible... Il y a le poids de la fatigue qui va avec. Je suis devenu littéralement d’une impatience extrême avec les valises, extrême... C’est l’expérience du nomadisme. Si vous me situez dans un campement provisoire, disons... comme les Bédouins. Vous savez, quand Israël les a obligés à se fixer quelque part. Ils ont refusé de quitter leurs tentes, parce que c’est leur style de vie ; alors on les a autorisés à conserver ces tentes et à continuer de camper, mais sans possibilité de se déplacer. Le problème, c’est que lorsqu’une tente reste immobilisée au même endroit un long moment, les insectes commencent à sortir de la terre et pénètrent dans les tentes avant de grimper le long des jambes de ceux qui les habitent et de les piquer. Eh bien, j’ai une expérience semblable. Sauf que moi, personne ne m’assigne à résidence. Je ne peux pas rester quelque part..., à cause des insectes. Alors je viens à Paris ! (Rires)

Maintenant, j’ai juste besoin d’avoir de quoi m’asseoir et travailler. Ce qui n’était pas possible à Jérusalem, parce qu’à Jérusalem il y a un vacarme qui est devenu tel que vous n’avez aucune chance d’être à l’aise, ou seul avec vous-même.

Vous êtes envahi par la violence...

E. S. Complètement... Vous savez, la situation israélienne n’a jamais été brillante... Ça a toujours été dur. Mais ce qu’on ne peut jamais savoir, c’est jusqu’où ça peut aller en empirant. C’est pour ça que là-bas vous vous traînez, comme si à chaque instant vous respiriez pour la dernière fois. En me tirant de là-bas, je sauve ma peau... Quand le fascisme a cessé d’être identifiable à partir d’un unique foyer, mais a fini par s’infiltrer partout, et que chaque personne qui vous entoure dans la rue participe bon gré mal gré de ce système, c’est atroce, et vous n’y pouvez rien. Vous êtes complètement envahi... C’est une forme de viol. Dans mon cas, avec mes désirs présents, c’est ce qui me conduit à partir. Mais pour la plupart des autres, ils doivent avaler ce poison. Et ils n’ont pas le choix. Au moins, moi, j’ai le privilège de pouvoir partir.

En voyant votre film, plusieurs indices laissent penser que vous vous intéressez sans doute à certains projets dans le champ contemporain des arts plastiques. En voyant Chronique..., on peut parfois penser à des travaux comme ceux de Jeff Wall pour la photographie, ou James Coleman pour la vidéo...

E. S. Je circule d’un champ de représentation à l’autre, d’une expression artistique à une autre, et les échanges qui en résultent, quels qu’ils soient, sont très importants à mes yeux. Mais à Jérusalem, c’est quasiment impossible, vu la pauvreté du contexte. Les seules occasions que j’ai d’étancher ma soif en ce domaine, c’est lorsque je suis invité dans des contextes privilégiés comme celui de Documenta, ou lorsque je suis à New York et que je consacre du temps à aller dans les galeries. À Jérusalem, je suis isolé et déconnecté de toute l’actualité artistique qui m’importe ; vous ne pouvez pas imaginer le nombre de films que j’ai ratés cette année. C’est pour ça que je suis content de passer par Paris en ce moment : je peux me remettre un peu à flots... Je vais vous dire une chose : en Israël, il se passe des trucs intéressants. Mais le problème, pour un « nègre » comme moi, c’est de franchir le pas pour passer de l’autre côté. Et ça, c’est une autre affaire : il y a une véritable barrière psychologique, qui m’empêche de me rendre dans les musées israéliens. On m’invite, je dis « oui », et arrive fatalement le moment où je n’ai pas d’autre choix que de jouer l’hypocrite. Je n’ai pas l’intention d’avoir l’air en colère, mais je le suis. C’est extrêmement difficile de travailler sa propre tolérance en Israël. Ou plutôt ça l’est devenu. Parce qu’ils entendent que vous existiez comme ils l’ont décidé. Ils sont contents de vous inviter, même de vous proposer une balade rien que pour vous, à la limite..., mais comme ça n’est ni normal, ni naturel, la plupart du temps, je décline les invitations, je dis que je suis désolé, que je suis occupé, que je ne suis pas dans le pays pour le moment. Je ne réponds même pas au téléphone. Et ça concerne en particulier les tentatives nombreuses, répétées, des gens de la gauche israélienne, de la gauche médiocre, qui sont comme des tentatives de m’annexer. Il y a très peu de gens en Israël avec lesquels je passe du temps. Ceux avec lesquels je me sens à l’aise sont ceux avec qui je n’ai ni à surveiller mes propos, ni à les modérer. Parce qu’ils n’éprouvent pas de culpabilité. C’est un vrai pro-blème, parce que, où que vous vous trouviez, vous avez envie de contacts humains. À un niveau individuel, la plupart n’ont pas pris conscience de la situation historique dans laquelle ils se trouvent impliqués. Et ils campent sur des positions de déni, liées à des tabous. C’est incroyable de se trouver face à un million de personnes qui partagent la même cécité à cet égard. Au point que lorsque je suis en Israël, ils me demandent : « Comment pouvez-vous vous déclarer palestinien, alors que vous vivez à Nazareth, en Israël ? Et que vous avez un passeport israélien ? » Je réponds : « Oui, c’est le foutu passeport que vous m’imposez ! »

En somme, vous n’existez pas.

E. S. Oui, c’est ça. Je n’existe pas, je suis nié. Et ce « ne pas exister », ça fait débat.

Puisque nous en sommes à la question de la violence, votre film, qui n’hésite pas à la prendre très directement comme objet, est pourtant d’une surprenante douceur. Comment faites-vous ça ?

E. S. Terrorisme doux ! (Rires) En fait, ça tient à ce que je suis moi-même. Je suis potentiellement très violent, mais, en même temps, je suis opposé à tout passage à l’acte. Alors dans le film, je procède seulement par allusions, de façon à ce qu’on pressente qu’une situation, apparemment calme, à chaque instant peut exploser. Il y a cette séquence où, de façon plus manifeste en termes de représentation, l’actrice manipule ce briquet en forme de grenade. C’était une manière pour moi de jouer avec les attentes supposées, liées aux clichés du Palestinien-poseur-de-bombes. Dans cette scène, la manière dont cette femme manie ostensiblement ce « jouet » a pour fonction de rappeler que la frontière entre le jeu et la réalité est très mince, et que, dans ce contexte, la colère est aussi réelle que contenue. Pour donner un autre exemple, il y a aussi dans le film cette séquence où on voit une bande de flics surgir tout d’un coup dans le cadre, à toute vitesse, dans leur fourgonnette. Ils descendent en courant, mais c’est pour pisser ensemble, alignés face à un mur. On comprend qu’ils viennent de quelque part, et qu’ils se rendent ailleurs : c’est comme un entracte entre deux actions. Cette scène est entièrement imaginée pour le film et elle vise à suggérer une violence dotée d’un pouvoir d’extension virtuellement infini ; et je crois que cet effet peut être produit précisément parce que je ne les montre pas, ces flics, en train de cogner ou d’abattre quelqu’un. C’est cette sorte-là de violence qu’il m’importe de faire comprendre.

Je ne crois pas du tout à la possibilité de rendre compte de la violence la plus grande en l’abordant de front, en en « faisant le portrait ». Si vous faites ça, alors vous êtes certain, esthétiquement, et politiquement, de rater votre cible : quand vous insérez l’image de la violence, vous devenez responsable des limites que vous assignez à la douleur subie par quiconque est torturé, passé à tabac, violé... C’est toujours impossible de connaître l’étendue de l’effroi, de la douleur ou de l’angoisse... Pourquoi prétendre représenter la douleur, alors qu’elle ne vous sera jamais accessible telle que l’autre la subit ? La seule possibilité pour moi, en fait, c’est de maintenir l’ambiguïté du rapport que j’entretiens à cette violence, en la faisant travailler. L’allusion, c’est pour moi cette procédure qui laisse le spectateur libre de ses interprétations, de son imagination, qui ne le prend pas en otage. Au cinéma, dès que vous montrez quelque chose, ce que vous montrez appartient dès lors au passé. C’est comme si vous disiez : « Ça a eu lieu, ils ont fait ça ainsi. » Montrer, c’est historiciser. Et c’est comme se débarrasser du problème. Alors que si vous ne faites que suggérer, vous signalez une puissance virtuelle d’actualisation, contenue dans cette suggestion. La faculté d’archivage propre au cinéma fait que, souvent, des cinéastes croient rendre justice à une cause alors qu’en fait ils la liquident. C’est ce qui s’est passé avec l’Holocauste, tant de fois. Il faudrait que quelqu’un dise à ces cinéastes, ou à ces « artistes » si vous préférez : « Honte ! Honte à vous, qui produisez une telle violence en prétendant instaurer de la mémoire valable pour d’autres que vous, et en vous arrogeant d’autorité le droit de gouverner le domaine de la représentation de l’histoire, au nom d’un devoir d’archivage ! » C’est d’ailleurs aussi la raison pour laquelle, lorsque je me mets en scène moi-même dans mes films, j’essaie le plus possible de décentrer mon image. Parce que, comme en plus je suis le metteur en scène, cette présence - la mienne - est toujours liée à une question d’autorité, de pouvoir. Toutes ces options sont affaire de stratégies qui sont à la fois esthétiques et politiques, évidemment. L’enjeu, au cinéma, ce n’est pas de « voir », ce n’est pas de faire de la pornographie. L’enjeu, c’est de mettre en tension le dehors et le dedans du film, de produire un travail de « déshabillage » nécessairement infini. Et il s’agit moins d’atteindre à la nudité que d’indiquer ce qu’il en est de ce désir de nudité. Peu importe qu’on y parvienne ou pas, ce qui importe, c’est le processus par lequel on assume cette responsabilité morale. Et ce n’est pas une mince affaire, si vous considérez la dimension financière de tout projet de film, les contraintes de production, la lourdeur de toute cette bureaucratie cinématographique : au moment où finalement vous arrivez sur le plateau pour tourner, vous avez toutes les chances d’avoir complètement perdu de vue vos intentions et votre détermination initiales. Il y a une violence indéniable, là aussi, de tout ce système économico-politique, qui contribue peut-être - qui sait ? - à ce que je fasse du cinéma mon métier...

À ce sujet, comment financez-vous vos projets afin de les réaliser ?

E. S. Il est encore un peu tôt pour apporter une réponse large à cette question. Je peux simplement vous dire comment ça s’est passé jusqu’à maintenant, pour mes courts métrages, puis pour Chronique... Pour le premier film, il s’agissait d’une collaboration avec quelqu’un qui couvrait les premières dépenses, le tout ayant coûté à peine soixante mille francs. Pour le second, il s’agissait d’une commande, coproduite par des chaînes de télévision européennes (Channel 4, la Raï, etc.). Pour Chronique..., de la même façon, la coproduction a été essentiellement européenne (France, Allemagne).

Les personnages du films ne sont pas interprétés par des acteurs professionnels, et pourtant ils jouent à la perfection et sont d’une présence très troublante. Comment les avez-vous choisis ?

E. S. Au départ, j’ai eu envie de faire jouer des acteurs professionnels qui tiendraient les rôles-titres. On m’avait par exemple proposé de travailler avec un acteur connu, mais il était tellement mauvais que j’ai vite renoncé - ce qui m’a valu des reproches virulents. C’est un acteur populaire, à ce titre relativement intouchable, mais j’ai tenu bon et finalement j’ai fait jouer des acteurs non-professionnels : amis, connaissances, membres de ma famille...

Ça a été des rencontres, des situations fortuites parfois. Par exemple le personnage de la jeune femme palestinienne (Ulla Tabari) a été choisi en fait incidemment après un bout d’essai. Elle travaillait comme directrice de casting, justement, et je lui ai demandé de jouer fragmentairement la scène du talkie-walkie, à partir de certains gestes : fermer les yeux, les ouvrir, pencher la tête, etc. Elle s’est d’abord trouvée exécrable, mais j’ai vu qu’elle était au contraire tout à fait juste. Pour le prêtre qui parle russe (et qui était initialement supposé parler grec), il s’agit d’un ami musicien qui a un groupe de rock. J’avais écrit le texte qu’il prononce il y a déjà un certain temps et je l’ai inséré dans le film. Le personnage qui raconte l’histoire d’Istanbul, centrale pour la structure du film, est un écrivain très important là-bas. Quant au diplomate français, je l’avais rencontré par hasard au cours d’une soirée, et je lui ai proposé de jouer dans le film. Il m’a demandé : « Pour quel rôle ? » Je lui ai répondu : « Le vôtre. » Ça l’a amusé et il a accepté de le faire. On a à peine forcé le trait, concernant le caractère colonialiste du personnage. Mais sa présence vient de plus loin, elle est liée à une expérience personnelle. Au moment où je cherchais des sources de financement pour le film, on m’a envoyé vers le CNC. Arrivé là, je me suis entendu demander de préciser mon identité. Lorsque j’ai annoncé que j’avais une carte d’identité israélienne, le type m’a dit : « Désolé, allez voir les gens de votre gouvernement, et demandez-leur de l’argent ; ici, vous n’êtes pas considéré comme appartenant au Tiers-Monde. » J’ai répondu que j’étais palestinien, et le type m’a dit que ça ne faisait aucune différence quant aux cadres de financement prévus par l’administration. Je suis donc retourné en Israël, où je me suis adressé à ce diplomate qui joue dans mon film, en lui demandant de me fournir une attestation officielle du Consulat de France, établissant que j’étais bien palestinien et non israélien. J’ai fait modifier mon adresse de Nazareth, où je suis né, à Jérusalem-Est, où je vis désormais, de manière à accéder à ce statut qui n’a pas fait jusqu’à présent l’objet d’une réglementation internationale. Grâce à ça, j’ai pu être officiellement reconnu comme ressortissant palestinien, selon les normes en vigueur en France... De retour à Paris, j’ai donc pu brandir triomphalement mon petit bout de papier administratif, dûment signé et tamponné, grâce auquel le CNC m’a ensuite attribué l’aide prévue pour les ressortissants de Tiers-Monde...

Comment se sont établies les conditions de tournage avec les membres de votre famille ?

E. S. En commençant avec eux, j’avais vraiment la trouille. Mais, en fait, dès les premières scènes, je me suis rendu compte que ça se passait on ne peut mieux. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ces séquences où on voit mon père sur son balcon, voulant faire siffler son canari en cage, ou avec le chien dans son enclos. Quand j’ai vu Mon Oncle de Jacques Tati, tout récemment, j’ai été sidéré, et j’ai compris ces rapprochements que certains avaient faits entre mon film et son cinéma. Quoi qu’il en soit, en faisant jouer mon père, j’ai été épaté par ses talents d’acteur. Et en plus, il a vraiment adoré ça !

Ma mère était plus inquiète, et c’est pour ça que j’ai composé cette scène avec l’autre femme dans le salon. C’est la seule personne que je ne connaissais pas, et en plus elle était quasiment aveugle et sourde, si bien que pour qu’elle puisse dire son texte, on avait installé un téléprompteur avec des caractères énormes qui défilaient devant ses yeux, et elle ne s’est pas démontée. Il y a une dimension d’humour très singulière dans votre film, qui est à la fois très visuelle et très chorégraphique... Par exemple, les scènes d’engueulades répétées devant le café, ou bien la scène de l’échange de cigarettes dans la rue, devant l’échope.

E. S. Tout ça, ce sont des choses que j’ai vues, et qui se sont vraiment passées, comme cette scène du livre qui tombe du ciel. J’ai utilisé ces incidents comme autant d’embrayeurs qui permettent d’introduire toutes ces ruptures de rythme qui me procurent une euphorie incroyable. On m’a souvent reproché de ne pas choisir entre dimension contemplative et dimension d’action (comme dans la scène du talkie-walkie, lorsque la jeune femme s’en empare, ce qui introduit dans le film un tempo de « film d’action »).

... nettement parodique, d’ailleurs...

E. S. ... oui, et j’utilise la bande-son comme un élément supplémentaire pour accentuer les différents registres qui se juxtaposent et qui entrent ainsi en tension.

Vous parlez des ruptures de rythme, c’est comme une autre figure des déplacements, et des décalages que le film déploie dans plusieurs dimensions, celle des dédoublements par exemple, mais des dédoublements qui produisent toujours de l’inattendu. On songe à ces miroirs qui sont comme des fenêtres, et aussi à ces ponctuations, dans votre film, que sont les moments de sommeil, où se montre l’absence, dans la présence des corps endormis. À ce propos on pourrait revenir sur la dernière scène du film...

E. S. Vous voulez dire, celle où le drapeau israélien envahit l’écran à la fin des programmes télévisuels, quand mes parents sont devant, mais endormis ? Oui. Le fait de montrer ça a été vécu comme une très grande violence de la part de beaucoup de Palestiniens, et d’ailleurs la réception de mon film, que ce soit à Carthage ou dans d’autres pays arabes, a été souvent houleuse. Je me suis fait injurier à plusieurs reprises, et on n’a cessé de me reprocher mon peu de patriotisme. En fait, vous savez, pour moi, il n’y a pas de terre-patrie ; la seule « patrie », c’est la mémoire, et la mémoire, ce sont d’abord des corps.