Vacarme 09 / processus

Heiner Müller pièces de production

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Les pièces écrites par Heiner Müller entre 1955 et 1965 sont encore pratiquement inconnues en France [1]. On comprend vaguement pourquoi : les premières années de la RDA paraissent désormais plongées dans le même brouillard opaque que la guerre des deux roses chez Shakespeare. Et pourtant ce n’est pas par simple souci archéologique que le Berliner Ensemble a fermé ses portes le 30 avril dernier sur une représentation des Paysans : les premières pièces de Müller sont les plus beaux textes du théâtre allemand de l’après-guerre - ceux que Brecht, par prudence ou par fatigue, a renoncé à écrire. Inventaire et morceaux choisis.

Si on s’en tient au principe de la "chronologie brutale" que Müller lui-même souhaitait pour l’édition de ses oeuvres, il n’y a que cinq textes qui font proprement partie des "pièces de production", comme on appelle souvent ses premiers textes : Le Briseur de salaires (1956), ou l’édifiante histoire du Stakhanov est-allemand, Hans Garbe, qui parvint à réparer un four sans interrompre la production. Après la publication d’une biographie de Garbe par une assistante du Berliner Ensemble, Brecht avait laissé tomber : le héros du travail socialiste était déjà un ouvrier-modèle dans la production de grenades pour le troisième Reich.

La Correction (1957) :les fondations s’effondrent, le chef de brigade doit faire son auto-critique. Müller fait aussi son auto-critique et corrige la Correction :un peu de maquillage pour camoufler les silences. La Décision de Brecht et Eisler, encore et toujours modèle du théâtre de l’avenir, refoulée tant bien que mal dans quelques mètres de béton.

Les Paysans (1961), ou L’Émigrante ou la Vie à la campagne :« Ma pièce préférée. », répétait Müller, un peu pour convaincre tout le monde de la jouer enfin. Texte interdit au soir de la Première, auteur exclu de l’Union des écrivains, et metteur en scène renvoyé "à la production" (c’est-à-dire dans les mines de lignite) : une catastrophe pour tout le monde, et pourtant une pièce particulièrement drôle et presque heureuse, une comédie en vers (puisque Brecht, encore lui, avait décrété, en mettant en scène Katzgraben au Berliner Ensemble, qu’il fallait faire parler les paysans en pentamètres iambiques), comme si, dans l’élan de la réforme agraire ou plutôt dans l’ivresse des litres de bière engloutis sur scène, la RDA offrait encore un terrain à l’utopie. À la fin, un paysan se pend pour échapper à la collectivisation, il rate son suicide, happy end.

Tracteur (1955-1961/1974) : quelques scènes des Paysans ressurgissent dans un montage des années 1970. Le théâtre postdramatique de "l’ère de la restauration" s’empare de fragments anciens : souvenirs de guerre mondiale et de réforme agraire, souvenir d’un théâtre qui avait encore des personnages.

La Construction (1964) : à l’origine, un texte de commande, une adaptation d’un gros roman est-allemand qui racontait un mélodrame sentimental sur fond de combinat chimico-industriel (ou l’inverse, on ne sait plus). Mais tout devient autrement : le texte devient machine à produire des allégories, les personnages naviguent à vue entre les citations de Shakespeare, et Müller va chercher le titre de la pièce chez Kafka, der Bau / la Construction / le Terrier, pas vraiment une métaphore commode de la construction du socialisme. D’ailleurs, Erich Honecker, chargé de présenter le rapport du Bureau politique lors du plénum du Comité central de la SED en décembre 1965, a tout de suite et brillamment résumé le problème : « Cette pièce décrit les représentants du Parti et de l’État comme incarnant un pouvoir froid, inquiétant et étranger à l’individu. »

Ces cinq premières pièces de Müller font bien sûr ressurgir les figures oubliées des débuts de la RDA, les "personnes déplacées", les nouveaux paysans, les chefs de brigade, les secrétaires du Parti qui rentrent des camps et les ouvriers qui rentrent du front. Mais, par-delà le matériau historique et documentaire, on aperçoit déjà les lignes allégoriques des textes plus tardifs : les intellectuels sont toujours lâches (mais pas encore traîtres ou meurtriers). Même les communistes serrent la main des anciens nazis pour faire redémarrer la production. On abandonne la vengeance pour reconstruire, la réconciliation et la construction de l’État passent par la trahison des morts.
Les femmes sont les seules à ne pas faire de compromis : elles ne disent rien. L’émigrante ne prononce pratiquement pas un mot pendant la pièce qui porte son nom, la jeune ingénieur Schlee dans la Constructionne dit pas grand-chose non plus et, à la fin des deux pièces, seules et enceintes (les hommes ont fui, l’un à l’ouest, l’autre à l’est, mais ça revient au même), elles ont l’air d’être les seuls personnages à être encore en vie, restant des forces de résistance au milieu des lâchetés, des machines de guerre, irréconciliées, à l’intérieur de l’appareil d’État. Le prolétaire, lui, existe, soit en meute (les choeurs : les paysans, les ouvriers), soit sur une ligne de fuite radicalement asociale (le "héros du travail" que les autres admirent ou détestent, dans Le Briseur de salaires et dans La Construction).Les prolétaires ont en tous cas de l’énergie à revendre pour déclencher de bonnes bagarres, empocher des primes, boire de la bière, faire des blagues plus ou moins obscènes, réparer moto ou voiture, boire de la bière, pisser sous les étoiles, boire de la bière. Le Parti a d’ailleurs bien du mal à contrôler toute cette énergie, et à contrôler la parole qui sort de la meute (le secrétaire du Parti : « 20 ans de construction sans capitalistes. Les pierres ne mentent pas. » - une voix dans la foule des ouvriers :« Oui, elles ne peuvent pas parler. »). À contrôler les rires et la rapidité des répliques, le détournement sexuel de la langue de bois (« Communiste de la tête aux pieds. Tendances oppositionnelles au milieu. »), la subversion des tournures les plus figées (« Staline seul le sait. »), le plaisir des réparties cinglantes, par exemple à l’annonce de la construction du Mur (« Tous mes compliments pour votre rempart de protection. Si j’avais su que j’étais en train de construire ma propre prison, j’aurais mis une charge de dynamite dans chaque mur. »). Bien du mal aussi à contrôler les silences. Tout se passe comme si le pouvoir s’étouffait lui-même sous les mots d’ordre écrits, les directives du Plan, les banderoles, le "prêche", les discours récités plutôt douze fois qu’une, sans compter les citations des "classiques" et de la "littérature" (Marx, Engels, Lénine, Staline). La parole qui circule attaque ce qui est écrit et prescrit, ruine l’autorité des livres. L’écriture est, elle, forcément du côté du pouvoir, et l’écrivain, un double du bureaucrate. Dans La Construction, par exemple. Le chantier industriel est une machine de théâtre, un lieu de rencontre aussi improbable qu’un hangar dans une pièce de Koltès, éclairé par les projecteurs des grues : les équipes de nuit tombent dans les trous du sol et les trappes qui s’ouvrent sous leurs pas montent sur les échafaudages et se croisent sous un ciel de béton. La Construction, « une machine de l’en-fer, un montage d’hier et de demain », dit le chef de chantier dès la première scène : comme souvent chez Müller, la construction industrielle devient allégorie du texte dramatique (l’usine de Ciment, Hamlet-Machine, Shakespeare Factory). Et les recommandations du Plan quinquennal comme les calculs de l’écrivain sont évidemment voués à ne jamais être suivis. Dès le début, les ouvriers construisent des ruines, les intellectuels (les ingénieurs) se rappellent la construction de la Muraille de Chine chez Kafka : le chantier industriel comme problème linguistique et nouvelle tour de Babel (« Je me spécialise ici dans la construction fragmentaire. »). Les corps des acteurs perturbent les projets rédigés dans les bureaux des planificateurs ou sur la table du dramaturge, l’humain est ce qui dérange les plans de la machine. Comme le dit fort justement le secrétaire du Parti :« Notre chair ne vaut rien comme matériau de construction. »

Notes

[1À quelques exceptions près : Le Briseur de salaires, grâce à la venue de la mise en scène de Müller au Théâtre de l’Europe, a été traduit par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, et publié par la revue Théâtre/Public. La Correction, traduite et mise en scène en Avignon par Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux, est publiée aux Éditions de Minuit.