Vacarme 09 / processus

par morceaux entiers

par

VACARME a proposé à Mohamed Rouabhi, auteur dramatique (Les acharnés, 1994 ; Les nouveaux bâtisseurs, 1997), de suivre son travail dans le cadre du projet de collaboration artistique qui relie Épinay-Sur-Seine à Ramallah, ville autonome de la Palestine. Un premier chapitre de cette aventure, intitulé « L’écriture avant Ramallah », figurait dans la rubrique Minorités du n°8 de VACARME, consacrée aux Exils en Palestine. C’est la rubrique Processus qui accueille cette fois Mohamed Rouabhi après son premier long séjour à Ramallah, où il a animé des ateliers d’écriture.

En arrivant à l’aéroport de Tel-Aviv, il y avait une foule considérable. Des centaines de pélerins juifs s’agglutinaient dans le hall climatisé où des éclats de voix dans toutes les langues sortaient comme des flammes de minuscules haut-parleurs plantés un peu partout sur les murs, entre les panneaux publicitaires vantant les mérites de cigarettes américaines. Trois heures quarante de vol n’éprouvèrent nullement mon envie de fumer et, sur l’invitation d’une des femmes juchées au-dessus d’un comptoir d’El Al, ce fut dehors, sur les marches qui mènent au grand hall de l’aérogare que je décidai de griller ma première cigarette depuis l’Europe. Il faisait-très chaud et la fumée semblait accrochée dans l’air par un anneau invisible. Lorsque j’avais quitté Paris, le matin même, il pleuvait et j’avais gardé ma veste de cuir. Je cuisais à petit feu. Trois jeunes Français-Israéliens s’affairaient près de moi autour d’un téléphone portable. L’un d’eux releva soudain ses manches de chemise et levant les bras au ciel les offrit aux derniers rayons de soleil. - Enfin, je me sens revivre, dit-il. - C’est normal, lui répondit l’autre, tu es dans ton pays.

Puis s’approchant de moi une cigarette à la main, il me demanda aimablement du feu. Il devait avoir une vingtaine d’années. Ses doigts étaient propres et ses ongles respiraient le soin d’une mère attentive et pointilleuse. Nous discutâmes un moment puis nous fûmes rejoints par les deux autres. Il me restait deux bouffées à tirer sur mon mégot. J’entendis au loin le sifflement d’un réacteur. Le premier garçon s’adressa à moi.

  • Tu es quoi toi ?
  • Je suis Algérien.

Il eut un mouvement de recul.

  • Je suis aussi Français.

Il semblait rassuré.

  • Tu vas rester à Tel-Aviv ?
  • Non.
  • Tu vas où alors ?
  • En Palestine.

Il regarda les deux autres avec étonnement. Le Boeing bleu et blanc qui venait de décoller devant moi retint sa respiration un moment, le nez pointé vers le ciel.

  • C’est où ça ?

D’ordinaire, je déteste voyager. Je n’aime guère marcher non plus. Enfin me retrouver hors de chez moi, c’est-à-dire hors les limites du département de la Seine-Saint-Denis où je demeure depuis plus de trente ans, ne serait-ce que pour me rendre à Paris, m’insupporte. J’éprouve des difficultés à côtoyer la foule, le remue-ménage incessant. J’ai pourtant besoin de musique et d’une manière générale du bruit de la cité pour me mettre à l’ouvrage et trouver les mots dans le chaos de l’activité urbaine. J’écris dans le désordre du monde, dans ce qu’il a de plus inconstant et de plus mystérieux, de plus insupportable et de plus beau : le spectacle et la manifestation de la vie sous toutes ses formes.

Une semaine avant de venir en Palestine, j’ai été contraint par la force de quitter ma maison. Pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé sans toit, sans maison, sans rien. Tu es d’où ?

Mon pays est la France et je n’habite nulle part.

Tu es d’où ?

Ici, tout le monde pose à tout le monde cette interrogation capitale, fondamentale, qui détermine ton appartenance à une communauté, à un peuple, à une tribu. Une des petites filles qui travaillent dans un de mes ateliers d’écriture a écrit :

Mes parents sont d’un village de Palestine qui n’existe plus. J’habite dans un pays dont on dit qu’il appartient à un autre. Où suis-je ?

Je pensais à ma maison.

Je pensais à ma maison, elle aussi, occupée. Je pensais que quelqu’un d’autre m’avait moi aussi chassé de ma maison peu de temps avant que je ne quitte ce pays où je n’avais plus de maison. Je pensais que cet autre avait repeint les murs, avait aussi effacé les traces de mon passage, avait fait se dissoudre dans l’air les parfums de ceux que j’aimais et qui m’avaient honoré de leur présence quand je vivais dans cette maison et quand cette maison était aussi le refuge pour un temps de ceux que j’aimais : les enfants du quartier, des amis, voisins, des femmes.

Je pensais que cet homme avait trouvé dans les recoins de ma maison des papiers, des objets sans importance, les petites choses qu’on abandonne à l’histoire et aux souvenirs quand on quitte pour toujours un endroit, des choses qui font qu’on laisse pour toujours un peu de soi dans l’endroit qu’on quitte et qui font que cet endroit vit encore un peu pendant notre absence.

La vie continue ailleurs et ici en même temps. Ici et nulle part. Là-bas et nulle part.

Un jour, à Ramallah, je rencontrai une très belle femme. Au bout de quelque temps j’osai lui proposer de partager un déjeuner en ma compagnie. Elle accepta.

Nous nous retrouvâmes à une table. Nous commandâmes à boire et à manger et nous discutâmes de longues heures. De nos vies, de nos projets, de l’avenir. Le temps passait et je ne remarquais rien. Je regardais le visage de cette jeune femme qui devait avoir à peu près mon âge. J’aimais son nez et ses yeux, la forme de ses lèvres et son sourire. Je pensais que j’aimerais sans doute vivre avec une personne comme elle, quelque part dans ce monde. En Palestine, en France. Quelque part dans une maison quelque part dans notre monde qui nous tend quelquefois les bras.

Nous parlâmes de l’occupation. Elle me raconta la ville, les gens qu’elle avait connus, Paris, où elle avait séjourné une quinzaine de jours. Des morts. De la prison. Des martyrs. De la guerre.

Je pensais que j’aurais été heureux d’accueillir cette jeune femme chez moi et de lui raconter des histoires, et d’accueillir des Palestiniens et des enfants, et d’accueillir aussi ceux qui m’avaient accueillis ici dans leur maison, ici dans leur pays occupé par quelqu’un d’autre.

Je pensais que j’allais. quitter un pays où j’avais rencontré des gens à qui on avait tout pris, pour regagner un pays où je venais de perdre beaucoup. Ma maison.

Je pensais que ma maison était quelque part par ici.

Je pensais que j’allais me lever et dire : - Viens, allons chez moi, je te ferai du café. Je te montrerai ma maison et je te raconterai l’histoire de cette photo. Mais elle ne buvait pas de café.

Où est ma maison ?

Où se trouve celle que j’aime ?

Dans un pays où je n’ai plus de maison dans une ville où je n’ai plus de raison de vivre car ma maison est occupée par

quelqu’un et que mon cœur est occupé par le souvenir d’une maison où j’ai aimé celle que j’aime et où j’ai laissé le parfum de celle que j’aime se fondre dans l’air et disparaître dans le souvenir de cette maison qui a vu naître notre amour, cette maison qui a vu disparaître notre amour.

  • Tu t’appelles comment ?
  • Muhammad.
  • Tu es Arabe alors, comme nous ?

- Oui.

  • Tu vas faire quoi avec nous ?
  • On va écrire.
  • Écrire quoi ?
  • On va écrire. Qui on est. Notre nom. D’où on vient. On va se souvenir. On va essayer de se rappeler les choses importantes de notre vie. Pour ne pas les oublier. Pour que personne ne puisse un jour les prendre. - On nous a pris notre pays. Tu sais ça ?
  • Oui.

Ils ont commencé à écrire. Au bout d’un moment, une fille a levé la main.

  • On écrit où on habite ?
  • Oui.

Elle écrivit puis s’arrêta, leva la tête :

  • Et toi, ta maison, c’est où ?

Je la regardai un instant.

  • Ma maison, c’est vous.

*

Au bout de quelques semaines, je nouais avec cette cité des liens profonds qui semblaient déjà inaltérables. Mon travail quotidien était difficile et consistait en une longue suite d’organisation et de désorganisation de toutes sortes. J’avais une soixantaine de personnes réparties en six groupes à travers toute la ville. Mes journées commençaient vers dix heures du matin et s’achevaient tard dans l’après-midi. Le vendredi et le samedi étaient mes jours de congé mérité.

Je proposais à chacun des groupes un programme de travail sur un mois et je devais à chaque fois improviser selon les absents, les nouveaux, les retards, les défections.

Le soir, je passais mon temps libre dans les rues, me frayant un chemin à travers une population dense et composite qui me protégeait comme

une deuxième peau. À chaque pas, une nouvelle odeur, un nouveau son, des voix et des regards différents, mêlés de souvenirs, et d’images vues à la télévision : les enfants jouant aux cailloux sous les oliviers près de la route, les bédouins préparant leur café, les marchands de pois-chiche grillés poussant leur chariot de bois, les jeunes chabab glandant dans de grosses cylindrées allemandes, les lunettes vissées sur les cheveux gommés, regardant passer les filles, en silence, sans un sourire.

Mes flâneries m’amenaient tantôt dans les artères surpeuplées du centre de Ramallah, tantôt dans les rues ouvertes sur les collines, chemins improbables vers les colonies qui entourent la ville, araignées rouges attendant le moment propice pour étouffer leur proie. Mais le plus clair de mon temps, je le passais à travailler et à préparer mes journées d’atelier d’écriture. J’ai beaucoup fraternisé avec Faysal, un Palestinien qui m’accompagnait dans mes périples et qui me servait de traducteur quand mon anglais ne m’était d’aucune utilité et que mon arabe demeurait, malgré mes efforts, insuffisant pour communiquer avec les -Jeunes. Faysal est frappé d’une interdiction de séjour à Jérusalem et pas question pour lui de franchir les check-point et risquer de se faire contrôler dans la vieille ville sans les documents nécessaires à sa libre circulation. De très nombreuses personnes sont dans sa situation et il me fut impossible d’évaluer leur nombre dans toute la Palestine. Un membre de la Palestinian Autority me confia même qu’en haut-lieu ils ignoraient combien ils étaient. J’avais donc en tout trois traducteurs plus quelqu’un qui s’occupait de faire les versions françaises des textes écrits en arabe.

Nous travaillions ensemble au centre de détention de _Dar Arlam avec des jeunes mineurs en détention préventive. Ce jour-là avec Faysal, nous nous étions donné rendez-vous à l’ombre, près de l’arrêt de bus. Il faisait une chaleur terrible. Nous dégustâmes des glaces dans l’épicerie climatisée qu’il y avait un plus haut sur Jaffa St. et Faysal acheta une bouteille de lait caillé qu’il laissa pour morte le temps de regagner le centre, deux cents mètres plus loin...

Le directeur nous accueillit chaleureusement comme à l’accoutumée dans son bureau et, se penchant en arrière, il appuya sur un minuscule bouton. À l’étage supérieur, nous entendîmes le tintement d’un carillon et, quelques secondes après, les pas précipités d’un des jeunes qui venait frapper à la porte entrouverte du bureau. Le directeur commanda des cafés sans sucre pour trois et le jeune garçon disparut aussi rapidement qu’il avait surgi.

Faysal s’entretint un moment avec le directeur. Je suivais vaguement la conversation. Mon esprit était retenu ailleurs.

Je pensais que j’allais bientôt quitter ce pays et tous ceux que j’avais rencontrés ici. Je pensais que mon arabe s’était nettement amélioré depuis quelques jours et que j’arrivais même à percevoir des bribes de conversation tout en laissant vagabonder mon attention hors de ces murs immenses et accueillants.

Je commençai maintenant à me rendre compte de combien ce voyage avait été salutaire pour moi. Combien il arrivait à point nommé dans mon parcours et ma vie personnelle depuis plus de vingt ans. Cette langue que j’avais laissée dans un coin retiré et obscur de ma mémoire me revenait maintenant par morceaux entiers, tous reliés entre eux par des voix connues de moi, des intonations qui ne m’étaient plus étrangères, qui ne m’apparaissaient plus comme les témoignages douloureux d’un être cher qu’on perd à jamais et qui revient parfois vous dire combien le chemin vers l’oubli et le pardon est hostile et interminable. La voix de mon oncle en Algérie, éraillée et rugueuse, boisée, parfumée d’ail et de thym, mon oncle qui m’adorait et qui pouvait réciter par cœur n’importe quel passage du Saint Coran qu’il connaissait sur le bout des doigts, comme un homme peut savoir le chemin qu’il faut prendre pour rentrer chez lui, où qu’il se trouve dans le monde. Il me revenait en mémoire le son des voix mêlées aux bruits de la nature, cette nature qui rend le monde des hommes si insignifiant et si bouillonnant. La voix de ma grand-mère dont je n’ai plus que quelques tintements, des bouffées de syllabes rondes et volatiles, lorsqu’elle sortait de la maison de mon oncle pour aller

dans le jardin, femme de plus de cinq mille ans qui redessinait dans l’espace les gestes de ceux qui avaient peuplé la terre quand ils s’agenouillaient sur le sol rouge pour faire vaciller la flamme d’un feu qui éclaire soudain les ténèbres, quand la nuit dévore lentement le soleil, à l’horizon des montagnes africaines, sauvages, immuables, couverture jetée sur la cime du ciel.

Ma grand-mère était aveugle. Pour elle le monde était une chute continuelle et vertigineuse vers le néant. Le souvenir de la lumière qui brûle la surface du monde avait été effacé à jamais de sa mémoire et de la mémoire des hommes et des femmes qu’elle pouvait - appréhender, comme des fantômes qui d’un seul coup vous traversent, sans même les avoir entendu ni senti venir à vous. Cette même force qui faisait se tordre les collines et incinérer les plantes dans un désert sans fin, s’emparait soudain de cette femme, qui trouvait, dans un coin des plus reculés de son être, le besoin de se lever ; de marcher, de se baisser dans un espace infini acquis tout entier aux ténèbres et à la solitude.

Je la suivais parfois du regard, lorsque, d’un coup, sans que son visage n’exprime le moindre mouvement, elle repliait les jambes sous elle, se penchait en avant, la tête touchant presque le sol dans un salut fervent à un dieu imaginaire, et se déployait pour se lever, imposant aux forces qui régissent la rotation du monde autour du soleil, un nouveau cataclysme. Elle était debout, humant l’air comme le font les animaux de proie en quête d’un combat incertain, et se dirigeait d’un pas lent vers l’ouverture du monde, petit carré dévoré par la lumière dans un des murs épais de la maison. Ma grand-mère était maintenant dehors, dans le désordre et le chaos du monde, cherchant son chemin dans la nuit éternelle qui s’était réfugiée dans l’infini de ses orbites vidées.

Au bout d’un moment je sentis sur moi le regard insistant de Faysal et je compris alors qu’il venait de me parler sans pour autant obtenir de réponse.

Un silence avait suivi et je vis le regard du directeur me scruter comme si j’avais été un sujet d’étude anatomique. Il me sourit et me parla. Oui, je voulais bien de ce café. Une

vieille femme que je n’avais pas entendu entrer, tenait entre ses mains rouges un petit plateau sculpté d’argent, aux motifs délicats, sur lequel était posés trois verres fumant d’un liquide noir et opaque qui tournoyait animé en son centre par un tourbillon invisible. Je levai les yeux sur elle. Elle n’était pas aveugle. Ses yeux cherchaient les miens dans un regard qui pénétrait jusqu’au plus profond de mon être, m’adressant par là un secret connu de personne qui provenait d’un temps reculé où peut-être dans ce monde tout semblait plus simple. Je bus le café en me brûlant à deux reprises les lèvres. Je fermais les yeux. J’entendis au loin une cavalcade et mon nom résonner contre les murs, mon nom hurlé par des voix enfantines, ces mômes qui étaient là dans cette enceinte pour avoir tué, violé, volé, agressé, ces mômes à qui on n’avait rien donné de l’amour d’une mère, de l’attention d’un frère ou d’une soeur, les visages ravagés par les coups et le soleil qui brûle le sang des enfants criminels du bout du monde, enfants d’un pays en guerre que ni la guerre ni la haine ni la solitude et l’abandon n’épargnent, enfants d’un autre siècle, sans patrie, laissés pour compte, attendant le moment d’écrire et de faire des dessins pour pouvoir être ensemble et se souvenir des bons et des mauvais moments de leur petite vie de merde, petites vies dont presque tout le monde se fout. J’ouvrai les paupières et la lumière mit un certain temps à se répartir convenablement à l’intérieur de mes yeux.

Je me levai en même temps que Faysal et ma tête se mit à vaciller. J’avais devant moi les crânes rasés des neuf enfants qui attendaient sagement le moment, le sourire accroché aux lèvres sales.

Salaam Alekum. Alekum salaam.

Je commençai alors une nouvelle journée.

Ramallah/ Jérusalem/ Rome/ Paris

juin 1999