Vacarme 09 / chroniques

l’amputé

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On m’appelle l’amputé ; la locomotion n’est pas en cause ; ce sobriquet n’a pas de provenance - je veux dire : ce ne sont ni des amis ni des indifférents qui l’ont associé à ma personne. Mes jambes ne sont sûrement pas en cause. Ce surnom a conquis la notoriété publique du jour où une phobie me força à quitter ma chambre précipitamment afin non pas de me rendre à tel ou tel endroit mais parce que je ne réussissais plus à tenir dans cette chambre justement. Mes bras, mes doigts, je peux les dénombrer ainsi que, sourdement, plus rarement, mes entrailles. Si quelque organe manque dans mon ventre, d’autres envahissent sa place et assument sa fonction. Les dents, le nez, la bouche, nul besoin là encore de vérification, puisque je dévisage les gens afin qu’ils me dévisagent et se récrient, au cas où quelque chose manquerait (ainsi que je le soupçonne sans cesse), et que l’on supporte mes regards insinuateurs sans manifester autre chose que de l’agacement. Or il manque, ce membre ou cet os ou cet organe en l’absence duquel je plie, je plie, même allongé de toutes mes forces dans un lit à rebord moins long que moi afin que mes pieds ainsi que mon crâne touchent le bois et s’éprouvent, afin qu’entre eux le reste de mon corps endigué possède une existence matérielle. Les douleurs lombaires consécutives à ce sommeil vertigineux qui est mon privilège prouvent que mon dos existe à son tour. Rien n’y fait. L’amputation est moins sensible qu’ailleurs quand je gis, néanmoins il fait défaut, ce poids de matière, quanti-té déterminée qui a été ponctionnée sur ma personne. Parfois mes chairs se ras-semblent et je peux encore exercer les prérogatives de tout individu complété, atteindre à une latitude de mouvements comparable à celle dont bénéficient la plupart des hommes. Parfois seule-ment ; sinon je plie autour de cet axe manquant. Avancer que je me voûte c’est ne rien dire car tout le monde se voûte et qu’il y a dans mon logis l’espalier de mon enfance auquel je me sus-pends malgré l’ennui ; malgré le caractère fugace du soulagement_ que cet exercice me procure. Jusqu’en pleine rue, j’ai brusquement le réflexe de tâter : ma main se porte à ma joue, à ma hanche, mes doigts touchent une molaire, un genou, puis je range cette main inutile dans ma poche : ce qu’elle s’attendait à trouver absent est ici bien que, effectivement, ma main n’ait pas jailli par hasard : l’amputation a retenti, ce forage infernal dans ma chair, qui assomme également mes facultés intellectuelles, lorsque je sens les reliefs, les contours, la familiarité des choses s’abolir dans un miroitement universel. J’ai soupçonné ma main gauche d’être postiche, un surgeon artificiel de bonne qualité qui ferait porter au reste de mon corps cette horreur qu’il charrie de ne pas être sang et os. Des vérifications m’ont convaincu de ma méprise ; je soupçonne donc depuis plusieurs années le creux de se terrer dans mon ventre puisque je ne peux rien prouver là-dedans. Dédouanée, ma main gauche cherche pour moi - autant dire ` â ma place", lorsque je n’en ai plus la force. Cette amputation me diminue quelles que soient les circonstances, je divague dès que bon lui semble de m’assaillir.

La proximité d’une chaise ne me ras-sure pas, même si elle est un prerequisit à toute comparution au-dehors de ma chambre. Pourtant, consterner l’humanité ne me cause plus tellement de remords étant donnée ma propre déréliction, quand je plie tout entier - c’est ainsi que l’on nomme l’immobilité qui me gagne lorsque cette chair absente ou quoi que ce soit répand ses ondes émollientes à travers moi, que littéralement un tourbillon abaisse mon front sur la table ou vers le mur, et que, écartant les lèvres, je peux uniquement ressentir combien je ne sens plus rien - quand je ne sais plus lever le petit doigt, l’engourdissement ayant pénétré jusqu’à mes réflexes. Alors je le devine, ce membre, cet os ou cet organe, dans un contre-jour, volume absent au sein de tous les volumes parsemés de sensations usuelles, alors je perçois sa forme et comprends que ma main se voue à des recherches inutiles. Inutile égale-ment de demander ce qu’il en est à ceux qui emploient ce sobriquet pour me désigner ; si les gens possèdent l’art des surnoms, ils ignorent d’où ils le tiennent, car le signe qu’ils détectent et baptisent rôde devant chaque être au même titre que son odeur corporelle ; quand un esprit passe dans le plan de ce savoir et parle sous cette obédience, ce qu’il profère coule d’une source fermée à son intelligence. Sa clairvoyance n’en est que plus imparable, cette surface de vérité absolue qu’aucun raisonnement ne leste de ratiocination. Lorsque je comprends que l’intérieur de mon corps est en cause tout autant que les parties qu’il offre au regard, je n’incrimine plus mon visage, je renonce au rêve de porter un voile, ce que ceux de mon sexe ne peuvent envisager à ce que je sache. Or un amputé de ma sorte se doit d’agir, nul ne sait pourquoi, de quitter la chaise, la pièce, de quitter l’immeuble où il fait antichambre. Je l’ai dit, ce qui lui manque n’interdit pas la locomotion, l’usage de la langue ou des deux mains. À quoi l’organe, l’os ou le membre aurait-il servi que l’amputé n’accomplisse déjà dans le cercle de la gaucherie individuelle ? Frapper mieux à des portes choisies avec un plus haut discernement ? Ou se lancer à travers les rues et la steppe, dans l’espace qui monte entre les villes ? Peut-être que l’amputé, s’il recouvrait son intégrité physique, réussirait à rester en place. Le chirurgien illustre capable d’une telle opération ne s’est pas fait connaître. Cette infirmité qui choque au premier abord, mais à laquelle les gens s’accoutument si rapidement que l’amputé pense : « Ça se voit comme le nez au milieu du visageest ta devise », et tombe dans le travers de rappeler à ceux qui n’y prêtent plus attention le démembrement dont il est victime. Mais - la rareté du ciel lorsqu’il blanchit, les rues déformées, le dimanche soir en Occident - à force de réfléchir, l’amputé renonce à quitter sa chambre, scrute et le lit et l’espalier, perd la notion des formes, n’entend plus aucun bruit aux alentours, renie les grouillements qui du fond de sa poitrine lui ordonnent de se lever, laisse ses mains se placer contre ses cuisses. Alors, penché en arrière, il lui apparaît qu’il se trouve amputé de son sang. Cette chair fusée demande le repos ; le lit absorbe les quantités de fluide que verse le corps de l’amputé au cours de chaque hémorragie, tirant parti de cette miraculeuse propriété : le sang de cet homme est clair comme du lait coupé d’eau, sa peau est un tissu flexible de petites brèches, si cela est concevable. Les heures s’élargissent sur le sommier. Ici, son temps n’est la proie d’aucun marchandage. Ces draps gonflés, cartonneux, portant des taches blanches, cachent une éponge. Et une multitude de preuves confirment cette révélation. L’anémie règne sans partage sur la totalité de son existence ; depuis tant d’an-nées, il se place à disposition d’un même meuble ; nulle maison où il a séjourné n’en était dépourvue, et celui-là, de lit, dernier représentant d’une longue lignée, sous combien de toits fut-il démonté puis remonté ? Au petit matin l’amputé sort de ses draps en tâtonnant, la tête remplie d’un tour-billon. Néanmoins, à la mi-journée, il souhaitera à toute force se jeter sur son lit court et, songeant aux deux occasions dans lesquelles il retrouve ses esprits et conquiert la plus grande lucidité, admettra qu’il ne renoue avec la vie qu’en deux endroits : son matelas et la pleine rue - quand elle grouille de monde au point de devenir trop étroite. Pensant de la sorte, il renverra aux calendes l’achat d’une literie correspondant à sa taille -jugeant au fond qu’il ne doit pas mépriser l’extraordinaire qualité du repos qu’il goûte dans celle-ci, comparé à la lenteur souffreteuse de l’existence diurne et au saccage de ses aspirations par ce membre, cet organe ou cet os qui lui fait défaut.