le dormeur et l’artificière

par

Chronique d’une disparition est le film qui a fait connaître l’année dernière
Elia Suleiman au public français. Retour sur le journal intime et politique, entre Nazareth et Jérusalem, d’un retour en Palestine.

1. « Chronique d’une disparition »

« ... cette nouvelle manière d’être qu’est la disparition... »
Maurice Blanchot

Si la disparition est une nouvelle manière d’être, c’est sans doute la seule qui ne souffre pas l’installation. L’exil n’est pas une identité. Et la disparition peut faire l’objet d’une « chronique », tout comme ces anciens récits de voyages ou témoignages de contemporains sur les agitations du temps. Tout ce qui relie la Palestine à l’Angleterre (le mandat britannique, c’est l’entre-deux-guerres, c’est entre Istanbul et la proclamation de l’État israélien, c’est aussi le fossé qui se creuse entre deux mondes, deux représentations sans doute radicalement hétérogènes, disons, de l’identité nationale ; ce qui ne revient pas à dire, comme les vieux historiens israéliens, que l’identité palestinienne se serait construite en réaction contre l’immigration juive), n’est-il pas dans ce « chronique » qui affecte la « disparition » d’une temporalité indéfinie ? Comme le chat de Cheshire qui n’en finit pas de ne pas disparaître... Et tout ce qui relie la Palestine à une identité évanescente, à une non-identité, à quelque chose comme une liberté et un devenir, n’est-il pas dans cette « disparition » chronique ?

Les Palestiniens sont dits, se disent « de l’intérieur », « des territoires », « de 1948 » ou « de 1967 ». Le film trace l’une des géographies possibles de cette oscillation : retour de l’exilé dans sa ville natale (Nazareth, à l’intérieur des frontières israéliennes), voyage à Tibériade (au bord de la frontière syrienne), à Tel-Aviv (première capitale de l’État israélien) ; emménagement à Jérusalem (capitale actuelle, où voisinent juifs et Arabes, la partie orientale de la ville est arabe mais occupée depuis 1967) ; excursion à Jéricho (la ville la plus importante de l’autonomie palestinienne) ; retour à Nazareth, condamnée à l’endormissement provincial et au tourisme par son histoire et sa géographie.
Retour de l’exilé dans sa ville natale, Nazareth. Passage d’un exil manifeste à ce qui n’a rien d’un exil « intérieur », mais multiplie au con-traire les manifestations de surfaces de ce non-sens particulier, toute une symptomatologie politique, produite immédiatement et continûment par le caractère insensé de cette sorte singulière d’occupation qu’est l’absorption. Le film est largement construit à partir de la captation des effets réels d’une chaîne proliférante de non-sens : le non-sens comme production historique sans sujet. Mais la matière de ce non-sens d’expression purement visuelle est trouée par des moments d’intensité de sens si puissante que c’est comme si le film, tout à coup, se mettait à parler, à tenir un langage discursif. C’est particulièrement le cas aux deux moments où l’on entend l’hymne national israélien, la première fois chanté par la jeune Palestinienne, Adan - magnifiquement jouée par Ula Tabari -, la seconde fois, clôturant les programmes de la télévision israélienne devant lesquels les parents du réalisateur se sont endormis.

La disparition - et la disparition chronique, non la simple absence - d’un sujet simplement porteur (auteur) du discours - par exemple du discours de la revendication - est encore dans le nombre de langues que l’on entend dans le film. L’arabe, qui est la langue occupée ; le russe, qui joue singulièrement dans le film le rôle de langue otage pour l’occupant, partageant l’exil avec l’occupé ; le français, langue du commentaire, du « discours sur » ; enfin l’hébreu, parlé comme on se bat par une femme pour qui il est la langue d’assujettissement, et parlé d’autre part par des appareils (l’émetteur radio, la télévision) dont l’indice de manipulation fait l’objet d’un retournement qui forme le cœur de la trame fictive.

2. Nazareth, Jéricho

Ouverture du film : le sommeil. Un long plan contournant le torse et le visage du père endormi dans la pénombre. On n’identifie pas tout de suite la respiration régulière de quelqu’un qui dort, on voit qu’il s’agit d’un corps, d’une peau, on n’identifie pas tout de suite la forme, c’est légèrement inquiétant, et, à cause de la régularité de la respiration, on attend avec un peu d’inquiétude le moment, le moment dans ce long plan, où l’on saura à quoi correspond cette matière visuelle et sonore, de la peau et de la respiration. On est proche des perceptions de l’enfance où l’identification de la forme prend un peu de retard, où ce retard crée l’appréhension. Mais la possibilité d’un être d’angoisse se mue dans la figure pleine de douceur du vieux père endormi.
Le sommeil revient dans toute la première partie. Sommeil de la mère, sommeil du père, siestes parentales saisies avec la plus grande tendresse. Corps endormi de la mère, comme un être aquatique sur le canapé du salon. Le canapé ignore d’une manière obtuse le prix du fardeau qui l’occupe et demeure indigne de l’accueillir. Mais le sommeil de la mère se satisfait de cet inconfort. Le corps endormi de la mère ne formule pas d’exigence, mais le plan de la caméra est comme un appel : « Canapé, montre-toi accueillant pour le sommeil de ma mère ! »

Corps endormi du père sur le lit, dans le miroir, la radio posée sur la jambe. Bruits et lumière filtrés des siestes méditerranéennes.
Le sommeil est aussi ce qui clôt le film, avec l’hymne national israélien et les drapeaux israéliens sur l’écran de télévision. C’est le soir de Yom Kippour ; à l’écran on a suivi le texte sacré qui promet aux juifs le pardon et l’inscription dans la vie. Et puis on entend l’hymne national israélien et, à l’écran, on voit d’abord un drapeau, puis trois. Les parents, dans la maison silencieuse, dorment. Le silence résiste au bruit de l’hymne. Les instances israéliennes qui ont participé au financement du film (en dépit d’elles-mêmes, mais Elia Suleiman est citoyen israélien, et comment refuser à un citoyen israélien ce qui lui revient de droit ?), ont montré, en voyant le film, de la mauvaise humeur. Pourquoi soutenir ce film, a-t-on dit à ceux qui l’avaient défendu, il n’y a pas d’his-toire, on ne comprend rien (« C’est vous qui avez fait cela ? », avaient demandé ses visiteurs allemands à Picasso devant Guernica). À cela répond le dernier plan du film, avec les vieux parents endormis devant l’hymne national israélien qui résonne sur la maison silencieuse (« Non, c’est vous », avait répondu Picasso).
La première partie s’appelle « Nazareth, journal intime ». Intimité tissée dans l’ensommeillement, mais aussi dans la triste clownerie de l’ennui, et la contrariété d’événements qui se succèdent sans qu’il soit possible de s’acheminer vers une quelconque édification, puisque les choses se défont (comme le chameau en bois qui tombe tout le temps sur l’étagère de la boutique de souvenirs « Holyland »), que les successions nous sont adverses (l’oiseau ne se met à chanter que quand on n’attend plus rien de lui, le jet d’eau, sur le front de mer à Tel Aviv, se remet à fonctionner dès que l’on a renoncé à le contempler), que la physique même cherche à nous tromper (la lumière, dans la maison de Jérusalem, s’allume en dépit des lois qui gouvernent les circuits électriques). Nazareth se trouve à l’intérieur des frontières dites « de 1948 », et les habitants de Nazareth sont des Arabes israéliens, des « Palestiniens de l’intérieur ». La première partie du film, « Nazareth, journal intime », est une tentative esthétique et politique de traiter l’accablement comme une alternative à l’exil. C’est ce qu’Elia Suleiman appelle, ici et là dans des entretiens, « schizophrénie ». Le regard est celui d’un témoin-participant muet, un Buster Keaton qui aurait laissé tomber ses amourettes désolées pour mettre la main sur les cartons du film (le réalisateur est dans le film, il en est l’un des deux principaux personnages, mais il ne prononce pas une parole. Il n’exprime ses pensées que de manière scripturale sur un écran d’ordinateur). L’hostilité des choses et les tensions créées par la provincialisation et le confinement de la ville devenue site touristique sont exprimées par l’exacerbation du caractère burlesque des situations.
La dispute des femmes qui épluchent l’ail dans la maison.

La séquence récurrente, devant le snack-bar, d’une voiture chaque fois différente arrivant en trombe et les occupants, deux hommes, sortant de la voiture, la première fois pour se battre, la deuxième fois, le père pour battre le fils, la troisième fois pour échanger leurs places.

Les rues en pente de Nazareth filmées de manière à donner l’impression de quelque chose d’éternellement bancal ; évidemment cette impression culmine dans la scène du chameau en bois qui tombe tout le temps sur l’étagère.

L’avant-dernière partie du film est tournée à Jéricho, la plus grande ville des territoires occupés par Israël en 1967. Aujourd’hui la ville est sous l’Autorité palestinienne. Premiers balbutiements d’une éventuelle matérialisation de l’« Idée Palestine ». Schizophrénie, là encore ? Sur la terrasse vide d’un restaurant de Jéricho, le crépuscule est dénoncé par l’incertain clignotement des ampoules électriques, pas encore bien assurées de l’autonomie. À Jéricho, Elia Suleiman nage dans une petite piscine, sous le regard de Yasser Arafat en fresque sur un mur. La piscine est trop petite, ou les brasses trop longues, ou l’écran trop étroit. Mais Elia Suleiman ne se lasse pas de nager et quelque chose dilate l’image et diffuse une sorte d’intoxication de l’obstination par elle-même, quand bien même on aurait du mal à trouver de l’optimisme dans le film. La résistance de l’eau est la figure de la contrariété des événements, mais la nage d’Elia Suleiman est une figure de la résistance opiniâtre. « La conscience latente serait la Palestine », voit-on à un autre moment s’inscrire sur l’écran de l’ordinateur qui double l’écran du film. Latence de la résistance et notation minutieuse des effets d’une sortie dans le réel. (Que traduit le sous-titre « latence » ? Dans le Petit Robert, l’antonyme de « latence » est « crise ». Les balbutiements de l’autonomie palestinienne après les accords d’Oslo - le film a été tourné en 1995, juste avant l’assassinat de Rabin - doivent-ils être analysés sous l’angle d’une crise, c’est-à-dire d’une sortie critique de l’espace de l’idée dans l’espace tourmenté de la pesanteur des choses ? Le courage de la sortie et l’exil de l’Idée... Mais on a appris, dans la deuxième partie, qu’il ne fallait pas prendre Oslo pour le Messie...)

3. Géographie d’un retour

Entre Nazareth et Jéricho, Jérusalem. Si c’est l’impression de quelque chose de bancal qui domine dans la première partie, c’est, dans la deuxième partie (« Jérusalem, journal politique »), une impression de décalage permanent, de bizarrerie. On ne sait pas très bien si on n’arrive pas à coller à la réalité, ou si c’est la réalité qui ne colle pas à ce qu’on en attend comme cohérence et comme permanence. Scène insensée des policiers israéliens investissant la maison du cinéaste, avec Yma Sumac, l’extravagante péruvienne, en contrepoint sonore. Le retournement de ce sentiment par le personnage de la jeune femme, Adan, avec l’émetteur radio capturé, est une pure merveille. Le personnage d’Elia Suleiman est toujours décalé, ne comprend pas ce qui lui arrive ; le personnage d’Adan comprend très bien. « Oslo ne vient pas, Oslo ne téléphone pas non plus », citation déformée d’un célèbre titre de rock israélien de 1985 qui faisait référence aux années Begin, à la situation en Israël dans les années 1980 : on attend le Messie, dealer ou sauveur, mais le Messie ne viendra pas, il vient de sauter d’un toit parce que la bourse s’est effondrée... Parabole sur la « normalité » ardemment désirée par les Israéliens, exemplifiée par la consommation, l’inflation et la crise boursière des années Begin, et qui nécessitait évidemment d’oublier l’existence des Palestiniens (à cet égard, il faut remarquer que la schizophrénie dont parle Suleiman est aussi bien celle des Israéliens, qui ne parviennent toujours pas, dans leur majorité, à considérer en face les problèmes posés dans la réalité par les différentes variantes contemporaines et successives de l’occupation). Ironie insensée de voir Adan susurrer ces phrases dans cet hébreu parfait qui ne lui a pas permis de trouver un appartement à Jérusalem-Ouest (la partie juive de la ville), mais lui permet de faire perdre la boussole à toutes les patrouilles de police de la ville. Désabusée sur les « dialogues de paix » avant même l’assassinat de Rabin et avant l’arrivée de Netanyahou en fossoyeur du processus de paix, elle murmure « Jérusalem n’est plus réunifiée », ce qui revient à peu près à annoncer aux patrouilles la fin du monde. Enfin, dans un fauteuil aux couleurs du drapeau palestinien, elle chante à l’adresse des mêmes, toujours dans l’émetteur captif, l’hymne national israélien dont le texte, célébrant l’espoir vivant d’une renaissance nationale, pourrait aussi bien être celui d’un hymne palestinien. C’est beaucoup, et du coup, les patrouilles
retrouvent le nord. L’arrestation et la disparition sous une explosion de feux d’artifices se déroulent sur une chanson de Leonard Cohen dont les premiers vers pourraient servir d’exergue à la partie nazaréenne :

They sentenced me to twenty years of boredom
For trying to change the system from within

Nazareth, retour de l’exil, exil et retour du politique du plus profond d’un profond sommeil. Jéricho, occupation, désoccupation, promesses et incertitudes. Jérusalem, affrontements infiniment différés et retournement ironique des images - images des femmes, images des Palestiniens, images du terrorisme. Le terrorisme-feu d’artifice, le terrorisme-parole, le terrorisme-reprenez vos images, nous avons les nôtres.

4. Les femmes

Peu de films montrent les femmes ainsi. Peu d’hommes ont filmé avec autant de douceur et d’empathie, avec une telle puissance de dessaisissement, le corps déformé d’une vieille femme, en l’occurrence la mère du réalisateur. Quant au corps guerrier d’Adan, ce n’est pas celui d’une amazone, d’une guerrière piégée dans une représentation masculine de l’affrontement. Ce qui est magnifique, dès la première scène où elle apparaît, chez l’agent immobilier, c’est que le corps d’Adan mène sa propre guerre, que la caméra se contente d’enregistrer (rarement l’opposition marquée par Serge Daney entre « enregistrement » et « prélèvement » a rencontré autant de pertinence qu’ici) ce que le corps d’Adan est disposé à lui laisser. Absence d’acharnement d’où naît la poésie même. Et merci, infiniment, pour le regard échangé entre Elia Suleiman et Adan chez l’agent immobilier. La posture chevaleresque a enfin trouvé un substitut égalitaire dans les temps modernes. Ni protection, ni connivence, mais reconnaissance devant l’adversité. Le regard dit : il y a cet homme qui essaie vainement de travestir son désir en protection. Il y a cette situation affligeante où l’adversité se trame tantôt entre juifs et Arabes, tantôt entre hommes et femmes, et où il serait bien trop simple que les deux trames se recouvrent. Et l’échange de regards dit aussi : « - Je n’ai pas besoin de toi pour me défendre, mais regarde et instruis-toi. » / « - Je ne suis pas ici pour te défendre, tu le vois, je lis. Pas possible d’être à deux sur un front quand de toutes parts menace l’accablement, notre ennemi commun. »

« Je me déplace dans l’espace pour dilater le temps. » À Jérusalem, le réalisateur vit seul dans une grande maison. Le soir il passe d’une pièce à l’autre pour éteindre les lumières, c’est la cérémonie nocturne. Après Oslo, retour d’exil ? La minutieuse et rituelle promenade dans les pièces de la maison hiérosolymite, l’hostilité du circuit électrique et l’impropriété du corps à s’adapter aux cadres des portes, marquent que l’exil n’est pas un temps, mais un espace que l’on emporte avec soi jusque dans le retour. Inadéquation à l’espace et non période délimitée du temps, l’exil entretient cependant avec le temps un rapport exigeant. L’exilé réclame de faire entrer le temps dans d’autres cadres que ceux qui prévalent autour de lui, pour dérober à la survie (la vie en sommeil) des parcelles soustraites à la nécessité. Poésie encore.

Le film d’Elia Suleiman est la tranquille cartographie de l’échec à quitter l’exil. Échec inscrit dans le fait même de l’exil, mais aussi dans le douloureux passage d’une Palestine rêvée à une Palestine dotée d’un commencement d’existence, enfin au fait d’être toujours un étranger dans son propre pays. Adan parle parfaitement cette langue étrangère qu’est l’hébreu - les peuples opprimés, comme les minorités, en savent toujours plus sur / de l’autre que ce l’autre sait d’eux ou sur eux. De ce savoir, il faut savoir quoi faire. Elia et Adan en font un film et une guerre de la poésie contre la fixité des représentations (« journal politique ») et contre la labilité des objets (« journal intime »).

Ce qui est admirable dans le film, c’est une sorte particulière de bénignité qui s’avance avec une implacable absence d’indulgence. Penser à la chanson de Natacha Atlas qui scande l’arrivée à Jérusalem et le départ pour Jéricho, et dont la traduction est donnée en sous-titre. Au lieu commun de l’éternel conflit (voir la séquence à l’American Colony, la résidence des journalistes à Jérusalem), Elia Suleiman oppose le merveilleux chromo d’Atlas.