Vacarme 09 / chroniques

m’entends-tu même dans le silence passe
une colonie de petits animaux donne
un jour supplémentaire à vivre passe
léger surtout léger le goût qu’il donne*
– Anne Portugal, Le plus simple appareil, POL, 1992.

à Anne Portugal

Vues de haut, d’étroites bandes sombres au tracé sinueux se développent sur le sol, gravis-sent des obstacles, s’étirent le long des murs, disparaissent dans le couvert végétal. L’observation du peuple des fourmis et le déchiffrage de ses déplacements exigent qu’on s’approche. Cependant, même très proche, la vue reste de nature aérienne. La petitesse de la foule maintient l’éloignement. Les bandes s’animent d’un mouvement lent et continu, elles dessinent des cou-loirs sans bords où sont pris des corps gainés de noir qui se croisent, se frôlent et se heurtent dans une danse tactile silencieuse. Cousines des abeilles et des guêpes, ces hyménoptères zélés se précipitent obstinément selon l’aller et le retour d’un même passage qui définit une route permanente ou temporaire. Rousse, rouge, jaune, brune ou noire, de taille généralement modeste, parfois plus développée - chez la grande Camponote ou l’Herculéenne - la fourmi s’affaire, rien n’interrompt la constance avec laquelle elle sert aveuglément sa colonie. Ses organes visuels sont limités, tout juste bons à discerner les mouvements, mais elle porte sur la tête des antennes ultrasensibles qu’elle agite en tous sens. Elle en tâte fiévreusement le sol qu’elle arpente et les congénères qu’elle rencontre. De ces fouets souples et effilés, elle prend un soin maniaque, les glissant avec prestesse dans un peigne qui se trouve logé sur les pattes antérieures.

À quoi s’affaire la fourmi ? Son agitation stupéfiante plonge ceux qui la regardent dans un état hypnotique. À suivre ses mouvements on en perd la fin, à observer leur cours on la perd de vue. Et lorsque tout à fait désorienté on décide de rester coûte que coûte attaché à une seule fourmi - celle-là, oui justement celle-là, avec son abdomen étroit, son pédoncule d’un roux ferrugineux et son corset noir luisant comme une pupille - l’exploratrice vous charme de quelques circonvolutions avant de vous conduire tambour battant "aux fourmis". La fourmi mène toujours aux fourmis. Son singulier ne s’accorde qu’avec sa colonie. Toute sa vie est dédiée au monde formicien auquel elle appartient. De fourmi en fourmi une fourmilière peut subsister un demi-siècle. Si votre vue se trouble, chaussez vos lunettes à double foyer. Il vous faudra sans cesse passer de l’uni-té à l’ensemble et les abandonner tour à tour. La fourmilière rassemble des individus, mâles, femelles et neutres. Mâles et femelles se rencontrent ailés : ils s’envolent en essaim au début de l’été pour s’accoupler. Sitôt consommé, le rendez-vous nuptial précipite le mâle vers la mort et la femelle vers une vie définitivement terrienne : elle perd ses quatre ailes membraneuses, devient reine et pond. Enfermée dans son gîte, prise d’une frénésie reproductrice, cette reine, qui vit quelques années, peut, à elle seule, fonder une nouvelle fourmilière. Les larves devenues ouvrières, neutres et aptères, sont entièrement dévouées à leur nid : elles le constituent et le servent en pratiquant, selon les groupes, les "métiers" les plus variés. Maçonnes ou "mineures", elles élèvent des tertres de 15 à 20 étages ou excavent le bois de galeries labyrinthiques, d’autres sont cartonnières, d’autres enfin, fileuses, cousent d’un fil de soie les bords des feuilles où elles s’abritent. Elles s’installent partout, on en dénombre 15 000 espèces en France, s’adaptent aux terrains et aux climats les plus variés, seule l’altitude les rebute. De tempérament, la fourmi n’est pas nomade, elle est cependant en déplace-ment constant, d’aucunes sont même "processionnaires". Elle possède, avec l’allure d’un propriétaire, le sol qu’elle occupe en le sillonnant. Les convois de fourmis serpentent sur un vaste terrain : il s’agit principalement du transport des denrées vers les pièces de stockage. Arrêtez-vous devant leur cortège : les fourmis font bouche de tout, vous verrez défiler toutes sortes de débris végétaux, juchés sur un ou plu-sieurs corps. Les plus expertes rapportent les pulpes végétales pour les broyer et les étendre sur le sol de chambres spéciales où se développent ensuite des champignons qui font leur festin. L’exploitation d’autres espèces n’a pas de secret pour elles : pucerons, cochenilles et autres parasites des plantes se laissent docilement conduire vers des "étables" qu’elles aménagent pour la "traite" ; elles s’y gobergent du miellat sucré que ces animaux rejettent, jusqu’à s’en distendre l’abdomen. Et comme elles savent finement gérer leurs intérêts, elles prennent un soin diligent de ces poux, leur prodiguant, ainsi qu’à leurs œufs, mille attentions délicates.

Les fourmis face aux fourmis sont amies ou ennemies : leur monde ne souffre pas la moindre hésitation et leurs batailles sont féroces. Il n’existe que deux situations d’exception pour démentir cette loi : celle d’une éclosion récente ou d’un danger absolu. L’ignorance et la détresse pour contre-dire le choix des armes. Barricades, attaques frontales, raids, prospections des points faibles de l’adversaire, mêlées violentes au sein desquelles les ouvrières s’élancent pour enlever les cadavres des soldats... Une fois la guerre déclarée, elle fait rage. Il faut dire que les fourmis voient d’un œil mauvais les fourmis, leurs voisines. Soit qu’elles convoitent leur territoire ou que le leur soit convoité, les raisons des attaques se ressemblent à s’y méprendre. Et comme la fourmi souffre cruellement du don d’imitation, lorsque l’humeur martiale s’empare d’une colonie, les fourmis s’en prennent aux fourmis, qu’elles soient de là-bas ou d’ici, si bien que le conflit avec les voisines se transforme vite en guerre intestine.

Il arrive pourtant que certaines fourmis tolèrent d’autres fourmis, et que des nids composés abritent des groupes distincts. La stabilité d’un équilibre aussi inattendu dépend soit d’une extrême ressemblance, soit d’une extrême dissemblance. Que faire en effet des différences qu’on ne peut ni aplanir ou intégrer, ni subir ou régenter ? Seul le semblable est acceptable, voire le dominant ou l’esclave. Que se passe-t-il lorsque d’autres invertébrés terrestres élisent une fourmilière pour abri ? Réponse de fourmi : ennemi ou ami, combattu ou accueilli. Ajoutez un foyer supplémentaire -"un triple" - aux lunettes que vous avez chaussées pour percer le mystère des raisons qui président à un tel choix. Pores, papilles et poils des insectes admis produisent des sécrétions éthérées dont les fourmis raffolent tant qu’un vent de folie souffle bientôt sur leur société : les voilà dépendantes d’un organisme extérieur à leur monde et prêtes à tout pour conserver le commensal au nid. Veut-il des oeufs ? Qu’on les lui ponde ! Une partie du couvain ? Qu’on la lui sacrifie ! Toute la progéniture ? Qu’on la lui apporte ! La passion du fluide éthéré agit comme un alcool et ruine l’économie de toute la fourmilière. L’histoire des fourmis s’effondre, béant sur ce vide que l’agitation masquait à peine : la vie de la colonie se segmente et s’évanouit, de fourmi en fourmi, jus-qu’à disparaître tout à fait.