« la traduction infidèle »

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Il y a un an et demi paraissait chez Albin Michel la traduction française d’un livre essentiel de Joan W. Scott, La Citoyenne paradoxale (Only Paradoxes to Offer). La presse française lui fit peu d’écho, plus occupée à chroniquer l’ouvrage anecdotique, mais mondain, de Sylviane Agacinski, Politique des sexes. En plein débat sur la parité, une mise en regard des deux livres, publiés dans un mouchoir de poche, était pourtant éclairante : là où la Française s’enferre dans une casuistique très banale de la différence, l’Américaine s’efforce de situer l’argument de la différence dans son historicité et dans ses enjeux stratégiques : toute l’histoire du féminisme, comme mouvement politique « repose sur ce paradoxe : la nécessité d’affirmer et de refuser à la fois la "différence sexuelle" ». Professeur à Princeton, spécialiste de la société contemporaine française, Joan W. Scott relie les conflits entre "égalitaristes" et "différentialistes", qui émaillent l’histoire du féminisme français, au modèle républicain tel qu’il s’est établi au XVIIIe siècle. Ce modèle, parce qu’il formule la promesse d’une émancipation universelle, tout en excluant les femmes de la citoyenneté, affirme contradictoirement l’abstraction de l’individu et la primauté de la différence des sexes. Ce faisant, il enferme les féministes dans un dilemme insoluble : refuser la différence des sexes pour qu’on les considère comme des individus, et la mettre en avant pour qu’on les écoute. Le 17 juin 1998, Joan W. Scott participait à Paris à une journée de travail sur les politiques minoritaires et les mouvements sociaux, organisée par Didier Eribon. Au cours de cette journée, la question des relations ambiguës entre ce qu’il est convenu d’appeler les "modèles" français et américains fut une nouvelle fois posée. Nous publions le texte de son intervention. Il poursuit à sa façon la réflexion que nous avons engagée, dans les premiers numéros de VACARME, sur le "politiquement correct", et contribue à défaire la vision stupide et caricaturale qu’ont de nombreux commentateurs français du "multiculturalisme" américain. Ce texte, pour rouvrir le débat.

Dans « La tâche du traducteur », l’essai qui présente sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, Walter Benjamin pose une question dont la réponse semble aller de soi : « Une traduction vaut-elle pour les lecteurs qui ne comprennent pas l’original ? »(1) Bien sûr, on répondra d’emblée : si l’on comprenait l’original, il n’y aurait pas lieu de traduire. Pourtant, Benjamin met en question l’évidence de cette réponse en discu-tant l’idée qu’une traduction se fonde sur l’équivalence entre deux langues, sur la copie fidèle d’un texte original.

— Les mots qui dénotent un même objet (Benjamin commente à cet égard « pain » et « Brot ») sont porteurs de connotations historiques et culturelles très diverses. Benjamin suggère donc que la traduction ne saurait reproduire l’original ; elle ne peut qu’approcher ses significations.

Approximation toujours manquée, car ce qui diffère d’une langue à une autre, entre deux mots « équivalents », c’est précisément ce qu’ils veulent dire. La conséquence est ironique : les significations d’une traduction se présentent comme plus fixes et plus stables que celles de l’original. « Curieusement », écrit le critique littéraire Paul de Man dans son commentaire sur ce texte de Benjamin, « la traduction rend sa propre version beaucoup plus canonique que l’original pouvait l’être. Le fait que l’original ne fut pas tout à fait canonique résulte du fait qu’il en appelait à la traduction. [...] La traduction nous laisse apercevoir quelque chose de mobile et d’instable dans l’original que nous n’avions pas remarqué au premier abord. » (2) La traduction attribue à l’original une fixité que celui-ci n’a pas.

Transposant ces questions de la cri-tique littéraire à la politique contemporaine, la philosophe Judith Butler nous rappelle que la traduction pose toujours « un dilemme d’interprétation ». « La scène contemporaine de traduction culturelle », écrit-elle, « commence avec la supposition qu’un énoncé n’est pas identique à travers toutes ses énonciations. N’ayant pas le même sens par-tout, il est devenu la scène même d’un conflit. [...] Dans la traduction qui a lieu sur cette scène conflictuelle, le sens "voulu" n’est pas plus déterminant d’une lecture finale que celui qui est "reçu" par le destinataire, et aucune adjudication finale des positions en conflit ne peut s’imposer. » Sans une telle adjudication finale, conclut Butler, il y aura toujours « un dilemme d’interprétation qui est la marque dynamique d’une politique démocratique en émergence. » (3) L’ethnologue Anna Tsing, interrogeant l’universalité de mouvements comme le féminisme ou l’écologie, considère qu’ils impliquent un processus continuel de ré-écriture qu’elle nomme « traduction infidèle ». « Le statut originaire et culturellement définitif de tout texte », écrit-elle, « est le résultat de traductions qui effacent et retracent les lignes de partage culturelles ; et c’est ce projet de traduction qui donne au texte son apparence de produit d’une descendance linguistique simple et univoque. » (4) Pour Tsing, il n’existe ni langue universelle (qu’il s’agisse du féminisme ou de l’écologie), ni un Babel de langues radicalement particulières, sans communication entre elles. Il n’existe pas non plus de transfert à sens unique des « lumières » occidentales (ou de l’impérialisme occidental) vers des destinataires passifs dans « le reste du monde ». La traduction (tout comme le transfert) est plutôt un processus d’interaction caractérisé par la ré-écriture et la ré-appropriation, processus dont les résultats sont imprévisibles pour une analyse qui considère le langage comme un simple outil de la domination politique.

Je propose que nous prenions le « multiculturalisme » comme une instance de « traduction infidèle », et non comme un concept dont la stabilité et la transparence sémantique d’une langue à une autre pourraient être pré-supposées. Selon moi, nous n’avons en effet pas d’autre choix : le « multiculturalisme », tout comme le « post-modernisme », est devenu l’un des signifiants vides du discours politique, « full of sound and fury, signifying nothing » («  plein de bruit et de fureur, et ne signifiant rien ») - à moins qu’on ne l’interprète dans le contexte particulier où il s’articule. Mais cette analyse de contextes spécifiques ne peut pas consister en un dévoilement de honteuses fautes de traduction, ni dans la dénonciation du fait qu’on ait osé traduire. L’apparition d’un terme tel que « multiculturalisme » dans des contextes historico-politiques aussi différents que les États-Unis et la France peut très bien être une « ruse de la raison impérialiste » ; mais elle pour-rait être aussi une « traduction infidèle » (5). Comprendre le « multiculturalisme » comme une « traduction infidèle » a l’avantage de rendre possible une perspective analytique qui permet de prendre en considération les complications politiques du concept originel, les circonstances historiques de sa traduction, et le rapport qui se tisse entre les deux. Une hypothèse alternative consisterait à concevoir l’original et sa traduction comme deux entités entièrement distinctes reflétant des différences nationales - en l’occurrence, les États-Unis et la France (soit un État fédéral dont la devise est e pluribus unum, qui célèbre volontiers la diversité des origines de ses populations immigrées, mais qui n’a jamais su régler son héritage esclavagiste ; et une République une et indivisible, qui conçoit l’identité nationale en termes de politique universaliste et d’assimila-tion culturelle). Un contraste si absolu figerait les différences nationales au profit de certaines formes de politique nationaliste. Il obscurcirait aussi les conflits qui font du « multiculturalisme » une question conflictuelle à l’intérieur de la culture politique de chaque pays, mais aussi les liens de parenté que les acteurs politiques cher-chent à tisser par-delà les frontières nationales. Si l’on raconte l’histoire du « multiculturalisme » comme celle de l’exportation de l’hégémonie culturelle américaine, les enjeux de son importa-tion deviendront illisibles. Si l’on esti-me que le terme a un sens stable et unique dans le contexte américain, on occultera les projets divers, et parfois incompatibles, qu’il a servis aux États-Unis et, partant, ce que cela implique de vouloir importer ou s’approprier un concept polysémique, c’est-à-dire, dans le champ politique, changeant. Puisque le « multiculturalisme » n’a pas de sens originel simple, il ne peut y en avoir que des « traductions infidèles ». Le travail qu’il effectue dans sa traduction ressemble en effet à celui qu’il a fait dans ses toutes premières formulations ; il sert de lieu de débat sur la différence et sur les rapports entre les différentes formes d’identité politique : raciale, ethnique, religieuse, sexuelle et nationale. Ma position dans ces débats (je souligne la nature poli-tique de toute identité, et j’en appelle à une analyse de la différence comme articulation du savoir et du pouvoir) n’aurait pas été possible sans les traductions et les appropriations qui ont été faites aux États-Unis de textes de philosophes français, Michel Foucault en premier lieu. Loin de déshistoriser ou de dépolitiser la« différence », ces appropriations ont jeté une lumière cri-tique sur la dynamique particulière de notre propre situation. Aujourd’hui, je veux présenter quelques réflexions sur ce qui se passe en Amérique sous l’appellation « multiculturalisme ». J’en sais quelque chose, pour avoir personnelle-ment pris part à ces débats, dont les intitulés en anglais sont difficilement traduisibles : gender identity, National History Standards et affirmative action. Je laisserai donc à d’autres le soin de parler de ce que pourrait vouloir dire le « multiculturalisme » en France. Je l’ai déjà suggéré : le multiculturalisme aux États-Unis n’a pas de sens stable. Les pratiques que l’on désigne sous ce nom ne sont pas davantage homogènes. Pour certains, il s’agit d’un programme culturel, progressiste et assez bien-pensant, qui cherche à mettre en valeur les diverses traditions ethniques des populations immigrées. Cette politique de reconnaissance cul-turelle est surtout célébratoire : défilés à New York et dans d’autres grandes villes (St Patrick’s Day, Puerto Rican Day, etc.) ; mois entiers consacrés aux hauts faits historiques (Women’s history month, Black history month, etc.) ; chapitres de manuels scolaires sur les coutumes et les pratiques religieuses des différents groupes. Ces célébrations sont censées enseigner à tout le monde la « tolérance », cultiver la self esteem des groupes « minoritaires » et reconnaître les « contributions » de chacun à la vie américaine. Dans cet effort pour surmonter la discrimination, ces célébrations ne font tout simple-ment pas attention à celle-ci : l’identité d’un groupe y apparaît comme quelque chose d’essentiel et de durable, plutôt que comme le produit historique (et donc changeant) de la différenciation sociale. Paradoxalement, cette promotion de la différence a pour effet la consolidation du semblable.

Pour d’autres, cependant, le « multicul-turalisme » consiste moins dans la reconnaissance de la diversité que dans la représentation de la différence. Il n’y a de consensus, ni dans les débats d’opinion, ni dans les pratiques, sur ce que représenter veut dire. La représentation vise-t-elle l’inclusion ou l’égalité ? Les pourcentages de « minorités » sur un campus universitaire, par exemple, doivent-ils correspondre à ceux de la population générale ? Et à quel niveau celle-ci doit-elle se mesurer : au niveau de la ville, de l’État, de la nation ? Est-ce que la discrimination contre une « minorité » dans le passé implique qu’elle doive bénéficier d’un « traitement préférentiel » pour compenser ces torts ? Qu’est-ce qu’une « minorité », après tout, si les femmes, qui composent, en règle générale, plus de la moitié de la population, en sont une (du fait de leur manque relatif de pouvoir) ? S’agit-il d’un concept statistique ? historique ? politique ? Un groupe exclu doit-il se donner une organisation politique, réclamer de nouvelles circonscriptions électorales et y faire élire des candidats sur la seule base de leur appartenance au groupe ? Comment représenter les « minorités » dans le cursus scolaire ? Faut-il créer des programmes distincts, qu’on appelle couramment « études »

(Women’s Studies, African-American,Gay and Lesbian, Jewish, Latin-American, Asian) ? Faut-il que de tels cours soient enseignés par des professeurs qui appartiennent eux-mêmes au groupe ? Faut-il être femme pour enseigner l’histoire des femmes ? Noir, pour enseigner la littérature afro-américaine ? Gay, pour enseigner la queer theory ? Juif, pour diriger le pro-gramme de Jewish Studies ? Même pendant les deux décennies où l’affirmative action était la politique officielle du gouvernement fédéral, il n’y a jamais eu de réponses non-équivoques à ces questions.

Il serait donc trop simple, et même trompeur, de parler d’un « multiculturalisme monolithique », comme le font beaucoup de critiques dans les médias et même dans le monde universitaire, créant ainsi un débat polarisé qui op-pose le particularisme des tribus à l’universalisme, le relativisme culturel aux principes moraux, le communautarisme au libéralisme, et les revendications des groupes aux droits des individus. C’est une telle logique qui, tout récemment, a conduit la théoricienne politique Susan Okin à dire que le féminisme doit rejeter le « multiculturalisme », parce que celui-ci tolère les pratiques patriarcales de certains groupes, pratiques incompatibles avec l’égalité des femmes. Okin définit le « multiculturalisme » comme l’octroi de droits à des groupes minoritaires qui répugnent aux croyances et pratiques de la majorité dominante, occidentale et éclairée. Cette opposition rigide fait du « multiculturalisme » une pratique bien établie, alors qu’il est un champ politique contesté. Et elle s’aveugle sur son propre évitement (et sa reproduction) du problème que la différence raciale pose à toute catégorie unitaire de « femmes » dont les féministes américaines voudraient se réclamer (6). Depuis la fin des années 1970 au moins, l’une des significations du « multiculturalisme » aux États-Unis a été l’impossibilité pour des féministes blanches, hétérosexuelles et bourgeoises de parler au nom de toutes les « femmes ». Cela n’a rien à voir avec un quelconque désir de la part des femmes de couleur de protéger leur « ethnicité ». Il s’agit d’inégalités de pouvoir qui sont perceptibles à tout le monde : entre femmes blanches et noires, hétérosexuelles et lesbiennes, ouvrières et bourgeoises. Les discours identitaires peuvent tout aussi bien révéler ou refouler les différences, et la question qui se posait (et qui se pose toujours) sous le signe du « multiculturalisme » est de savoir quelles différences importent à l’identité des femmes.

Par opposition à ceux qui dépeignent le « multiculturalisme » comme un pro-gramme, je le caractériserai comme un ensemble de problèmes qui résultent des revendications par un groupe, dont le statut « minoritaire » s’est avéré politiquement problématique, de changement de son traitement. Ces problèmes se regroupent en trois thèmes distincts mais liés.

1. L’identité.
Le « multiculturalisme » implique la consolidation d’identités politiques, mais il ne détermine pas la forme de ces identités. En effet, la nature de l’identité poli-tique y est constamment en question.

2. La différence.
Le « multiculturalisme » implique l’analyse des différences, mais ne détermine pas le contenu de cette analyse. Au centre de la controverse, on trouvera donc des questions concernant les origines et l’expérience de la différence.

3. L’action politique.
Le « multiculturalisme » réclame une action poli-tique fondée sur les principes du gouvernement libéral et représentatif, tout en exposant les insuffisances de ces principes. Il ne tranche pas la question des modalités du changement ; il l’ouvre. Je propose ici d’analyser ces trois thèmes pour démontrer, je l’espère, que le « multiculturalisme », tel qu’il a existé aux États-Unis, n’est pas l’instrument des forces de la political correctness, mais plutôt une occasion d’ouvrir un débat - de grande portée, mais conflictuel et souvent troublant - sur ce qui fait le cœur même de la démocratie.

1. L’identité.

Le « multiculturalisme » implique la consolidation d’identités politiques, le plus souvent en vue d’une revendication politique de reconnaissance, d’égalité ou de lutte contre la discrimination. Les termes dans lesquels cette identité se formule reproduisent foncièrement les termes de la discrimination elle-même, bien qu’à travers un renversement de valeurs. « Black is beautiful », l’un des mots d’ordre les plus importants du Mouvement des Droits Civiques des années 1960, pro-posait un renversement des connotations péjoratives habituellement associées aux Afro-américains. Mais il n’apportait pas de réponse à la question de savoir ce que c’est qu’être noir. Était-ce un trait biologique ? Un ensemble de pratiques culturelles puisant leurs racines à la fois en Afrique et dans l’expérience de l’esclavage en Amérique ? Les noirs étaient-ils les fiers héritiers d’une tradition africaine, ou les victimes avilies de l’asservisse-ment et du racisme ? Ou « black » désignait-il plutôt une stratégie poli-tique dans une conjoncture historique particulière, invoquant la couleur comme base d’une mobilisation collective de gens qui avaient des histoires personnelles - et des nuances de cou-leur - assez diverses pour contester des structures discriminatoires qui se fondaient sur la notion de« race » ? Chacune de ces possibilités représente une façon de concevoir l’identité : comme une essence, comme le produit de la « culture » ou d’une « histoire » de longue durée, comme la conséquence d’une victimisation punitive, comme, enfin, l’instrument d’une poli-tique émancipatrice. Ces conceptions ne s’excluent pas forcément ; très sou-vent, elles se recoupent. Et loin d’être l’apanage du mouvement de libération noire, elles se retrouvent dans tous les débats « multiculturalistes » à propos des identités particulières et de l’identité en général.

2. La différence.

La formulation de l’identité (et les revendications faites en son nom) repose sur une analyse de la différence qui peut devenir explicite ou rester implicite. Mais, dans les deux cas, la question de la différence est susceptible de plusieurs approches « multiculturelles ».

Il y a d’abord la simple description de faits sociaux qui passent pour des évidences. Aujourd’hui, les historiennes féministes, par exemple, ont appris à distinguer entre femmes ouvrières, femmes afro-américaines, femmes musulmanes, femmes bourgeoises, femmes paysannes, femmes lesbiennes, femmes juives, femmes socialistes, femmes nazies - et la liste peut se poursuivre, peuplant l’histoire des femmes d’une grande richesse et complexité. Au fur et à mesure de la nomination et de la description des catégories, chacune acquiert son histoire propre, sa descendance qui la distingue des autres. En donnant ainsi à la différence ses papiers d’identité, ce travail de documentation l’entérine et en fait une catégorie essentielle, puisqu’on n’en interroge pas les sources. Mais la description historique ouvre autant de questions qu’elle en résout. Les « femmes ouvrières », par exemple, sont-elles toutes les personnes ayant un corps féminin qui touchent un salaire ? Si « la classe ouvrière » ne désigne que les travailleuses blanches, comme cela a toujours été le cas aux États-Unis, comment les autres femmes travailleuses se définissent-elles et par qui sont-elles ainsi définies ? Les catégories de la différence sont-elles aussi fixes qu’elles le paraissent ? Comment expliquer alors l’émergence de nouvelles catégories qui brouillent la vision de la différence que nous avons ? Comment expliquer, par exemple, l’émergence au cours des années 1980, sous les présidences de Reagan et de Bush, d’une politique de la différence ethnique (critiquant farouchement la priorité donnée dans les années 1960 et 1970 à la différence raciale) qui n’avait pas existé depuis plusieurs générations ? Ou, plus récemment, de l’émergence du « bi-racial » comme nouvelle catégorie du recensement officiel ? Attribuer ces phénomènes au virus du « multiculturalisme » (comme l’ont fait de beau-coup de critiques), c’est prendre l’effet pour la cause. Le « multiculturalisme » est l’effet d’une conjoncture politique dans laquelle la différence joue un rôle de plus en plus incontournable dans la vie de la nation.

Sur cette question polémique, d’autres approches se caractérisent par la tentative de compréhension de la différence comme phénomène politique et historique. Une première approche souligne la nature relationnelle de la différence : noirs et blancs, bourgeois et ouvriers, hommes et femmes, se définissent les uns par rapport aux autres, non par simple opposition, mais en tant qu’entités interdépendantes. La signification de chaque terme ne se constitue que de son contraste à l’autre. « Blanc », par exemple, est une catégorie relationnelle, non descriptive, qui veut dire en somme « non-noir » ; « ouvrier » est ce qui n’est pas bourgeois ; la virilité se définit par l’absence de traits féminins et la féminité par l’absence du phallus. Cette compréhension du fonctionnement de la différence exige une attention à la fois aux rapports réciproques entre groupes sociaux et à l’agencement entre les connaissances conceptuelles et la formation des hiérarchies sociales.

Une deuxième approche de la différence, allant plus loin sur cette voie, insiste sur la contingence de toute différence sociale : les différences, et les contrastes qui les établissent, sont pro-duites par des histoires particulières, tout comme elles produisent des rapports de pouvoir particuliers. Des études récentes, par exemple, ont montré la contingence et la variabilité his-torique des désignations de race et de couleur. À un moment du XIXe siècle aux États-Unis, ceux qui voulaient établir une définition nativiste et protes-tante de « blanc » regardaient les immigrés irlandais comme des noirs. Pendant la révolte de Morante Bay en Jamaïque en 1865, « blanc » voulait dire dominant (les planteurs et les magistrats de cette société ancienne-ment esclavagiste), ce qui permettait un enrôlement de métis (noirs, selon nos perceptions actuelles) en tant que « blancs » pour aider à écraser une révolte de « noirs » (7). L’étude de la sexualité, sous l’influence des traductions (plus ou moins fidèles) de Foucault et aussi (parfois de façon contradictoire) de la théorie psychanalytique de Freud ou de Lacan, prend la construction de la différence des sexes comme objet, ce qui implique que l’on renonce à la considérer comme naturelle. La queer theory aux États-Unis est à la fois un défi au règne de l’hétérosexualité normative et un effort pour comprendre, reconnaître et même encourager les complexités du comportement sexuel humain. Dans tous ces domaines, la différence, qu’elle soit sexuelle, raciale ou ethnique, ne se présente pas comme sujette à une détermination physique ni à un fixisme culturel ; produit de circonstances historiques particulières, elle y est analysée comme telle.

Il y a des tensions non négligeables entre ces façons de penser la différence et leurs conséquences, sur le plan de la compréhension de l’identité et de l’organisation des mouvements sociaux, ne sont pas identiques. Si l’on supposait que les différences établies - de genre (« gender »), de sexe, de race, d’ethnie ou de religion - sont un fait immuable de la vie sociale, il s’ensuivrait que la politique identitaire serait bien fondée dans ses revendications de représentation comme instrument d’émancipation. Ce genre de pluralisme n’est pourtant qu’un aspect du « multiculturalisme ». Un autre aspect se tourne vers la création de la différence, sa venue au monde et sa disparition à des moments historiques précis. Il s’interroge sur ce que sont et ce qu’ont été les enjeux qui ont fait qu’une forme de différence a été privilégiée aux dépens d’autres formes. Non moins préoccupé par l’émancipation, ce deuxième aspect ne s’investit pas autant dans la consolidation de groupes identitaires et la revendication de droits séparés pour chacun de ces groupes. Il poursuit de préférence des alliances stratégiques qui visent à contester les prétentions à la vérité et à la connaissance sur les-quelles se construit le pouvoir social et politique.

3. L’action politique.

On ne peut pas réduire la politique du « multiculturalisme » à la caricature d’individus occultés par des groupes auxquels ils appartiennent et de groupes s’affrontant comme autant de tribus en guerre. Dans ce débat long et vif, il s’agit plutôt de trouver enfin une politique efficace et appropriée pour mettre fin à la discrimination. Il y a trente ans, l’affirmative action visait à renverser des inégalités structurelles de longue date qui se fondaient sur l’attribution aux individus de certains traits associés à la race ou au sexe. Cette politique s’affrontait à l’un des paradoxes récurrents et insolubles qui constituent la vie politique moderne : pour mettre fin à la discrimination, pour garantir un traitement égal aux individus en tant qu’individus, il fallait d’abord considérer ces individus en tant que membres de groupes. Des groupes qui devaient leur existence à la discrimination sont donc devenus la base de mouvements d’émancipation. Les revendications de droits des membres d’un groupe, en tant qu’individus, reposaient sur l’amélioration du statut et du traitement du groupe. Cette dialectique est consubstantielle à l’histoire de la démocratie libérale depuis l’âge des révolutions, constamment productrice de tensions entre le droit politique formel et les droits sociaux réels.

Mais l’opposition entre l’individu et le groupe est fausse : l’identité individuelle est un phénomène éminemment social. Dans la politique contemporaine américaine, les dilemmes de l’identité de groupe sont bien plutôt ceux qui consistent à savoir comment éviter de reproduire la domination et l’oppression à l’intérieur des mouvements d’émancipation (quel est le rapport entre la subjectivité et l’assujettisse-ment ?) et à décider quel groupe social doit être pris en compte à un moment donné.

Dans sa contribution à un livre récent justement intitulé Multiculturalism, le philosophe Anthony Appiah présente ainsi le premier de ces dilemmes : « Exiger qu’on respecte les gens en tant que noirs ou gays exige qu’il existe des scénarios associés au fait d’être afro-américain, ou d’avoir des désirs envers le même sexe. Il y aura des façons convenables d’être noir ou gay, des attentes à remplir, des exigences à satisfaire. À ce moment, si l’on prend l’idée d’autonomie au sérieux, il faut se demander si nous n’avons pas échangé un genre de tyran-nie contre un autre. » (8) L’alternative proposée par Appiah n’est pas la dissolution de l’identité de groupe - ce qui serait de toutes façons impossible -, ni la renonciation aux mouvements d’émancipation, mais le fait de reconnaître qu’on n’en finit jamais avec la négociation de l’identité. Une façon de concevoir cette négociation pourrait être envisagée à partir des remarques que fit Jacques Rancière lors d’un colloque sur « L’identité » à New York en 1991. Rancière y suggérait que l’opposition entre l’individu et la communauté, ou l’universel et le particulier, n’était pas la meilleure façon de comprendre l’identité poli-tique, et qu’il vaudrait mieux parler de l’espace entre deux multiplicités, qu’il appelle la tribu et l’idiome. La tribu, c’est la communauté contraignante dont parle Appiah. L’idiome, c’est la recherche des identifications politiques viables qui ne sont ni permanentes ni contraignantes. L’idiome donne un nom à un « tort », fait paraître un besoin d’égalité, articule un manque dans l’intelligence reçue des rapports sociaux. Un idiome, c’est un « faux nom » troublant qui dérange les consensus et constitue la possibilité d’une « nouvelle politique de l’entre-deux » (9).

L’autre dilemme au cœur du débat « multiculturaliste » consiste à savoir quelle sorte de groupe importe le plus, à un moment donné, à l’organisation politique. Est-ce que c’est la catégorie économique de classe, dépassant les divisions d’ethnie, de race ; etc. ? Ce qu’on appelle la « politique culturelle », c’est-à-dire les mouvements qui s’adressent en priorité aux effets du racisme et du sexisme, est-ce simple-ment une diversion, fatalement vouée à diviser ceux qui doivent s’unir ? L’attention que nous prêtons aux différences culturelles nous a-t-elle distraits de l’analyse (et du combat) de graves problèmes structuraux liés aux transformations du capital et des pouvoirs d’État qu’on appelle parfois la « mondialisation » ? Est-ce que le privilège conféré au thème de la différence nous a conduits à accorder la même portée à toutes les différences, nous empêchant de voir comment certaines structures du pouvoir font qu’il y a des différences qui importent plus que les autres ?

Enfin, il y a un ensemble de questions qui concernent les formes et les cadres de l’action politique. Quel est le rapport entre les organisations politiques traditionnelles des partis et les mouvements fondés sur des identités de groupes séparées ? Les mouvements que l’on appelle issue-oriented aux États-Unis, et qui réalisent une alliance de groupes divers (la santé comme lieu de rencontre de groupes gays et les-biens mobilisés par la lutte contre le sida, de mères célibataires sans assurance médicale pour elles et leur famille, de personnes âgées, etc.), ces mouvements valent-ils mieux que les groupes identitaires organisés plus strictement autour de problèmes parti-culiers de discrimination ? Mais qui mènera le combat autour de ces problèmes particuliers de discrimination, sinon les mouvements identitaires ? Dans les colonnes de l’hebdomadaire de gauche la Nation, Katha Pollitt a récemment fustigé les personnes de gauche qui voudraient en finir avec la politique de la « différence » - les différences de race et de sexe, en l’occurrence. Selon elle, on ne peut pas opposer la race et le « genre  » (gender), en tant que problèmes simple-ment culturels, à la classe, qui serait seule « réelle » et « matérielle ». En effet : « La race et le genre sont les éléments structurels du système de classe actuel. Ce ne sont pas des questions séparées qui peuvent se résoudre par une hausse du salaire minimum - bien que cela soit d’une grande importance -, ni par la syndicalisation de plus d’ateliers - bien que cela soit également très important. L’inégalité en Amérique s’enracine beaucoup trop profondément dans le racisme et dans le sexisme pour pouvoir se passer d’une reconnaissance du rôle de la race, du sexe et de la sexualité. Tout le monde le voit aujourd’hui - et même John Sweeney [nouveau chef de l’AFL-CIO, grand syndicat national] parle de la protection sociale pour les

couples de même sexe comme d’un enjeu de lutte ouvrière -, sauf une poi-gnée de vieux New leftists, journalistes et petits commentateurs - des hommes blancs qui pratiquent une politique identitaire qui n’ose pas dire son nom. » (10)

Le seul ton de cette intervention laisse clairement percevoir à quel point le « multiculturalisme » a provoqué de vifs débats sur l’orientation de la poli-tique à mener, précisément à un moment où nous avons le plus besoin de tels débats. Dans la conjoncture politique actuelle, après la mise en question définitive des certitudes du passé sur la marche de l’histoire vers le progrès, nous n’avons pas d’autre choix que de tenter de formuler de nouveaux programmes, d’expérimenter de nouvelles formes d’action politique. Dans son insistance sur la différence et la discrimination, le « multiculturalisme » n’est pas lui-même cette nouvelle politique ; il constitue plutôt une provocation à la politique. Le débat qui a lieu sous l’égide du « multiculturalisme » est un débat sérieux et nécessaire. Ce débat révèle les limites de nos concepts politiques - l’universalisme, le pluralisme libéral, l’individualisme abstrait - et leur incapacité à rendre compte de l’organisation des rapports de pouvoir par les identités de race, d’ethnie, de genre et de sexualité. Mais ce débat révèle aussi qu’une recherche créatrice d’alternatives se poursuit, et que nous pouvons donc toujours espérer voir émerger de nouvelles formes d’action politique.

Traduction de James Swenson.

Nos remerciements à Didier Eribon et Éric Fassin.

Notes :

1. Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », traduit par Martine Broda, Poésie 55 (1991), p. 150.

2. Paul de Man, The Resistance to Theory (Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986), p. 82.

3. Judith Butler, « Universality in Culture », in Joshua Cohen (ed.), For Love of Country ; Debating The Limits of Patriotism (Boston, Beacon Press, 1996), p. 50.

4. Anna Lowenhauptb Tsing, « Transitions as Translations », in Joan W. Scott, Cora Kaplan et Debra Keates (dir. ), Transitions, Environments, Translations, Feminismin International Politics (N.Y. et Londres, Routledge, 1997), p. 253.

5. Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste  », Actes de la recherche en sciences sociales 121/122 (mars 1998), pp. 109-118.

6. Susan M. Okin, « Feminism or Multiculturalism », (texte non publié), 1997.

7. Thomas Holt, « Experience and Politics of Intellectual Inquiry », in James Chandler, Arnold L Davidson and Harry Harootunian (dir.), Questions of Evidence : Proof Practice, and Persuasion across Politics (Chicago, University of Chicago Press, 1994), p. 388-396.

8. Kwame Anthony Appiah, Multiculturalism : Examining the Politics of Recognition (Princeton, N.J., Princeton University Press, 1994), cité par Martha Minow, Not Only for Myself : Identity, Politics, and the Law (N.Y., The New Press, 1997), p. 56.

9. Jacques Rancière, « Politics, Identification, and Subjectivization », in John Rajchman (dir.), The Identity in Question (N.Y. et Londres, Routledge, 1995), p. 69.

10. Katha Pollitt, « Subject to Debate : Race and Gender and Class, Oh My  ! » The Nation, 8 juin 1998, p. 9.