Sissy boy

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« Je pense que je suis gay. J’ai peur. J’ai besoin d’aide ou je mourrai. J’ai douze ans. » Ce message a été relevé sur l’écran d’un réseau internet américain à l’intention des jeunes gays, lesbiennes et bisexuel(le)s. Là-bas, une partie de la communauté gay et lesbienne s’est donnée pour mission de répondre aux interrogations d’enfants et d’adolescents en panne d’identité. Rien que de très normal, si l’on se souvient que la communauté a d’abord une fonction d’aide et de soutien pour ceux qui n’en trouvent pas ailleurs. Pourtant, c’est la définition même d’une communauté qu’on avait jusqu’à présent cru pouvoir définir par des pratiques partagées qui s’en trouve modifiée. Enquête américaine. Ou comment l’homosexualité vint aux enfants ?

La bouche est douce ; elle est tiède : se faire sucer, c’est délicieux. Si c’est toi qui suce, prend le pénis de ton partenaire dans la main et introduis-le délicatement dans ta bouche. C’est bon ; c’est moelleux. Lèche l’extrémité en évitant de mordre : tes dents sont dures. N’aie pas peur d’avaler le sperme : il est un peu salé, et parfaitement inoffensif. »

On est en 1980, avant l’apparition du sida. Ce texte est rédigé par un groupe d’enseignants et d’étudiants gays australiens ; il s’adresse à des jeunes, avant leur première expérience sexuelle. Ses auteurs supposent une forme d’identité préalable à toute espèce d’activité sexuelle. C’est, après tout, le même pari qui sous-tend l’élaboration des manuels d’éducation sexuelle disponibles en France, où l’on apprend les mécanismes de la reproduction et les méthodes contraceptives : celui d’une identité hétérosexuelle supposée chez les jeunes lecteurs, sans qu’il soit jamais besoin de la questionner. À la différence près que le manuel australien fait référence à une identité sexuelle socialement plus problématique.

Aujourd’hui aux États-Unis, pareils manuels font florès. Pourtant, quand l’ouvrage australien invitait le jeune lecteur à s’épanouir dans une sexualité décomplexée, des manuels plus récents font de moins en moins référence aux pratiques sexuelles pour privilégier, dans le processus de construction d’une identité gay, lesbienne ou bisexuelle, ce qu’on pourrait appeler la « sensibilité ». Nul doute que la crise du sida, et la perception du sexe comme risque qui s’en est suivie, a largement contribué à cette « platonisation » de l’identité.

Du coup, c’est toute notre conception de la communauté, dans le rapport complexe qu’elle entretient avec les identités, qui est affectée. Évacuez les pratiques, qui ont contribué à structurer cette communauté, et l’identité, dans ce qu’elle a de plus contraignant, revient au galop ; avec elle, la nécessité de se donner à soi-même une définition, indépendamment, ou en amont, de ce qu’on fait.

le désir des petits

La charnière des XIXe et XXe siècle, les premiers mouvements d’émancipation avaient développé l’idée d’une homosexualité innée. Cette construction théorique, qui prit chez Ulrichs le joli nom d’« uranisme » et chez Hirschfeld celui de « troisième sexe », doit être comprise dans sa dimension stratégique et politique : on récusait ainsi les explications en vigueur d’une homosexualité considérée comme un vice et une déviance. Rien n’empêchait, dans ces conditions, que des enfants et des adolescents soient considérés comme de jeunes homosexuels. Il n’en a rien été : l’enfance et l’adolescence sont totalement absentes de leur investigation. Cette omission maintenait en l’état la fiction d’une adolescence essentiellement innocente, éventuellement objet du désir dérangé des adultes, mais totalement dépourvue d’un désir propre. Quand on découvrit à Londres, en 1889, un bordel masculin, le député Labouchère affirma que les jeunes gens de 15 à 20 ans qu’on avait trouvés sur les lieux « n’avaient pas péché » : « c’est contre eux qu’on avait péché. » Des pratiques effectives ne permettaient pas d’inférer un quelconque désir. Encore moins une identité.

Le motif idéologique de l’innocence de la jeunesse avait évidemment de beaux jours devant lui. S’il conteste l’existence d’un désir chez l’adolescent, il fait du désir pour l’adolescent quelque chose d’intrinsèquement dangereux. La proie et le chasseur. Naturellement, ce désir sera d’autant plus redoutable qu’il s’adressera à des adolescents du même sexe. Faut-il rappeler que de nombreux pays occidentaux maintiennent une différence entre l’âge minimal de consentement pour les actes homosexuels et hétérosexuels ?

Branle-bas dans cet univers stable et relativement rassurant quand la psychanalyse naissante s’applique à restituer un désir à l’enfant. On n’épiloguera pas sur la genèse freudienne de l’homosexualité : c’est plutôt la fortune à venir de cette hypothèse qui doit nous retenir. Et le conflit dans lequel elle s’engage avec les tenants d’une origine constitutionnelle de l’homosexualité - un déséquilibre hormonal au cours de la grossesse (l’hypothèse fut très en vogue dans les années 30) ou un dérèglement de la paire de chromosomes porteurs de la différenciation sexuelle (thèse alternative qui a connu depuis de multiples raffinements).

Quelle que soit l’issue du combat, ces théories permettaient de considérer que l’homosexualité était déjà là avant qu’elle se manifeste dans des actes. L’inversion de la perspective était aussi complète que radicale : elle laissait le champ libre à une série d’expérimentations susceptibles de prévenir le mal ou d’en guérir les prémisses, au cas où elles se manifestaient.

C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre l’immense succès de l’hypothèse psychanalytique : quand on constata que l’administration massive d’androgènes, originellement destinée à remettre le désir dans la bonne voie, n’eut que l’effet comique de stimuler d’autant le désir « inverti », quand d’autres expériences se révélèrent également infructueuses, il fallut bien renoncer provisoirement à une hypothèse qui avait l’inconvénient de faire de l’homosexualité une condition fatale. Plus convaincant, en ce sens, parce que plus « démocratique », le postulat d’une homosexualité acquise au cours de la petite enfance. Largement relayé dans les médias, il allait autoriser la mise en place d’un contrôle social particulièrement virulent.

trouvez l’intrus

Un tel mouvement n’aurait pu connaître pareil succès s’il n’avait coïncidé avec la crise de la famille patriarcale dans les pays occidentaux. Le chercheur américain Lee Edelman a pu montrer qu’une même logique était à l’œuvre dans la traque des communistes dissimulés et celle des homosexuels planqués à l’époque de McCarthy : les premiers menaçaient fantasmatiquement l’État nucléaire ; les seconds la famille nucléaire. Tant que l’autorité patriarcale était pleinement assurée, la question du genre de l’enfant, la façon dont il se conformait ou non à l’organisation sociale de la différence sexuée, ne constituait pas un problème de premier plan : la masculinité était l’attribut du père de famille. Quand une telle structure est en crise, quand l’organisation des pouvoirs est remodelée à l’intérieur de la cellule familiale, il revient aux adolescents de faire leurs preuves en la matière aussi tôt que possible. Dans des familles où l’on pouvait désormais chercher des mères phalliques et possessives, des pères frustrés ou absents, les adolescents vont être sujets, pour la première fois, à un examen particulièrement attentif.

Il fallait donner à cette inquiétude une assise théorique : on la trouva dans les ouvrages de psychanalystes américains — Ovesey, Kardiner, Karush, et, au début des années 60, Bieber, qui devait publier le texte officiel de l’étiologie de l’homosexualité pour les décennies à venir. Pour eux, l’homosexualité était moins une question individuelle ou même sexuelle qu’une affaire sociale : les causes — et donc les remèdes — étaient inscrites dans les dynamiques familiales. À les lire aujourd’hui, on trouverait ces ouvrages plus drôles et plus exotiques, s’ils leurs arguments ne se retrouvaient, en France par exemple, et quasiment à l’identique, dans les textes d’un Tony Anatrella. Ce dernier se dit « socio-psychanalyste » et sévit un peu partout, des colonnes du Monde à tous les comités d’éthique possibles, en passant par de nombreux organismes de protection de l’adolescence.

C’est en tous cas dans ce contexte que nait aux États-Unis le sissy boy, [ le garçon-folle ]. Pour avoir une idée de l’inquiétude qu’il suscite, il faut voir le beau film de Minnelli, Thé et sympathie, qui met en scène, en 1956, le lynchage d’un adolescent dans un collège pour garçons, sous prétexte qu’il préfère faire un peu de couture avec les femmes de l’établissement, plutôt que d’aller jouer à l’homme et au ballon avec ses camarades. Ce lynchage est encouragé par son propre père, qui trouve là une belle occasion de réaffirmer sa virilité, et condamné par la femme du professeur de sport, que son époux ne manque pas de renvoyer à sa féminité. C’est que la chasse au pédé est un facteur de maintien de l’ordre : dans les familles, mais aussi dans les pensionnats, les clubs sportifs où même le service militaire, également soupçonnés de favoriser des prédispositions homosexuelles. Le sissy boyest un bouc émissaire idéal pour remettre tout le monde à sa place et les genres dans leur case.

Sans doute n’aurait-il pas rencontré un tel succès si le phénomène ne s’était répandu dans des ouvrages particulièrement vulgaires de vulgarisation psychanalytique : Le best-seller des époux Wyden, Growing Up Straight. What Every Thoughtful Parent Should Know About Homosexuality [ Grandir bien droit / hétéro. Ce que tous les parents avisés devraient savoir sur l’homosexualité ], paru en 1968, en atteste. Pour éviter le pire, les Wyden en appellent au rétablissement de la bonne vieille famille traditionnelle : « Un père constructif, attentif, chaleureux, préservera la famille du risque de se retrouver avec un fils homosexuel, particulièrement dans les cas où la mère se montrerait un peu trop compétitive et manipulatrice. »

Au même moment, le « problème de la masturbation » disparait presque complètement des préoccupations de la sexologie. Mieux : des actes sexuels entre jeunes ne permettent pas nécessairement de supposer l’existence d’identités déviantes. Dans un ouvrage intitulé Overcoming Homosexuality [ Surmonter l’homosexualité ], R. Kronemeyer affirme que la masturbation mutuelle, et même la fellation, sont communes chez les adolescents. Cependant, « ces activités sont un moment du développement vers une sexualité adulte et mûre ; elles ne permettent pas de présager des comportements sexuels ultérieurs. » Les actes n’ont donc qu’une importance minime en regard de la structure sociale et relationnelle. L’activité sexuelle ne suffit pas à faire un sissy boy.

Plus importants en revanche, assurent les Wyden, des signes « manifestes » et pourtant généralement ignorés par des parents « trop confiants ». Pareille inconscience est d’autant plus regrettable que « les tendances sont plus facilement réversibles quand elles sont repérées plus tôt ». Parmi elles, une manière affectée de parler, la préférence pour les jeux du sexe opposé etc. Inutile de les citer toutes : on connaît la liste. On ignore en revanche que c’est « quand les enfants ont entre trois et dix ans que les parents devraient commencer à s’occuper d’un problème préhomosexuel dans la famille. ». On laisse au lecteur le soin d’imaginer le climat qui a dû régner chez les lecteurs attentifs des Wyden, tout occupés à contrôler leurs actions et à définir leurs rôles, conformément à des genres établis. Le plus amusant dans cette affaire reste qu’au bout du compte, l’hétérosexualité n’a jamais été à ce point considérée comme une construction.

Tout ce remue-ménage finit par être traduit en termes institutionnels. Si l’homosexualité disparaît, en 1973, de la liste américaine des maladies reconnues, le Diagnostical and Statistical Manual [ Manuel diagnostique et statistique ] publié en 1980 comporte une nouvelle catégorie, le « gender identity disorder in childhood », que l’on pourrait traduire, si la notion de genre était passée dans les mœurs en France, par « désordre dans l’identité générique chez l’enfant. » Le petit texte de glose est clair : chez les filles, il s’agit de repérer les signes anatomiques d’hermaphrodisme ; chez les garçons, ce désordre est défini en termes sociaux de non-conformité au rôle masculin.

il faut être absolument gay

La pathologisation de certains adolescents pourrait n’être considérée que comme une folie désuète et dépassée si elle n’avait eu des conséquences individuelles catastrophiques : thérapies imposées pour encourager les garçons à « devenir des hommes » ; violences infligées par d’autres adolescents, tendances suicidaires, résistance aux messages de prévention du VIH, absence générale d’un souci de soi. Les préoccupations relatives à la « protection de la jeunesse » n’ont sans doute pas conduit à l’élimination dessissy boys, pas plus qu’elles n’ont permis une quelconque consolidation de la famille nucléaire ; elles ont eu en revanche des effets désastreux et mortifères que les gay and lesbian studies et les groupes militants n’ont eu de cesse de dénoncer. Ces derniers ont fait plus, en élaborant un contre discours, une identité concurrente, destinée à fournir aux jeunes adolescents des armes pour résister à celle qu’on prétendait leur imposer.

L’exemple des adolescents est l’écueil sur lequel butte la notion d’« aveu » développée par Foucault : s’il est vrai que, plus l’on parle, plus on est sujet à des régimes de vérité qui échappent à son contrôle, moins on parle, plus cette sujétion vous est imposée. Autant parler, et revendiquer aussi tôt que possible une identité dont tentera ici de dessiner les contours en s’inspirant d’ouvrages parus récemment. Leurs titres sont déjà tout un programme : Free your Mind [ Libère ton esprit ], I Think I Might Be Gay... Now What Do I Do ?[ Je crois que je suis gay... et maintenant qu’est-ce que je fais ? ].

La nouvelle identité gay, lesbienne (et, plus récemment encore, bisexuelle) est d’abord affaire d’« amour » et de « sentiments » : « Ton orientation sexuelle dépend de ton attirance, pas de ton expérience ». « Demande-toi si tu as déjà eu le béguin pour un garçon, si ce que tu éprouves à l’égard d’autres garçons est clair et vrai. »

Être gay n’est donc pas un mode de vie, mais un élément central de l’identité qui n’attend que d’être révélé : « C’est ce que tu as au plus profond de toi. » « Quand tu te mets à l’écoute de tes sentiments les plus intimes, tu te sens mieux. Ce processus est appelé le coming out. »

Le coming out est un processus. Il commence par la découverte de ce qu’on « est » et se poursuit dans le consentement à cette « vérité » : « Il faut être honnête avec toi-même. Le déni coûte ; le coming out rapporte. La plupart des enfants qui s’acceptent comme ils sont affirment qu’ils sont plus calmes et plus heureux. » Il faut donc désapprendre aussi bien « l’impératif hétérosexuel universel » que « les stéréotypes homosexuels » pour « se reconstruire intégralement dans des termes gays, lesbiens ou bisexuels ».

Le coming out suppose également qu’on dise aux autres cette « vérité ». Ce moment nécessaire demande du « courage ». Mais c’est une « preuve d’honnêteté », un « cadeau dû à ses amis et à ses proches ».

C’est pourquoi le coming out peut être considéré comme un rite de passage pour accéder à un bonheur « mûr » et à une pleine intégration dans la nouvelle communauté : « Être dans sa vérité dans un endroit sûr est réconfortant. » Être gay, visible et heureux sont trois éléments d’un même processus.

S’il est vrai que toutes les institution sociales enseignent au jeune gay la haine de soi, il importe de savoir résister jusqu’au moment où la communauté deviendra enfin accessible. « Ne te fais pas de mal ; tu es précieux ; nous avons besoin de toi ». Il faut néanmoins apprendre à « surpasser les souffrances » ; à l’horizon, la promesse d’une vie satisfaisante dans la communauté permet d’assumer les risques contenus dans le coming out.

Les nouvelles technologies — tout particulièrement Internet, mais aussi les réseaux téléphoniques — forment aujourd’hui le plus important vecteur de promotion de cette identité sexuelle. Par eux, les jeunes qui se demandent s’ils sont gays peuvent rompre leur isolement. Une « communauté virtuelle » de soutien se constitue avant que des réseaux actuels de gays soient accessibles. Un message intitulé « Au secours ! » a pu recevoir la réponse suivante : « Je sais ce que c’est que d’être seul ; j’ai tenté de me tuer deux fois dans ma vie. Tu dois pourtant savoir qu’il existe des gens comme toi et moi. Tu devrais essayer de trouver un groupe de parole pas trop loin de chez toi. Surtout, ne laisse pas tomber. Sinon, tu ne sauras jamais si tu aurais pu t’en sortir. »

Faut-il applaudir ou s’inquiéter d’un processus qui relève à la fois de l’injonction et de l’exigence, et qui laisse peu de place au jeu ? Faut-il s’arrêter sur une rhétorique et une terminologie qui donneraient sans doute raison à ceux qui voient du sectarisme dans toute référence à la communauté gay et lesbienne ? Certes, tous les « manuels identitaires » notent ici où là qu’« il n’est pas besoin de se fixer une orientation sexuelle dès maintenant ». Mais on imagine mal comment quiconque pourrait résister à une telle pression, qui demande l’identification de son propre désir à un désir politiquement adéquat et catégoriquement défini : « Tu peux trouver des forces dans la définition de ton expérience. »

On me permettra, je l’espère, de conclure sur une incertitude. En ce qui me concerne, j’ai commencé à faire référence à une identité gay longtemps après mes premières relations sexuelles avec d’autres hommes. Je sais cependant qu’elle était également stratégique, également construite. Peut-être y avais-je davantage pris part que ces adolescents américains auxquels on sert une identité prémachée. À lire leurs messages sur des réseaux dont la première vocation est l’auto-support, je n’en suis plus si sûr. Ils font en tous cas prendre un sacré coup de vieux.

epilogues

1. Le Querelle de Genêt ne se représente comme un enculé qu’une fois qu’il a été baisé.

2. « J’ai 32 ans et je commence seulement à admettre la vraie nature de ma sexualité. Je dois cette joie à la lecture des messages que j’ai lus sur ce réseau. Je sais qu’il est le fait de jeunes gays, lesbiennes et bisexuel(le)s et que je ne suis plus tout jeune. Mais ce que j’éprouve en ce moment correspond à ce qui est dit ici : il n’y a pas pour moi d’endroit plus sûr pour reprendre un bon départ. » [Message trouvé sur Internet. Glb-youth@ucsd.edu.]