culture bougre

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Il y a des phrases auxquelles on fait des bébés dans le dos. On a oublié où on les a trouvées, qui les a formulées, si elles ne se sont pas émoussées avec le temps, si une mémoire défaillante ou accommodante n’en a pas modifié les termes et le sens. « Il n’y aura de communauté gaie que quand elle aura une culture. » Cela sonne comme un aphorisme. Je l’ai longtemps attribué à Foucault. J’en faisais un usage rêveur et distrait. J’ignorais au juste ce qu’elle pouvait vouloir dire, faute de comprendre très bien ce qu’il fallait entendre par « culture ».

Vérification faite, ma phrase ne figure dans aucun des textes de Foucault. Elle s’apparente vaguement à certains passages des entretiens américains. Mais il y parle de toute autre chose : il propose d’inventer, à partir de nos préférences sexuelles et à travers elles, de nouvelles possibilités de vie, d’autres formes culturelles : dans les pratiques homosexuelles se forgent déjà de nouveaux arts d’aimer, et de nouvelles intensités se créent dans l’amitié. Foucault prend donc le mot « culture » au sens large de « mode de vie » ; au sens où l’on pourrait dire aujourd’hui qu’il y a une culture gaie à l’époque du sida, indépendamment des œuvres qu’elle a pu voir produire. Quant aux œuvres, justement, il reste aussi elliptique qu’incertain : « Qu’entend-on, par exemple, par « peinture gaie » ? Et pourtant, je suis sûr qu’à partir de nos choix sexuels [...] nous pouvons créer quelque chose qui aura un certain rapport avec l’homosexualité ».

Quand la mémoire joue des tours, on peut décider de les prendre aux sérieux. J’avais envisagé l’hypothèse de Foucault à contresens : il en appelait à des formes d’invention et de création à partir de pratiques communes, je supposais à l’inverse que des références culturelles partagées pouvaient susciter des formes communautaires. Au moins ce contresens me libérait-il de la tentation exégétique et de l’ombre intimidante de Foucault. Le champ était plus libre que je ne l’avais d’abord pensé.

Ce qui suit procède d’abord d’un désir. S’il y a bien une communauté, j’aimerai que nous parvenions à la définir plus positivement et plus joyeusement que nous l’avons fait jusqu’à présent — pas seulement par défaut, par ce qu’elle n’est pas et dans l’adversité : l’hétérocratie, l’homophobie, le sida etc. En d’autres termes, tenter de parler de nous dans ce que nous aimons ; essayer d’y trouver, sinon des raisons, au moins une logique, des lignes de force et de cohérence.

Tant qu’à faire des paris un peu fous, on pourrait commencer par une série de questions suceptibles de faire fuir les plus sceptiques, tous ceux qui flairent déjà dans cette hypothèse une tentative spécialement retorse de définition d’une psychologie essentiellement homosexuelle. À noter que ce qui suit ne procède d’aucune enquête statistique sérieuse, ne revendique aucune espèce de légitimité scientifique ; cela tient plutôt de la rêverie entre amis, dans les brumes d’une fin de repas alcoolisée où l’on imagine qu’aucun obstacle théorique ne résistera. Au pire, on finira peut-être par ne parler que de la communauté très restreinte des pédés et des gouines de VACARME et de ses alentours. Ce qui n’est déjà pas si mal.

Pourquoi n’ai-je jamais rencontré un pédé ou une lesbienne qui n’aime pas les films de Jacques Demy ? Pourquoi les gais et les lesbiennes ont-ils en général des connaissances relativement plus élevées que la moyenne en matière de musique lyrique et de house ? Pourquoi avons-nous le sentiment presque immédiat, devant des images comme celles de Pierre et Gilles, qu’elles font partie d’une culture qui nous est commune ? Pourquoi, inversement, pressentons-nous que certaines œuvres, si admirables soient-elles, n’appartiennent en rien à cette culture - disons, en vrac, les Straub, le rock’n roll, la peinture impressionniste, Hemingway, Breton, Le Corbusier etc.

Je marche sur une planche savonneuse. Quatre questions, déjà autant de clichés. Je demande une pause : quelques notes en forme de précautions.

Qu’on se rassure (ou qu’on le regrette), ce texte n’a rien à voir avec un test de l’été. À son terme, on ne saura pas davantage si on est vraiment une lesbienne ou si on est seulement en passe de devenir pédé. En d’autres termes, on n’alignera pas les références culturelles comme autant de bons et de mauvais points. On a parfaitement le droit de n’avoir jamais vu Les Parapluies de Cherbourg (ou de n’y avoir pas pleuré, même si c’est un peu plus inquiétant) et d’estimer que cela n’affecte en rien ses préférences sexuelles. On peut aussi aimer Les Neiges du Kilimandjaro sans craindre que son homosexualité soit pour autant compromise. Bref, ce qu’on essaie ici de donner pour la culture gaie n’est pas toute la culture des gais, ni surtout de tel ou tel gai en particulier.

Ma perspective n’est ni génétique, ni thématique. La culture gaie n’est pas la somme des œuvres produites par des homosexuel(le)s. Pour s’en convaincre, on peut lire avec profit Blanche ou l’oubli d’Aragon. À l’inverse, peu m’importe de connaître la sexualité de Minneli pour faire entrer sans inquiétude La Toile d’araignée dans le panthéon culturel gai et lesbien. De même, le fait de représenter l’homosexualité ne peut constituer ni un label, ni un Sésame : Écrit sur du vent, de Douglas Sirk, où l’on sera bien en peine de trouver la moindre référence à l’homosexualité, est sans aucun doute infiniment plus gai que Pédale douce. Mon champ d’investigation est donc à la fois plus large et plus restreint que celui qui détermine le catalogue d’une librairie gaie et lesbienne comme « Les Mots à la bouche », et qui balance, justement, entre le génétique et le thématique.

Est-ce à dire que ce que j’appelle ici « culture gaie » est d’abord et surtout l’affaire d’un regard singulier porté sur la culture en général ? Il faudrait sans doute écrire l’histoire de la façon dont des œuvres qui n’en demandaient pas tant sont devenues des objets cultes de la communauté, par la grâce d’une lecture détournée et biaisée. L’hypothèse d’une réappropriation subversive d’une culture majoritairement hétérosexuelle est sans doute séduisante, mais je vais la laisser pour l’instant sur le bord de la route. Je lui préfère le postulat plus risqué de qualités intrinsèques aux œuvres. Plutôt que de prendre pour point de départ une perception communautaire qui serait un donné, je veux voir comment des œuvres exprimer une conscience et d’une sensibilité à la fois personnelles et collectives. C’est peut-être toute la différence entre une culture undergroundet une culture à proprement parler minoritaire.

Pas moyen, dans ces conditions, d’échapper au catalogue. Mais une liste est virtuellement infinie, fatalement incomplète et résolument arbitraire. Certains s’étonneront peut-être qu’on ait cité Visconti en oubliant Youssef Chahine ; d’autres regretteront que je préfère Fitzgerald à Armistead Maupin. Partout où il n’y aura rien, lisez ce que vous aimez.

l’anti-nature

1. Disons-le tout d’un bloc : nous aimons les monstres. Notre culture est un royaume pour l’épouvante, une galerie du bizarre. Une conclusion un peu hâtive statuerait sur une sensibilité particulière à toutes les formes de dissidence : pour peu qu’on s’y prenne avec bienveillance, le monstre plaide toujours pour le droit à la différence et les exigences de la tolérance. Ce n’est pas faux, mais c’est heureusement plus compliqué que cela. Les monstres nous intéressent d’abord comme des erreurs de la nature, de pures singularités qui semblent ne résulter d’aucun principe, les effets plus ou moins malheureux du hasard. Le scandale du monstre, son impudeur, tiennent au fait qu’il semble décidément mal fini et qu’il trahit par là son caractère artificiel. Edward aux mains d’argent, le personnage de Tim Burton auquel la mort prématurée de son inventeur a laissé des ciseaux et autres sécateurs à la place des mains, est une icône gaie et lesbienne. Quand la nature se met à faire défaut, l’artifice forme une terrain merveilleusement ferme. Nous ne craignons rien tant que la fausse simplicité et les évidences mensongères.

2. Ce goût de l’artifice balise pour une large part ce qu’on pourrait appeler une « esthétique » gaie et lesbienne. Loin de se défier des mécanismes du spectacle et de la représentation, elle leur fait au contraire pleinement confiance, et réfléchit sans cesse son caractère artificiel. Fassbinder : « Le cinéma, dit Godard, c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde. Le cinéma, je le dis, c’est le mensonge vingt-cinq fois par seconde. »

3. Cette réticence à l’égard de tout ce qui se donne pour comme naturellement authentique a, entre autres, pour conséquence d’affecter l’ensemble du réel et des objets pourtant parés de tous les attributs du naturel. Se souvient-on que l’art paysagiste grotesque a d’abord consisté à installer de fausses grottes dans les parcs et les jardins pour faire plus naturel ? Il y a du grotesque chez les drag-queens, comme on en trouve dans les bars cuirs : surféminité ou survirilité, qui renvoient dos à dos, comme autant de conventions et d’artifices, des genres sexués considérés comme la nature même.

4. C’est pourquoi il ne faut pas se méprendre sur ce qu’on entend par artifice. Il ne recoupe ni la catégorie du simulacre, ni celle du faux semblant, qui confirment toutes deux la primauté de l’original et de l’authentique. À la copie, nous préférons le clonage et la reproduction industrielle. Dans cette mesure, la culture gaie a une dimension critique : elle mine toutes les mythologies naturalistes, tous les jargons de l’authenticité. Elle dénature le monde.

5. C’est pourquoi ceux qui ont jusqu’à présent cru pouvoir assimiler la culture gaie et lesbienne au kitsch se trompent. Rien de plus rassurant en effet que le kitsch, qui maintient une barrière entre le premier et le second degré, le bon et le mauvais goût : la culture gaie et lesbienne n’est pas une mauvaise action. Elle ne consomme pas l’artifice à distance raisonnable pour mieux maintenir la nature dans ses prérogatives. Elle se méfie de l’ironie, qui restera toujours le style de ceux qui sont du bon côté du manche. Elle est, à proprement parler, une culture de l’artifice au premier degré. Ses œuvres résistent mal au second degré : elles en deviennent immédiatement triviales et vulgaires. Les Américains ont un beau mot pour cela : le camp.

On peut risquer une nouvelle hypothèse. Se découvrir gai ou lesbienne, c’est aussi concevoir que les choses ne sont pas aussi exactement ni nécessairement à leur place qu’on avait voulu nous le faire croire ; que ses désirs ne sont pas ceux qu’on avait appris ; que l’on n’est pas soi-même tout à fait celle ou celui qu’on supposait et qu’on laissera encore quelques temps supposer aux autres. Il y a là sans doute une expérience originelle assez radicale pour défaire les illusions de la naturalité et prédisposer à apprécier tout particulièrement les monstres et les artefacts. Surtout, à les prendre au sérieux. Ce qui ne veut pas dire sans rire. Au contraire.

6. Ce principe de la culture gaie et lesbienne est assez puissant pour l’emporter sur toutes les autres formes de disctinction culturelles. Cela ne signifie évidemment pas qu’on est imperméable à l’idée qu’il y aurait des œuvres importantes et d’autres qui le sont moins. Cela suppose en revanche que la culture communautaire, qui consiste aussi en une réorganisation intime des références culturelles, s’applique joyeusement à tout mélanger. Près du lit, deux cartes postales se côtoient sans se faire ombrage : un Caravage et la photo d’une star porno.

7. Indifférente à la hiérarchie des genres et des œuvres, la culture gaie et lesbienne ne l’est pas aux intensités. Elle privilégie tout ce qui se rapporte au corps : plutôt la musique et les images que les textes. Elle cherche partout des objets de désir et des motifs de plaisir. Elle opère donc une sélection naïve et enfantine dans la Grande Culture. Ses raisons ne sont donc ni celles des ministères, ni celles de l’académie : c’est une culture qui ne veut surtout pas devenir grande. On pourrait en dire autant des gais, des lesbiennes et de leurs modes de vie. Mais c’est une autre affaire.