famille nombreuse entretien

Ils sont deux hommes ; ils vivent ensemble depuis bientôt sept ans. Ils ont sept petites filles. A une époque où des groupes militants réclament de plus en plus fermement, outre un contrat d’union sociale, un droit pour les gays et les lesbiennes d’adopter des enfants, nous avons voulu leur donner la parole pour témoigner d’une expérience singulière, et faire tomber au passage un certain nombre d’idées reçues. Portrait de groupe, avec des parents très ordinaires et des enfants qui le sont peut-être un peu moins.

Je les ai vus pour la première fois il y a deux ou trois ans, près de la gare de l’Est. Ils sont neuf ; c’est ce qu’on appelle une famille nombreuse. Les deux hommes ont bientôt quarante ans, le cheveu également ras. Ils ont ces gestes et cette démarche presque semblable des couples qui ont déjà de la bouteille. Ils veillent, l’air de ne pas y toucher, sur sept petites filles d’un noir intense, comme rehaussé par la fadeur de robes un peu fanées. Ils n’ont pas trop à s’en faire : elles sont sages comme des images, soigneusement alignées en rangs d’oignons. L’une d’entre elles se détache du lot : elle dépasse d’une demi-tête ses deux pères. À y regarder de plus près, on se dit que leur excessive tranquillité dissimule une sorte de vigilance inquiète à l’égard de ce qui les entoure : c’est peut-être moins les parents qui surveillent leurs filles que les enfants qui protègent les adultes.

Je les ai abordés dans un café du canal Saint-Martin, un jour que les petites n’étaient pas avec eux. Je préparais un dossier sur les gais ; j’espérais qu’ils accepteraient un entretien. Ils ont d’abord décliné mon invitation : ils n’avaient rien d’exceptionnel à dire ; ils craignaient qu’il ne fut pas très sain d’exposer les petites à la publicité. De fil en aiguille, nous avons tout de même convenu d’un rendez-vous.

Ils me reçoivent dans leur appartement. Dimensions confortable pour un couple, plus étriquées si on l’imagine peuplé par une famille nombreuse.

« Nous avons entièrement redistribué l’espace de l’appartement, me dit Pierre. Il fallait bien une chambre des filles ; le living s’est imposé naturellement. Nous avons dû installer un petit salon dans ce qui avait été initialement prévu pour une chambre de bébé. »

Je demande à voir. Je comprends pourquoi l’entretien aura lieu dans la cuisine : à trois, nous n’aurions pas tenu dans cette pièce minuscule, où des esprits spécialement pratiques ont tout de même pu loger un lampadaire, deux fauteuils et une très petite console sur laquelle trône un cendrier. Nous entrons dans la chambre des filles. Je n’aurai peut-être pas pu la visiter si elles avaient été là. « Ce n’est pas qu’elles nous empêchent d’y entrer, mais on sent que cela les chiffonne. Alors on évite. Il faut savoir ne pas s’imposer, même entre parents et enfants. » Par bonheur, elles jouent dans la cave. Dans la chambre, grande, claire et impeccablement tenue, une surprise m’attend.

« Elles veulent dormir toutes ensemble, explique Patrick. Le problème est que six d’entre elles sont très petites, mais que la septième mesure 1m95. J’ai donc imaginé un lit asymétrique, avec un décrochement. L’opération s’est un peu compliquée quand nous avons compris qu’elles aimaient changer de place. Comme font tous les enfants, du reste. Il a fallu construire un lit à sept places dont la partie réservée à la plus grande est amovible. »

« Là où nous avons été vernis, ajoute Pierre, c’est que cela correspond très exactement à la forme du living : un T très écrasé. »

Ainsi sont-ils, qui prennent les choses comme elles viennent, et font avec

  • c’est-à-dire pour le mieux. Retour à la cuisine, où l’on me sert du café dans de jolis bols artistement colorés, tous marqués du nom d’une petite fille : Enthousiasmine, Exaltina, Rose-Pomponette. Des prénoms qui font rêver : on en pressent l’origine sans savoir l’identifier exactement. L’occasion de commencer l’entretien par le début.

le bénin

Patrick : L’idée d’adopter un enfant nous trottait dans la tête depuis pas mal de temps. Nous nous sommes renseignés en France : il faut déjà neuf mois pour ouvrir les démarches administratives ; le temps d’une grossesse, mais qui peut se prolonger jusqu’à cinq ans, sans aucune certitude.

Le fait que vous soyez deux hommes pouvait-il constituer un obstacle ?

Patrick : A priori, non. C’est toujours une personne seule qui adopte ; jamais un couple, quelle que soit sa sexualité. Évidemment, il y a des enquêtes psychologiques, sociologiques etc. Dans le contexte actuel, cela fait presque toujours barrage à l’adoption. C’est pourquoi nous avons dû nous résoudre à
partir à l’étranger : nous savions que, de retour en France, l’adoption serait reconnue, et que nos filles auraient toutes les prérogatives et tous les droits qu’elles auraient eu si elles avaient été vraiment nos filles.

Pierre : Nous ne voyageons jamais, mais c’était une occasion à saisir. Il a donc fallu choisir notre destination. Nous aurions pu partir en Amérique du sud, mais un enfant y coûte jusqu’à 15 000 dollars. Nous avons préféré le Bénin, en raison de la modestie de nos moyens financiers. Nous y sommes restés plus longtemps que prévu. Dans l’institution religieuse où nous avons trouvé les filles, ils tiennent beaucoup à rencontrer le couple. Il s’agit de commencer à créer des liens, à nouer les existences.

Patrick : Nous avons vu les parents. Les filles sont issues d’une famille très nombreuse. Au Bénin, il y a un rite qui consiste à donner ses enfants quand on en a trop et qu’on ne peut plus subvenir à leurs besoins. Cela ne veut pas dire qu’on les abandonne. Simplement, les enfants se déplacent dans le monde. Nous avons été très bien accueillis. Je crois, en fait, qu’ils nous attendaient.

Les filles ont-elles gardé des relations avec leurs parents ?

Pierre : Aucune. Elles refusent d’ailleurs de plus en plus systématiquement qu’on fasse la moindre allusion à l’existence de leurs parents, sur lesquels elles paraissent avoir fait une croix. C’est en passe de devenir un problème. Nous sommes à la fois les destinataires des témoignages d’affection et d’attachement que leur manifestent toujours leurs parents et les observateurs de l’indifférence croissante des enfants à l’égard de leurs parents.

Aviez-vous envisagé d’adopter une famille ?

Patrick : Nous voulions adopter un enfant. Mais nous n’avons pas eu tellement le choix : c’était un lot.

Pierre : Nous avons très vite senti qu’elles avaient une position très particulière à l’intérieur de la communauté de leurs camarades. Ils ont prétendu qu’elles voulaient absolument rester ensemble, ce qui, du reste, nous a beaucoup touchés. Mais en réalité, je pense qu’ils voulaient s’en débarrasser. Parce que, depuis, nous n’avons aucun moyen de savoir si elles tiennent tant que cela à être ensemble, sinon pour quelques activités particulières.

Tout de même, repartir à neuf...

Pierre : Il faut que je vous parle d’un rêve, fait il y a très longtemps, bien avant que je ne connaisse Patrick. Je suis sur une plage. Il y a des familles, des parasols, des personnes de tous les âges. Je décide d’aller me baigner. Curieusement, alors que la plage est bondée, je me déshabille complètement et je rentre dans l’eau. Je nage. Au bout d’un moment, c’est la nuit. Mais quand je regarde derrière, tout en nageant, c’est le jour. Le ciel est donc partagé en deux moitiés à peu près égales : dans la première, celle que je quitte, c’est l’après-midi d’un beau jour d’été ; et dans celle vers laquelle je m’achemine, c’est la nuit. Mais c’est quand même l’été. Je m’approche d’une sorte d’embarcadère. J’entends de la musique, comme s’il y avait une fête au bord de l’eau. Des gens dansent. Quand je regarde mon corps, il me semble extrêmement blanc et phosphorescent. L’eau n’est plus noire comme pourrait être de l’eau la nuit ; elle est noire comme de l’encre. Nonobstant, elle ne me noircit pas du tout : quand mon corps, dans la brasse, sort un peu les épaules et le cou, ils sont toujours parfaitement blancs. Je prends pied sur l’embarcadère. Et tous les enfants viennent à ma rencontre et me font fête. Ils sont tous noirs. Je n’ai pas voulu prendre le risque de négliger le rapport que le destin avait créé entre ce rêve fait longtemps avant et la possibilité d’adopter une famille africaine... Surtout, je ne voudrais pas donner un tour paranormal à tout cela.

les sept petites négresses

Pierre : Quand nous les avons adoptées, nous avons vite constaté que leurs âges s’échelonnaient d’une manière incompréhensible, dans l’hypothèse où la même mère aurait donné naissance à toutes ces filles. Pourtant, à certains détails physiques, on peut indiscutablement voir qu’elles sont apparentées, par des liens qui ne sont pas seulement le fait des hasards.

Patrick : Leurs robes, par exemple. Elles ont les mêmes depuis le début et ne veulent pas s’en défaire. Ce ne sont pas de très jolies robes. Elles sont raides comme des petites robes de poupée, en grand.

Pierre : À côté de cela, elles sont extrêmement nickel. Il faut tout de même le dire.

Patrick : Elles se chargent elles-mêmes de les laver . Quand les plus petites auraient pu avoir besoin de nous, les plus âgées s’en chargeaient. Nous n’avons jamais pu nous en occuper.

[ À ce point de la conversation, je sens chez mes interlocuteurs une sorte de gêne. Comme si notre dialogue avançait sur des œufs. Comme s’ils regrettaient presque d’avoir accepté cet entretien. J’assure que je changerai leurs noms ]

Patrick : Il y a aussi leurs dents... Au début, elles souriaient tout le temps. En fait, elles souriaient la bouche fermée.

Pierre : Une chose aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Enfin... Dans l’institution béninoise, il y avait une exposition : des images de certaines pratiques particulières, liées au corps, à la modification de certains aspects physiques... des choses qu’on a tous l’impression d’avoir un peu vues, et qui, dans une institution religieuse, ne nous ont pas paru tellement déplacées. Même si certaines images étaient vraiment inquiétantes, surtout dans un univers entièrement peuplé par des enfants. Mais je pense que c’était pour nous préparer psychologiquement à la question des dents.

Patrick : Nous nous sommes rendu compte que toutes leurs dents étaient très coupantes, taillées en triangle.

Pierre : Toutes celles qu’on peut voir, en tous cas, parce qu’il n’est pas tellement question d’y toucher.

une passion d’enfants

Patrick : À ce propos, je dois vous raconter une histoire. Le premier jour, à Paris, je suis allé acheter des tas de choses pour le petit déjeûner. Quand je suis rentré, il n’y avait pas moyen de faire chauffer le café : plus d’électricité. Tout le monde dormait paisiblement dans la maison. J’ai fait venir un électricien, qui m’a dit que tous les fils électriques qui passaient dans les gaines de l’appartement avaient disparu.

Pierre : Nous avons d’abord cru que c’étaient des dégradations. Et puis, les ennuis se sont accumulés. Les pannes d’ascenseur sont devenues très insistantes.Il y a eu les histoires dans la cave : une femme qui rentrait en voiture, la lumière s’éteignait, de façon un peu erratique ; la minuterie avait pourtant l’air en bon état. Vous savez, beaucoup de gens sont partis.

Patrick : C’est un immeuble où il y a toujours eu du mouvement. Mais là...

Pierre : Je pense que tous les parents qui ont eu des enfants un peu tard le diront : on ne peut pas avoir tout de suite l’ensemble des questions en tête. C’est au fur et à mesure qu’on repère les problèmes, les choses qui peuvent créer des difficultés, ce qui plaît aux enfants et ce qui ne leur plaît pas. Ce qui leur plaît, en l’occurrence, c’est les fils électriques.

Patrick : Nous nous sommes rendu compte qu’elles les mangeaient. On ne peut pas dire que toutes les pannes d’ascenseur ont été occasionnée par cela...

Pierre : Non, ce serait trop facile. Cela arrivait souvent avant.

Patrick : C’est vrai. Mais on a vite fait de nous accuser.

Pierre : Disons les choses en face : tout le monde n’a pas vu cela d’un bon œil.

Patrick : Il a pourtant fallu s’y faire : les fils électriques forment la base de leur alimentation. Au début, nous avons essayé de faire à manger, mais elles ne touchaient à rien. Elles restaient poliment à table sans dire un mot. Nous étions un peu désemparés. Nous avons essayé de faire des tas de choses.

Pierre : Des pâtes colorées en bleu, au curaçao par exemple, ou des spirales de réglisse. Nous nous disions que tout ce qui était plus ou moins allongé, et qui avait le côté mat et satiné des gaines, pourrait faire l’affaire. Elles n’en n’ont pas voulu.

Patrick : Finalement, ce sont leurs grands-parents qui se sont le plus vite adaptés : il faut dire qu’ils ont l’expérience des enfants. Ils les gâtent : des fils électriques, des rallonges...

Pierre : Te souviens-tu la joie dans laquelle les ont mises les premières rallonges en spirales ? Elles avaient des couleurs très vives ; elles étaient très jolies. On découvre ainsi petit à petit que les gens ont des ressources de tendresse et d’imagination incroyables. Je ne pensais pas mes parents très portés là-dessus. Mon père était ingénieur : l’électricité n’a aucun secret pour lui.

[ Pierre hésite un moment ] Il ne faudrait pas parler que des fils électriques, car on a vite fait de cataloguer les gens.

[ Patrick veut pourtant ajouter quelque chose ] : Un matin, nous avons lu dans le journal qu’une usine de fabrication de fils électriques avait été mise à sac... Les filles s’étaient absentées pendant la nuit. Le journal titrait en lettres grasses : « Vandalisme ! »

Vous leur avez posé des questions ?

Pierre : C’est très délicat.

Patrick : Je ne crois pas qu’elles aient l’impression de faire du mal.

Pierre : À la lettre, elles n’en font pas vraiment. Il n’y a aucun vandalisme là-dedans, aucune joie de détruire. Rien de répréhensible sur le plan moral.

relations de bon voisinage

Pierre : Cela pose tout de même des problèmes. Il faut se mettre à la place des gens. Quand l’ascenseur tombe en panne, les personnes âgées qui habitent en haut ne peuvent pas monter. Alors elles attendent. Heureusement, la gardienne est très avenante : elles vont chez elles, elles prennent le café ensemble.

Patrick : Un jour, une dame assez âgée a laissé sur le pallier un bouquet de fleurs. Il y avait un petit mot. Elles remerciaient les petites filles de l’avoir portée jusqu’au sixième. Elle a trouvé un peu bizarre la façon dont les filles l’avaient fait, mais elle n’a jamais su nous l’expliquer. Ce qu’on sait, c’est que toutes les sept l’ont portée.

Pierre : Curieusement, ce sont les plus petites choses qui posent problème : Nous habitons au septième étage. Nous ne pouvons pas mettre toute la famille dans le même ascenseur. Alors nous prenons les deux. Dans la meilleure cage d’escalier du monde, il y a toujours quelqu’un qui trouve que « le même locataire n’a pas à utiliser tous les ascenseurs en même temps ». Et ce sont des gens qui n’ont qu’un petit chien à faire descendre !

Patrick : Heureusement, ceux-là sont partis. Pour le reste, il y a un très bon esprit ici. En fait, on peut dire que les gens n’ont jamais été si gentils avec nous que depuis que nous avons les filles.

Pierre : Il y a beaucoup de familles. Il faut vraiment avoir des enfants pour comprendre.

Patrick : La voisine du dessous, qui auparavant ne nous disait jamais bonjour - tu sais, celle qui perd ses cheveux depuis pas très longtemps... Elle est devenue absolument charmante avec nous.

Y a-t-il des rumeurs dans le quartier ?

Patrick : Au début. Quand nous passions on entendait des choses comme : « Voilà la famille Bamboula ». Nous avons aussi trouvé des vêtements sur le seuil de la porte. Nous avons bien compris que c’était pour qu’on leur change ces robes.

Rien sur le fait que vous êtes deux hommes ?

Patrick : C’était avant. Cela s’est tassé avant l’arrivée des filles. Les gens se lassent, vous savez.

Des gens malveillants ont-ils émis des doutes sur votre capacité à élever ces enfants, sous prétexte qu’il n’y avait pas de présence féminine ?

Patrick : Evidemment. Il y a eu des doutes et des conseils. On nous disait que les filles allaient toutes devenir homosexuelles ; que l’éducation des enfants nécessitait un père et une mère etc.

Que répondiez-vous ?

Pierre : Il n’y a rien à répondre. Jusqu’à présent, il a pourtant fallu des hétérosexuels pour fabriquer des homosexuels, non ?

Avez-vous eu à vous expliquer auprès des enseignants ?

Patrick : Quand nous les avons emmenées pour la première fois à l’école, nous y sommes allés tous les deux. Avant de parler de leur histoire, nous avons parlé de la nôtre. De façon que les choses soient claires. Dans l’ensemble, tout c’est bien passé. Je crois que les gens aiment bien qu’on leur parle.

Pierre : Oui. Les gens ont très peur. Ils manquent vraiment de confiance en eux.

Patrick : Il y a bien une gentillesse un peu forcée. Une gentillesse produite par l’aspect un peu singulier de la famille que nous formons. Mais c’est tout de même préférable à des comportements agressifs. C’est un pas en avant.

vie de famille

Pierre : En général, les autres parents nous prennent, soit pour des inconscients, soit pour des gens extrêmement doués. Ce sont des enfants modèles, si l’on veut. Nous n’avons jamais eu de problème d’incorrection, ou même de turbulence à l’école. C’est un grand soulagement.

Quand je les croise dans la rue, elles sont en effet très silencieuses.

Patrick : C’est qu’elles parlent à peine. En fait, il n’y en a qu’une qui parle pour toutes les autres : la plus grande.

Pierre : Elle s’exprime dans une langue très correcte — nous y tenons beaucoup. Elle est très intelligente. Mais aussi très économe : pas de discours, pas de bavardage. Elle ne prend la parole que s’il y a un problème à régler.

Sont-elles tendres entre elles ?

Patrick : Pas du tout.

Et avec vous ?

Pierre : Pas tout à fait autant que nous le souhaiterions. Parfois, elles font des baisers. Mais il m’a souvent semblé que c’est parce qu’elles s’étaient mises dans la tête que cela nous ferait plaisir. Elles n’y attachent aucune espèce d’importance. Et puis elles viennent, sans aucune raison apparente, sans que rien n’ait préparé ce mouvement, nous embrasser l’un ou l’autre.

Vous le regrettez ?

Pierre : Nous regrettons seulement qu’elles soient si distantes. Nous voudrions qu’elles s’ouvrent davantage. Rien ne nous ferait plus plaisir que d’avoir leurs amis, que d’organiser des goûters, un anniversaire. Même si on ne sait pas exactement à quel moment est leur anniversaire, il suffirait qu’on décide tous ensemble ; il y a assez de dates dans l’année pour en trouver sept.

Patrick : Je crois que c’est surtout de la timidité. Elles se font sans cesse des coiffures magnifiques, avec des objets qu’elles trouvent dans la maison. Elles viennent les montrer, et puis s’en vont sans rien demander. Comme si elles voulaient simplement avoir la certitude que nous avions vu.

Pierre : Elles n’aiment pas beaucoup les compliments. Il y a une chose qu’elles font chaque fois qu’il y a des invités - mais pas seulement : c’est arrivé avec un coursier qui m’avait demandé s’il pouvait téléphoner. Elles viennent toutes les sept, et elles chantent un petit morceau à bouche fermée. Ce sont des chansons très douces, avec un fond de tristesse, quelque chose de nostalgique qui m’invite à penser que cela parle de l’endroit d’où elles viennent... peut-être. Et elles s’en vont, sans rien attendre. Les gens applaudissent. Mais on peut applaudir très longtemps, dans le vide. C’est pourquoi nous pensons que cette réserve et cette distance, c’est de la timidité. Cela laisse le problème entier : comment les aider à surmonter cette timidité, à s’ouvrir un peu plus aux gens ? C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes si contents que la grande fasse du basket. C’est tout de même une des meilleures façons de rencontrer des gens. Nous sommes allés la voir plusieurs fois.

Patrick : Nous sommes très fiers. Elle est très attentive à ce qui se passe sur le terrain. Nous n’y connaissons rien, nous ne nous étions jamais intéressé au basket avant qu’elle commence à jouer. Mais les gamines avec lesquelles elle joue disent qu’elle ne joue pas « perso ».

quand elles seront grandes

Vous inquiétez-vous pour leur avenir ?

Pierre : Pas tellement. Elles sont très indépendantes. C’est le mot-clé de notre éducation. La seule chose que nous leur avons entendu dire de l’avenir, c’est que nous pourrions toujours compter sur elles.

Vous avez déjà eu à compter sur elles ?

Patrick : Quand il y a de l’électricité dans l’air, comme on dit, elles y sont très sensibles. Un jour, quand elles étaient petites, nous nous sommes fait insulter dans la rue par des types qui n’avaient pas l’air d’aimer beaucoup les pédés. Elles se sont mises à claquer les dents toutes ensemble. Je vous assure qu’ils l’avaient à zéro.

Pierre : je crois qu’elles partiront, un jour, sans prévenir. Elles ne supporteront ni les drames, ni les lamentations. Ce qui m’y fait penser, c’est que j’ai trouvé l’autre jour une tirelire - une boîte en fer, de biscuits - remplie d’une quantité impressionnante d’argent pour des enfants de cet âge. Nous leur donnons de l’argent de poche, mais elles ne dépensent rien. Je n’ai évidemment pas posé de question.

Patrick : C’est vrai qu’elles n’achètent rien. Elles fabriquent tout de leurs mains. Pour l’anniversaire de Pierre, elles avaient fait une chemise en fils électriques tressés.

Pierre : Une très belle chemise. Mais très lourde.

Patrick est allé chercher la chemise et me l’a montrée. C’était une façon comme une autre d’en finir avec notre entretien. Peut-être les petites filles n’allaient-elles pas tarder à rentrer. Quand je les ai quittés, l’ascenseur fonctionnait impeccablement. De la cave, je n’ai pas entendu le moindre bruit.