le juge, le docteur et l’inverti

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La tolérance sociale de l’homosexualité ne procède pas du progrès des esprits, comme l’homme du singe. Mais contre l’idée d’un pouvoir vertical et d’une répression pure — le juge grondeur surplombant l’accusé plaintif —, il faut envisager la législation sur les mœurs comme une forme de contrôle horizontal et modulable, soumis à la pression mi-concurrentielle et mi-coopérative d’autres formes d’interventions, comme celles de la psychiatrie — le renard fouineur bataillant avec la belette sourcilleuse. C’est dire que, loin d’être une vieille lune de paranoïaques, l’homophobie s’affirme comme un outil de régulation des corps, dont on n’a pas fini d’entendre parler, parce qu’on n’a pas fini de s’en servir.

Le 26 janvier 1905, la Cour d’appel de Bourges condamne S. pour excitation de mineur à la débauche, en précisant que « l’immoralité de l’acte contre nature est compliquée par un élément étranger à la passion naturelle d’un sexe pour l’autre et aux mouvements physiologiques de l’être humain, et que cet acte n’a rien de commun avec la satisfaction de la passion naturelle. » Le 9 mars de la même année, au terme d’une exégèse juridique qui tient davantage de la foire d’empoigne que d’un débat entre perruques poudrées, la Cour de cassation refuse l’arrêt de Bourges, déclarant que « l’article 334, 1er alinéa, ne punit que ceux qui se sont entremis pour satisfaire les passions d’autrui, et il n’est donc pas applicable à un individu qui, s’étant livré sur un mineur sans témoin à des pratiques impudiques, n’aurait pas cherché dans ces pratiques la satisfaction d’autres passions que les siennes et n’était pas devenu un agent intermédiaire de débauche et de corruption. » Replacée dans son contexte, cette décision est à la fois une interdiction préventive et une mise au point. Il s’agit en effet d’empêcher la lecture trop large d’un article du code pénal (le dit 334) destiné à l’origine à condamner la prostitution et le proxénétisme, et servant au final à punir les « pervers ». Autrement dit : non seulement un respect rigoureux du texte selon les principes généraux du droit protecteurs des libertés individuelles ne permet pas d’incriminer les pervers sous prétexte qu’ils ressortent d’une sexualité minoritaire, mais rien n’empêche que des rapports homosexuels avec des individus âgées de plus de treize ans soient licites.

La résistance des cours d’appel s’organise sur deux fronts. D’abord sur celui de la conceptualisation juridique. Retour sur l’idée « d’agent intermédiaire de débauche et de corruption », appliquée au coup par coup, dans une interprétation de plus en plus large : on fait valoir le risque éminent de contagion des pratiques contre-nature sur des esprits aussi influençables que ceux des mineurs ; on insiste sur la nécessité de protéger ces dits mineurs contre l’initiation, le travail de sape du corrupteur. L’agent intermédiaire est donc bien présent, quand il n’y a pas pour autant prostitution forcée des victimes — la persuasion suffit à désigner le coupable. L’autre front de résistance se déploie autour du recours médical, qui sert à attester le bien-fondé pénal. C’est la physiologie de l’être humain et la manière dont la médecine se prononce sur son fonctionnement « naturel » qui servent de critère pour pointer la particularité de l’acte, et désigner combien cette sorte de sexualité n’est désormais plus indifférente au droit, mais justifie bien plutôt l’inculpation.

querelles de cours

Sur le premier front, la jurisprudence semble ne pas finir d’échouer : à partir de 1905, la Cour de cassation veille à ce que l’article 334, 1er alinéa, ne puisse être interprété qu’au sens strict. Elle relaxe un prévenu en 1930, elle modifie une peine en 1932, elle casse un arrêt cinq ans plus tard
— en 1937, les plaisirs homosexuels entre un majeur et un mineur de plus de quinze ans sont licites. Mais cette défaite est toute relative, puisque le régime vichyste répond avec zèle aux requêtes de la jurisprudence en fixant la majorité sexuelle à treize ans pour les rapports hétérosexuels, à vingt-et-un ans pour les rapports homosexuels, et qu’il faudra attendre l’arrivée des socialistes au pouvoir pour que les sexualités relèvent d’une même majorité.

Sur le second, la jurisprudence se fait concurrencer et bientôt dépasser d’une tête. Car à partir des années 1870, le discours médical sur l’homosexualité assure de plus en plus clairement son autonomie : l’observation dans les lieux d’enfermement comme la prison ou l’asile raffine les expertises médico-légales ; le vocabulaire se spécifie, et on substitue au « sodomite », en référence trop directe avec le récit biblique, l’« inverti », l’« uraniste », puis à partir de 1891 l’« homosexuel » ; surtout, les signes détectables de la perversion ne sont plus tant des traces génitales, que des marques de comportement (langueur, délicatesse, sensibilité...) prédisposant à une sexualité anormale, tout autant qu’à la maladie mentale. La psychiatrie naissante trame l’inversion avec la bestialité (Tardieu), l’épilepsie (Tarnowsky), l’hystérie (Charcot), la paranoïa, l’imbécillité et la « folie morale » (Krafft-Ebing).

pendant ce temps en allemagne...

La petite histoire du discours judiciaire français sur les sexualités minoritaires est donc celle d’un bavardage impénitent, qui manque d’écho auprès de la Cour suprême et échoue ainsi à trouver un relais législatif, qui fait la sourde oreille face à la rhétorique psychiatrique et se trouve ainsi dépossédé d’une légitimité dont la médecine peut désormais se prévaloir. Le respect des droits individuels inscrit dans le code napoléonien est un principe trop fort pour que les requêtes répressives de la jurisprudence trouvent à s’appliquer sans vergogne ; mais du coup, il n’est pas non plus besoin de s’organiser pour contrebalancer un droit inique. Quand le premier mouvement de défense des homosexuels naît en Allemagne autour d’une pétition de psychiatres contre un paragraphe du code pénal, en France la raison psychiatrique continue de stigmatiser, mais sans que l’appareil judiciaire, trop jaloux de ses prérogatives, consente à se référer autrement que par bribes à une théorie de la sexualité extérieure à son pré-carré. Incapable qu’il est de circonscrire seul un territoire des perversités, le droit français se résigne ainsi à n’exercer qu’une pratique répressive simple et directe à laquelle l’autorise une lecture stricte des textes. Cela donne certes lieu à des lois scélérates (celle de 1942, prorogée en 1945 et 1960), visant avant tout à protéger les mineurs. Et cela évite peut-être le pire. En Allemagne, le législateur prend acte de l’efficacité du discours psychiatrique dès qu’il trouve à se heurter à lui sur la question des droits homosexuels ; et plutôt que de se draper dans sa toge de tribun, il sait s’en approprier la rhétorique et les outils. Concurrent véhément de la première heure, le discours psychiatrique profite du dispositif que lui offre finalement le pouvoir juridico-policier du troisième Reich. Le camp de concentration sonne l’heure de leur gloire conjointe.

Post-scriptum

Ce texte s’appuie des deux mains sur une publication de Jean DANET, d’inspiration foucaldienne : Discours juridique et perversions sexuelles, Université de Nantes, Centre de recherches politiques.