riches, peuples, marginaux : qui est minoritaire ?

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L’idée d’une politique minoritaire nous vient des États-Unis, non du « Black Power » des années 1960, mais déjà des Fédéralistes du XVIIIe siècle : avant d’être reprise par des populations marginalisées, elle fut élaborée par la minorité des riches propriétaires. Cette histoire mérite d’être interrogée, dès lors qu’on se demande quel peut être, en droit, le rêve politique des minorités.

Les luttes minoritaires, toutes les luttes anciennes ou récentes pour la reconnaissance des droits de minorités qui ne peuvent que demeurer des minorités (homosexuels, Noirs américains, Noirs et Beurs français, communautés religieuses etc.) n’ont jamais fait rêver personne. Le rêve et l’espérance, c’était bon pour Lénine : il faut espérer que la minorité d’aujourd’hui constitue la majorité de demain. C’était bon pour les élites républicaines d’autrefois : il faut rêver que, par l’éducation publique, la majorité inculte d’aujourd’hui nous rejoindra demain. C’était bon pour les chrétiens des premiers temps : il faut croire que la majorité de gentils d’aujourd’hui se convertira en une majorité de chrétiens de demain. C’était bon pour les féministes d’hier : en raison de notre majorité de fait, nous devons pouvoir obtenir une majorité de droit (en termes de représentation politique, de salaire au moins égal, de pleine liberté d’avorter, de pleine liberté de faire ce qu’on veut...).

Mais, malgré les rêves de changement ou les calculs numériques, même les femmes et les âmes religieuses ont échoué, tant la majorité juridique des femmes d’aujourd’hui n’a pas fait totalement disparaître leur place minoritaire dans le travail, la politique, la sexualité ; tant la majorité chrétienne d’aujourd’hui correspond mal au rêve de la minorité chrétienne d’autrefois. La question n’est pas de le déplorer ad nauseam, mais plus simplement de se demander si c’est nécessairement un mal en soi. Quand les minorités d’un jour se rêvent en majorité du lendemain, soit elles n’y parviennent pas et sombrent dans de tristes rancœurs, soit elles y parviennent effectivement mais trahissent alors par définition leur caractère minoritaire. C’est presque là une loi de la nature humaine.

La seule option minoritaire est donc de se défendre soi-même contre toute tentation de devenir majoritaire, de s’affirmer à jamais comme minoritaire quels que soient les risques et les faiblesses politiques endurées. Mais comment une telle affirmation minoritaire est-elle alors possible ? Comment une véritable défense des minorités en tant que telles peut avoir une chance de leur conquérir des droits ? Ou pour l’exprimer plus précisément : comment élaborer une politique minoritaire raisonnable sans transgresser le sentiment commun et légitime dans toute société de classes (les nôtres, depuis longtemps et pour longtemps) selon lequel la majorité est sans cesse dominée et exploitée par une minorité de nantis ? C’est là un problème difficile tant il remet en cause l’opposition apparemment si naturelle entre démocratie et aristocratie, entre droit du plus grand nombre et droit du meilleur. Mais c’est peut-être le problème primordial auquel on doit se confronter au jour où s’égare un peu l’espoir en l’advenue mythique et rédemptrice (dialectique) d’un prolétariat premier à la fois en nombre et en valeur.

Les contradictions de la foi

L’idée d’une politique minoritaire, c’est-à-dire l’idée qu’il faut un État (ou une instance de souveraineté quelconque) dont le premier et ultime rôle est de protéger toutes les minorités, quelles qu’elles soient, n’est pas nouvelle. Elle a une histoire que l’on peut, plus ou moins arbitrairement, faire commencer avec la naissance des États-Unis d’Amérique et la constitution d’un État fédéral réunissant les treize anciennes colonies britanniques. Cette origine n’a rien d’étonnant si l’on tient compte de la situation spécifique de l’Amérique au moment de la guerre d’indépendance : d’une part c’est un pays aux frontières indéfinies et se peuplant peu à peu grâce à une immigration massive - les rapports de classes ne peuvent donc s’y jouer de la même façon que dans les pays clos de la vieille Europe, puisqu’il est toujours possible d’aller conquérir des terres un peu plus loin ; d’autre part et avant tout, c’est là un pays essentiellement peuplé de minorités religieuses disparates ayant connu la double expérience de l’oppression d’État et des guerres nationales - la question d’une coalition apte à chasser l’Anglais et à bâtir un nouvel État ne peut donc s’y poser en rapport à une norme dominante et homogène comme dans les vieux pays catholiques du continent. D’où une première préoccupation propre aux défenseurs d’un État fédéral : protéger les diverses communautés religieuses les unes des autres, c’est-à-dire les protéger d’une nouvelle oppression d’État, et donc aussi bien empêcher chacune d’entre elles d’accéder seule au pouvoir afin qu’elle ne soit pas tentée d’opprimer à son tour les autres.

D’emblée, la question de l’État ne se pose donc pas de la même façon que chez les penseurs européens de la même époque. La politique n’y est pas pensée comme un dialogue entre des individus séparés d’un côté et un État constitué de l’autre, mais comme une association de factions à la fois irréductibles (naturelles) et mutuellement grosses de conflits. À lire par exemple les Federalist Papers, ces textes rassemblant les débats américains des années 1770 à propos de la constitution d’un État fédéral, on est ainsi surpris de voir combien le véritable sujet politique n’apparaît ni comme l’individu, ni comme la classe, ni comme l’État (encore inexistant), mais comme la faction ou minorité. Madison, notamment, ne cesse d’insister là-dessus : il faut un État fédéral, un État le plus étendu possible, le plus hétérogène possible, pour empêcher une faction de prendre le pouvoir et d’opprimer les autres ; il faut que son régime de gouvernement soit représentatif afin d’introduire une distance et un temps d’apaisement entre les passions particulières de telle ou telle faction et les représentants de celles-ci ; il lui faut un Sénat, élu pour une plus longue période et ainsi capable de tempérer les ardeurs subites d’une faction particulière. On suit bien le raisonnement : la société est et sera toujours peuplée de factions, à la fois fragiles et dangereuses, ayant leur logique propre, a priori étrangères à l’instauration de tout État fédéraliste, et qu’il faut pouvoir contrôler par un État fédéral si l’on veut préserver la paix sociale et nationale.

On assiste ainsi à la naissance d’une toute nouvelle pensée politique n’opposant pas l’aristocratie à la démocratie mais cherchant à concilier et à préserver une multiplicité d’aristocraties virtuellement antagonistes puisque mues par des intérêts et des passions divergentes. Certes, une telle pensée s’élabore monstrueusement sur le silence tacite de la traite des Noirs et à l’aube du génocide des Indiens, mais on aurait tort de ne voir dans un tel projet constitutionnel que l’expression idéologique d’une classe capitaliste et meurtrière encore à venir - l’esclavage et le génocide n’y sont pas entièrement réductibles, d’autant moins que les mouvements ultérieurs d’émancipation des Noirs et des Indiens n’auraient sans doute pas pu voir le jour sans la récupération d’une telle philosophie. On peut donc y voir plutôt et d’abord une véritable révolution par rapport aux images que les sociétés européennes pouvaient alors se donner d’elles-mêmes : les minorités ne sont plus un mal ou un accident, mais les véritables sujets et le ferment d’une société et d’un État entièrement nouveaux, à bonne distance l’un de l’autre. Dans cette perspective, d’une part le pouvoir n’appartient plus en droit à personne (ni au peuple, ni aux « premiers », ni aux sages), il n’est plus que le produit d’un compromis entre des factions distinctes, distinctes d’abord suivant leur devenir propre ; d’autre part, aucune minorité ne peut plus se penser au singulier, en rapport à une majorité, dans l’ordre du dénombrable, mais seulement au pluriel, comme une parmi d’autres, dans l’ordre de l’indénombrable (notamment au Sénat, dans l’ordre territorial : chaque État y a deux représentants quelle que soit sa population).

Les contradictions de la propriété

Maintenant, on ne peut en rester à la seule lettre de ces pamphlets fédéralistes. Il nous faut un peu de soupçon. À qui pensent Hamilton, Madison, Jay, quand ils parlent de protéger une faction de l’hégémonie, de la dangerosité d’une autre ? La question n’est plus seulement religieuse - elle est aussi sociale : c’est celle de la propriété, et ce sont avant tout les riches propriétaires qu’il s’agit de protéger des pauvres et plus encore des immigrants qui arrivent en masse et n’ont rien à perdre, tout à gagner. La défense des minorités est d’abord urgente pour les riches, c’est d’abord la politique des riches contre celle les autres factions.

Comme plus tard l’utopie soviétique, l’utopie américaine aurait donc fait long feu et, sous un même rêve d’une société nouvelle et d’un homme nouveau, réapparaitraient de nouveaux et pourtant semblables rapports de classes ? Ce serait aller un peu vite, tant il n’est pas sûr que dans l’Amérique de la fin du XVIIIe siècle, le statut social des riches ait exactement le même sens que dans l’Europe d’hier et d’aujourd’hui. C’est là un pays d’immigration, au territoire extensif (les Indiens « n’existant pas »), où la propriété ne s’instaure donc pas du tout nécessairement aux dépens d’autrui. Ce serait un peu simpliste de voir dans ces premiers propriétaires le ferment de tout mal, d’une inégalité arbitraire, au sens de Rousseau, du vol du bien commun, au sens de Proudhon, de l’exploitation généralisée, au sens de Marx. La propriété est alors ouverte à tout le monde, le riche n’est pas encore nécessairement l’exploiteur, et le rêve de Jefferson d’une société de petits propriétaires libres et égaux n’est pas très éloigné du rêve fédéraliste, et pas plus absurde que le rêve ultérieur de sovietis.

Cela ne signifie pas que, dans les faits, il n’y a pas déjà de l’exploitation, mais plutôt que le rapport d’exploitation est encore instable et ouvert, n’est pas encore un destin pour les plus pauvres (les Noirs du Sud mis à part), et ne définit pas en premier lieu la richesse - celle-ci est d’abord affaire de conquête de terres vierges, de travail individuel, de chance. Certes, alors, ce rêve dure peu - et dès le milieu du XIXe siècle, à lire par exemple les derniers romans de Thoreau ou de Melville, il semble que tout soit déjà joué. Pourtant il n’est pas sûr que tout ait été joué d’avance, tant, en soi, la défense d’une minorité de riches et d’une exploitation fragile et mouvante n’a encore rien de scandaleux et de funeste, tant le scandale c’est bien davantage le destin et le systématique, c’est-à-dire non les inégalités en soi mais l’institution et le développement des inégalités par l’exploitation systématique des plus pauvres par les plus riches. Une telle pensée est plutôt, en un sens, assez proche de celle d’un Fourier : le problème n’est pas qu’il y ait des riches mais que « les riches soient trop pauvres » (pour demeurer riches sans exploiter les pauvres). Et ce n’est pas si éloignée que cela de Marx non plus, du Marx qui se moquait un peu de la propriété privée en soi pour ne s’attaquer essentiellement qu’à la propriété privée des moyens de production- ce ne sont jamais le luxe et la richesse qui constituent en eux-mêmes un scandale, mais la misère en face de la richesse et l’exploitation devenue système dominant. Bref, tout serait affaire de flux de production et de rapport social, jamais d’état et de partage arithmétique abstrait.

On pourrait en tout cas y réfléchir quand on prétend défendre aujourd’hui la possibilité d’une richesse intellectuelle par définition inégalitaire, richesse due à une culture et à une éducation de qualité, sélective, bénéficiant inévitablement d’une fraction de la plus-value globale produite par d’autres, et donc ouverte en droit à tous, mais vouée inévitablement en fait à des minorités. Un tel rapprochement n’est pas aussi métaphorique qu’on le croit tant la richesse en art, en science, en morale, semble assez proche de la conception de la richesse matérielle que pouvaient se faire les premiers américains : celle-ci ne se partage pas mais se conquiert toujours aux frontières. On pourrait en tout cas s’en souvenir, se souvenir que le propre du capitalisme n’est pas la richesse de quelques uns mais leur capacité indéfinie et continue d’accumulation de richesses, se souvenir qu’à vouloir supprimer toute richesse et tout patrimoine, on supprime le principe même de toute culture, de tout raffinement de l’existence, pour en finir au moins avec les slogans idiots du type « prendre aux riches pour donner aux pauvres » comme avec les rêves tout aussi idiots (moralistes et familialistes) de sociétés purement égalitaires et purement fraternelles.

La fable du peuple à venir

Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, il faut reconnaître au moins le fait : l’idée d’une protection publique des minorités est avant tout issue des préoccupations, non directement des exploiteurs, mais d’abord des riches propriétaires. La protection des minorités c’est d’abord la protection de la propriété, c’est-à-dire la protection de la singularité brillante de quelques uns, dans un lieu et un temps où cette singularité ne se fondait pas nécessairement aux dépens et par la sueur de tous les autres.

Reste à comprendre comment le concept politique de minorité évolue à partir de là jusqu’à être réapproprié, notamment à partir des années 1950-60, aux États-Unis et en France, par les franges les plus démunies et les plus marginalisées de la société : les immigrés, les Noirs, les Indiens, les peuples du tiers monde... Black power, Red power. Deleuze va même jusqu’à dire que la minorité par excellence c’est le peuple. La défense des minorités semble ainsi passer de la défense des plus riches à la défense des plus pauvres, de la défense du centre de la société à la défense de ses marges. Mais comment passe-t-on apparemment, en moins de deux siècles, d’une conception essentiellement religieuse et économique de la minorité à une conception plus juridique et politique (raisonnant davantage en termes de pouvoir et d’étalon dominant qu’en termes de croyance et de propriété) ?

En vérité, il n’est pas sûr que la conception elle-même de la minorité ait profondément changé. Ce qui a bien plutôt changé entre ces deux moments, c’est la création de l’État américain et, avec le développement du capitalisme, son appropriation par la classe la plus riche en tant que classe capitaliste, instaurant du même coup sa norme comme norme dominante : devenir américain ne signifie plus alors que vouloir devenir riche, et c’est le rêve américain. Mais ce rabattement de tous les devenirs sous le seul rêve de richesse n’a été possible que par la transformation des riches propriétaires en riches capitalistes - simplement « en tant que riches », il n’est pas sûr du tout qu’ils auraient pu s’emparer du pouvoir d’État, ou en tout cas pas de la même façon. Autrement dit, c’est peut-être moins la conception des minorités, des factions minoritaires, qui a changé, que les riches eux-mêmes qui ont cessé d’être de fait minoritaires en devenant capitalistes pour se poser comme le modèle et l’horizon de toutes les autres factions de la société. À la fin du XVIIIe siècle, les riches étaient une faction parmi d’autres, avec un devenir singulier qui n’interdisait pas d’autres devenirs : on pouvait toujours se faire encore pionnier dans les nouvelles terres de l’Ouest, ou chercheur d’or, ou chasseur d’ours, ou installer plus loin sa propre communauté économique et religieuse. Dès le milieu du XIXe siècle, tous les autres devenirs se trouvent en revanche coordonnés par celui des riches et comme soudés à lui : pour faire quoi que ce soit, pour devenir quoi que ce soit, il faut au prélable devenir riche. Et ce n’est donc pas pour rien que les riches Américains d’aujourdhui ne supportent pas l’idée de minorité : il vaudrait mieux pour eux qu’on ne rappelle pas que c’est leur rêve, rêve éminemment minoritaire, qui s’est peu à peu imposé à toute la société.

On comprend comment tous les opprimés du XXe siècle ont pu se réapproprier aussi facilement l’idéologie même par laquelle leurs oppresseurs avaient fondé leur propre légitimité. Celle-ci s’était tout simplement retournée contre ses premiers défenseurs, parce que ceux-ci avaient perdu l’essentiel de leur devenir minoritaire : de faction parmi d’autres, ils étaient devenus par le fait faction dominante, classe dominante, écrasant sous sa norme tous les autres devenirs possibles. « Être riche » avait cessé d’être un devenir pour n’être plus qu’une condition préalable à quoi que ce soit, condition s’imposant à la majorité dans son ensemble. Mais cette récupération de l’idéologie ancienne ne disqualifiait en rien le concept même de minorité, il s’agissait seulement de lui restituer sa pluralité essentielle : être minoritaire parmi d’autres minorités, constituer une faction parmi d’autres factions. D’où la prodigieuse dissémination de ce concept depuis les luttes pour les civil rights dans les années 1950 jusqu’à aujourd’hui : des Noirs aux Indiens, aux femmes, aux Vietnamiens en lutte pour leur indépendance, aux homosexuels... Le devenir minoritaire retrouvait ainsi tout son sens en s’élaborant dans un rapport essentiel et constituant avec d’autres minorités, forçant ces dernières à les suivre mais aussi à s’engager elles-mêmes dans leur propre devenir minoritaire, contre une même norme et un même droit majoritaires. On ne devient jamais minoritaire tout seul, on ne peut le devenir qu’au jour où ce devenir en engage d’autres qui ne lui ressemblent pas et entretiennent pourtant avec lui un rapport positif et vivant.

C’est dans cette perspective que la minorité par excellence, le modèle même de tout devenir minoritaire, apparaît alors sous la forme d’un peuple. Non pas un peuple rousseauiste, habité d’une même volonté générale et parlant unanimement d’une seule voix, non pas le peuple abstrait érigé en sujet universel, mais un peuple tel qu’il devient, pluriel, en patchwork, constitué de minorités distinctes aux devenirs à chaques fois singuliers et pourtant se nourrissant essentiellement les unes des autres. Deleuze remarque ainsi très justement que l’on ne devient rien du tout si les autres ne deviennent pas à leur tour quelque chose qui leur soit singulier. Autrement dit, il n’y a pas de devenir singulier possible s’il n’y a pas tout un peuple en devenir empêchant chaque ligne de vie particulière de se figer en norme majoritaire ; chaque devenir singulier et concret engage le peuple tout entier, non pas à l’imiter ou à lui obéir, mais à changer de mille autres façons grâce à lui, à travers une prolifération indéfinie des factions. Par exemple, comme le remarquait à peu près Faulkner, il est arrivé un moment, dans le Sud des États-Unis, où il fallait bien devenir-nègre si l’on ne voulait pas devenir fasciste - ce qui ne signifiait évidemment pas se teindre la peau et chanter du blues : c’était à Faulkner d’inventer la singularité de son propre devenir-nègre.

Tout devenir minoritaire se réfère ainsi nécessairement à un peuple dans son entier, se pense comme minorité au sein d’une pluralité de minorités, ou cesse de devenir quoi que ce soit. Certes, il s’agit là du peuple tel qu’il devient, d’un peuple sans cesse à venir, non pas du peuple tel qu’il est, du peuple de tous les poujadismes. En un sens, c’est donc là une fable, la fable de la prolifération indéfinie des devenirs de chacun. Mais cette fable est peut-être la plus créatrice, la plus féconde, et la moins utopique qui soit. Il ne s’agit pas du fantasme d’un peuple uni et en marche pour prendre enfin le pouvoir, mais de la fable nécessaire de toute minorité se connectant concrètement avec le plus grand nombre possible de minorités, sans que ce nombre recouvre nécessairement la totalité des autres pour commencer à prendre sens. Ce n’est pas là un rêve de conquête globale, mais une fable politique très concrète de résistance partielle et de création partielle. Fable d’autant plus concrète qu’on la retrouve peut-être au cœur même de l’intuition profonde des fédéralistes américains : défendre le droit des minorités, c’est d’abord ériger un pouvoir d’État dont le premier rôle est d’empêcher une minorité quelconque de s’en emparer. Fable qui n’est peut-être même pas autant opposée qu’on le disait précédemment à la pensée politique de Rousseau, notamment quand celui-ci remarque que, quitte à voir la société se diviser en factions, autant que celles-ci soient les plus nombreuses possibles. Simplement, alors que chez Rousseau ou chez Madison et Hamilton, cette multiplicité de factions est vue comme un pis-aller ou comme un handicap irréductible de la « nature humaine », il s’agit bien plutôt aujourd’hui d’affirmer la positivité même de cette multiplicité et de cette division, d’y voir non un manque ou une faiblesse du peuple mais sa force et sa chance, certes toujours précaire mais réelle, d’en finir avec l’oppression.

Marginalité et marginalisme

Vitale pour tout devenir d’une minorité quelconque, la fable d’un peuple à venir connectant son devenir propre à une multiplicité d’autres n’en est pas moins fragile et ambiguë. Tout comme un devenir minoritaire peut se figer en norme dominante, celle-ci peut s’effondrer en mythe fondateur de l’État, et devenir le mensonge par excellence, le mensonge de l’identité du peuple et de l’État. Au lieu d’être sans cesse à réinventer, elle devient alors référent ultime, signe de reconnaissance exclusif, certitude d’être « du bon côté ». On sait ce qu’est devenue la guerre d’indépendance dans l’imaginaire américain, la joyeuse fable de l’African Nation chez les Afro-américains, les émeutes de Stonewall pour les organisations gays (permettant de se traiter sinistrement de traîtres les uns les autres), etc. Mais en fait il en va de même pour la révolution française ou russe. Ce n’est pas là un problème propre à la pensée américaine et à une politique des minorités, c’est le problème beaucoup plus général de toute fable au jour où son intuition créatrice commence à décliner. Simplement, du point de vue spécifique de chaque minorité, ce problème peut se préciser ainsi : toute fable d’un peuple à venir risquant à chaque instant de s’effondrer soit en mythe exclusif fondateur d’État, soit en mythe fondateur d’un micro-pouvoir marginal, souvent plus encore exclusif et sectaire que celui de l’État, comment s’en prévenir ?

Si c’est un risque réel, on ne peut jamais espérer s’en prévenir totalement. En revanche, on peut essayer de le limiter, et le remède partiel aux dérives des fabulations minoritaires réside peut-être justement dans l’objet même de ces fabulations : le peuple. Le peuple, en effet, ce ne peut jamais être en droit ni l’État, ni la marginalité. Le peuple n’est ni entièrement marginalisable ni entièrement unifiable par un État. Il est non pas au centre - il a besoin d’un État au centre pour le protéger contre lui-même et de ne pas être cet État -, mais au milieu, entre l’idéologie des hommes d’État et celle des marginaux, sans qualités propres, sans déterminations, pure pluralité. Et c’est alors ce « au milieu de », cet « entre-deux », qu’il s’agit de penser, de sauvegarder, de réinventer sans cesse. Réinventer un rapport à l’État depuis sa propre marginalité, réinventer un rapport aux marges depuis sa propre normalité indiscernable, quelconque.

C’est peut-être cela, le fin mot d’une véritable politique minoritaire : réinsuffler le sens de la pluralité des devenirs aux hommes d’État qui ne rêvent que d’identification à la nation, que d’identités grises et abstraites, peintes à leur image. Et réinsuffler un peu de sens de la normalité quelconque aux marginaux qui, en se définissant exclusivement contre, ne parviennent jamais qu’à se faire (trop) remarquer. C’est pourquoi toute politique minoritaire au sens fort, sachant poser la question du pouvoir et de l’État, se résume primordialement en une politique de défense des minorités de fait : il s’agit de permettre à chacun de devenir ce qu’il veut, et non pas de le devenir à sa place.

En fin de compte, il n’y a donc toujours pas de quoi rêver ? Peut-être, l’exigence indéfinie de résistance et de protection étant toujours moins fascinante que les désirs de conquête et de victoire finale. Mais, à défaut, il nous reste au moins tant de fables et d’histoires différentes à raconter, à poursuivre, à mélanger, qu’on peut peut-être accepter de ne plus rêver... en politique.