écrire, avant Ramallah

par

Il y a un an, à la suite d’une rencontre entre le maire de la commune d’Épinay-sur-Seine et le maire de Ramallah, ville autonome de la Palestine, une amitié naissait entre deux communautés.

À la demande de Nadine Varoutsikos, directrice de la Maison du Théâtre et de la Danse d’Épinay-sur-Seine, Mohamed Rouabhi, auteur dramatique (Les acharnés, 1994 ; Les Nouveaux bâtisseurs, 1997), fut associé au vaste projet de collaboration artistique qui mènerait dans un premier temps jusqu’à l’automne 2000. Son travail consiste à animer conjointement des ateliers d’écriture dans la ville française au mois d’avril 1999, ensuite à Ramallah et Jérusalem-Est le mois suivant. Par ailleurs, une pièce lui a été commandée que Nadine Varoutsikos mettra en scène à l’hiver 2000 dans les deux villes, en
français et en arabe, avec des acteurs amateurs français et palestiniens. Cette pièce sera également représentée des deux côtés de la Méditerranée et dans des festivals.
vacarme a proposé à Mohamed Rouabhi de suivre les différentes étapes de ce projet.

« Ce premier texte est une introduction, une note d’intention, une sorte de profession de foi, à la veille de mon départ à Ramallah, en Palestine, pour un premier voyage d’exploration et de contact, en prélude à la résidence d’écriture qui se déroulera tout au long du mois de Mai 1999. »

mon pays loin de moi, tel mon cœur
mon pays proche de moi, telle ma prison
pourquoi est-ce que je chante ici
alors que ma face est ailleurs ?
pourquoi ce chant mien
pour un enfant qui dort sur le safran
un poignard suspendu sur sa couche
pourquoi ce chant
alors que ma mère me tend
sa poitrine
et meurt devant moi
d’une effluve d’ambre
Mahmoud Darwich, Poème de la terre.

Lorsqu’il y a deux ans je rencontrai pour la première fois Elias Sanbar, écrivain et traducteur de nombreux ouvrages de Mahmoud Darwich, peu avant la venue de ce dernier en France, nous évoquions ensemble, dans un petit restaurant iranien près de l’Institut du Monde Arabe, les thèmes chers au grand poète palestinien : la terre, l’exil, la mémoire, l’amour. Tout en dialoguant, nous nous rendions compte qu’ils étaient également le terreau sur lequel nous érigions secrètement, l’un et l’autre, une pudique fraternité.

Je ne m’étais jamais posé la question d’une manière aussi triviale et schématique : quelles étaient les raisons pour lesquelles je m’étais un jour assis devant une table et un cahier, qu’est-ce qui, à ce moment-là, avait fait que l’acte d’écriture devienne l’acte de toute une vie ? Rattraper le temps perdu à l’école, apprendre à lire, à parler, à formuler des idées et des émotions avec une poignée de lettres.

Rien ne me destinait à prendre ce chemin. J’étais plutôt imperméable à la culture livresque. Je n’allais jamais dans des musées. Je crus pendant longtemps que les œuvres exposées n’étaient que des reproductions photographiques de couvertures de livres de classe. Parler d’école et d’instruction provoquait chez moi une grande colère.
Le mot avenir n’avait aucun sens pour moi. Je vivais le présent avec trop de douleur et de violence, dans un pays qui ne comprenait pas encore les raisons pour lesquelles il s’enlisait doucement dans une crise sociale et économique, et dont il avait lui-même forgé les armes destructrices.

J’avais cependant le sentiment que l’Histoire avait lésé et trompé de nombreux individus et je voyais clairement le pays dans lequel je vivais, comme le maître d’œuvre du désastre grandissant dans lequel nous étions, nous, les premiers enfants de la génération d’Algériens nés en France, même si j’usais, pour exprimer ma haine, de la langue de l’ennemi.

C’est donc bien cette notion de temps et plus particulièrement cette notion du passé qui allait être déterminante. Elle seule imposait brutalement sa loi, et non la petite vie que nous essayions de construire au jour le jour, comme si ceux qui avaient vécu avant nous nous avaient chargés, à travers le temps et l’espace, de supporter encore et encore pour plusieurs générations le poids des erreurs. Car on ne partage pas les moments heureux : on hérite toujours du pire.

Dans un film bouleversant de Yamina Benguigui, Mémoires d’immigrés, un jeune homme raconte vers la fin comment il a fallu en passer par l’illégalité, la délinquance, pour acquérir le droit à la reconnaissance et poser le problème de l’identité. Un autre thème cher à toute une génération d’immigrés. C’est à ce moment qu’apparurent les premières vélléités de mettre à contribution le langage - celui du mensonge et de la démagogie - pour soigner les déchirures intérieures des individus. L’on vit alors les lèvres de ceux qui, revenus des grands mouvements sociaux des années 1970 - et qui vivaient déjà dans le souvenir de 1936 -, ne voulant pas croire en la mort annoncée du prolétariat, lui-même hâtant la fin des syndicats et des grands regroupements populaires, articuler les mots intégration et heur. Une nouvelle lexicologie, un nouveau théorème, de nouveaux syllogismes : tu ne peux pas dire que tu es français si tu ne veux pas vivre comme un Français et, même si tu es arabe, de toute façon tu es français.
Je me souviens de ces vers tirés d’un poème de Darwich qui à l’époque fit beaucoup de bruit : comment t’appelles-tu ? écris sur tes papiers, je suis arabe

Le temps était venu de payer une deuxième fois la note.
La dette d’une population dans le désœuvrement et la perte de repères, la non-reconnaissance de ses particularités et de ses différences - la langue, la religion, la culture -, une politique violente et brutale, ségrégationniste et raciste, qui stigmatise chez nous la délinquance et le crime, le non-respect des lois de la République, alors que le paysage est hostile à toute forme de partage, de fraternité, d’étrangeté.
Il fallait donc de toute évidence se pencher sur le passé et tenter de savoir pourquoi les morts ne nous laissaient pas vivre en paix, pourquoi ils revenaient de loin hanter le quotidien de ceux qui dirigent le pays ou troubler le sommeil du citoyen moyen, au point de le faire basculer dans la crainte permanente du pain qu’on lui retire de la bouche.

Étranger dans son propre pays.
Mais de quel pays s’agit-il ?
Je suis né ici et pourtant j’ai le sentiment d’appartenir à un autre peuple, un peuple plus volatile, qui ignore les frontières et le temps, qui se moque des couleurs et des religions, qui admet que l’on puisse conjuguer à toutes les formes tous les verbes de toutes les langues.
Je revendique une terre que je veux mienne et qui se trouve à l’endroit où je vis au moment où je vis cette vie.

Mahmoud Darwich m’a dit un jour que la plus belle période de sa vie était celle qu’il passa en Algérie, pour lui le plus beau pays que la terre ait jamais porté. Sa propre terre à lui, il ne l’a pas reconnue lorsqu’il y a trois ans il y retourna pour la première fois depuis l’expulsion des Palestiniens en 1948. Et pour cause. Il lui fallait se pencher et gratter pour retrouver les vestiges de ce qui fut.
Plus de la moitié de sa vie passée en exil, il reconnaissait d’une certaine manière que l’objet de l’écriture était toujours un objet intangible et que l’éloignement était propice à l’expression de la poésie. Ses premiers écrits non journalistiques coïncident avec son expulsion.

Y a-t-il dans la succession de ces rencontres, de ces événements, dans l’enchevêtrement de ces souvenirs et des images à la télévision, des graffitis encore présents sur certains murs de Drancy, cette ville de Seine-Saint-Denis où je vécus pendant vingt-cinq ans - OAS vaincra, La France aux Français -, ou encore dans mon parcours artistique depuis dix ans, qui m’a conduit à chaque fois à prendre des engagements, aussi bien personnels que professionnels, tous liés entre eux par un besoin presque pathologique de mettre à nu les contradictions, le désir de travailler sur un théâtre qui n’échappe jamais à la réalité, même s’il nous raconte une fable loufoque ou un conte pour enfants, d’imposer l’idée que l’écriture n’appartient qu’à ceux qui s’en servent, qu’elle est une arme prépondérante dans une lutte quotidienne où de plus en plus la grammaire remplace la balistique, que ce soit pour menacer ou pour châtier ?
Le travail que j’ai entrepris maintenant depuis six mois avec un groupe de rapeurs sur ma dernière pièce, Malcolm X, qui se jouera prochainement à Paris et en tournée, démontre une fois de plus, longtemps après Jean Genet, que l’on peut devenir écrivain après avoir failli être un voyou ou un assassin.
Comme pour ces mômes, l’écriture fut mon salut. Elle m’a tiré de quelque chose. Je ne sais pas de quoi. En parler, échafauder une histoire, un scénario, ce serait en faire déjà de la littérature, alors qu’il s’agit d’une vie qui n’a pas existé dans ce monde.

Il n’est de bonheur plus grand que d’inviter des gens à sa table et partager une chose dont on sait qu’elle est rare, même si elle ne se mesure pas à l’épaisseur de la nappe ou de ce qui repose dessus.

Combien de fois j’ai dû prendre le temps et la peine de parler, lors de stages d’écriture, à des gens qui croyaient que pour écrire il fallait savoir, alors que ce que l’on nous enseigne à l’école, ce n’est pas écrire, c’est rédiger, ce n’est pas inventer, c’est donner les réponses. Écrire, c’est inventer les questions qui n’auront pas de réponse dans ce monde mais que tu pourras rêver, parce que tu prendras le temps de raconter une histoire pour raconter pourquoi tu ne peux pas répondre et que tout ce que tu as à dire, tu le dis là, au moment où les mots se mêlent sur le cahier avec les mots qui se mêlent dans ta tête.

Écrire, c’est toujours se souvenir. Ce qu’on écrit pour demain est déjà là et les outils pour que cette parole émane d’un coup de toi comme un sentiment violent que l’on peut éprouver lorsque nos vies traversent d’autres vies, croisent des moments de ciel, des instants d’amertume ou de regrets, des joies indéfinissables, ces outils sont à la portée de tous et je tends ma main, et ces outils font le tour des mains qui se serrent, qui finissent par empoigner solidement une chose, ne la lâchent plus.

Par-delà les différences, l’Histoire, les conditions de vie, la distance, il y a une chose qui nous unit et nous unit toujours : les peuples qui se souviennent se retrouvent toujours un jour, au bord d’un fleuve, à regarder dans la même direction. L’instant est alors propice aux histoires et aux souvenirs.

Les Indiens d’Amérique, la terre, notre terre. L’Algérie de l’autre côté de la mer. Mon pays, un pays, le plus beau du monde, un pays de cocagne mon Dieu. Des Palestiniens de Palestine au milieu de bidons colorés délimitant l’espace de leur vision. Des hommes qui à un moment ou un autre éprouvent le besoin de raconter des histoires qui disent la vérité, des hommes lassés de perdre continuellement les combats, des hommes harassés par les batailles, qui n’ont plus le temps d’aimer, qui n’ont plus le temps de penser qu’ils étaient là pour inventer une manière de vivre qui ressemble à celle qu’ils ont peut-être rêvée dans une autre vie ; des hommes qui étaient des enfants avant d’être des lutteurs aux mains d’acier, incapables aujourd’hui de faire la différence entre une crosse et le cou d’une biche.
Peut-on encore aimer aimer, quand la défaite s’empare de tout ce qu’on possède pour le faire disparaître de la surface de la terre et laisser dans la bouche le goût du viol et de l’abandon ?

Là-bas, le petit qui marche et qui regarde le monde tourner ne se doute pas de ce qui l’attend. Parce que rien ni personne ne l’attend. Derrière nous s’amoncellent les corps de ceux qui n’attendaient plus rien du jour qui se leva sur leur dernier jour, laissant la lumière peindre les visages une der-nière fois sur nos écrans de télévision, avant que s’éteignent les feux qui brûlent depuis que l’on sait faire disparaître la matière avec un briquet.
Mais il reste des traces qui, elles, ne disparaissent pas, ne disparaissent jamais.

Écrire, c’est laisser des traces, c’est tracer, tracer sur un objet à l’aide d’un autre objet, des signes qui nous font dire que quelqu’un est passé par là, quelqu’un qui ne voulait pas qu’on l’oublie, quelqu’un pour qui trouver ce qui convient le mieux pour tracer ce qui convient le mieux pour l’éternité est ce qu’il peut faire de mieux pour se souvenir lui-même maintenant, afin qu’un autre se souvienne de lui, plus tard, quand les briquets referont leur travail.
Je me souviens avoir aimé quelqu’un. Je me souviens avoir haï quelqu’un.
Alors on peut se souvenir encore ? On peut retrouver les traces de cela ? À quoi çà ressemblait quand tu aimais ? Faisait-il jour ? Y avait-il des lance-flammes pour brûler les maisons ? Des chars qui écrasaient les cailloux des chemins ? Y avait-il de la place dans ta poche pour mettre de côté une photo ou un fruit sec ?

L’idée d’aller travailler dans un autre pays ne m’avait jamais effleuré. Jusqu’ici, j’arrivais à trouver ce que je voulais chez moi, dans ma rue, autour de moi dans un périmètre restreint : mon département, la Seine-Saint-Denis.
J’avais peut-être moi aussi mon territoire occupé. Ce bout de terre qu’on veut me reprendre de force quand je hurle qu’il est à moi et que c’est tout ce qu’il me reste pour dire que je veux vivre ici et écrire des poèmes dans cette langue qui a occupé mon pays, l’autre, pendant plusieurs siècles.
Je n’avais besoin que d’un ciel au-dessus de ma tête pour me convaincre que j’appartenais encore à la race de ceux qui marchent debout. J’avais besoin de temps peut-être, un peu plus que d’autres, c’est vrai : c’est mon seul luxe.
Puis est venu le sentiment, enfin la certitude, que mon travail devenait important pour d’autres personnes, et j’ai pris alors la mesure de l’impact que pouvait produire un petit tas de feuilles dans les mains de celui qui trouvait à son tour le temps de lire.
Au point que je fus ensuite sollicité à plusieurs reprises pour entreprendre des travaux d’écriture.

Aujourd’hui, je ne peux pas encore apprécier les conséquences d’un tel bouleversement dans ma manière de travailler, moi qui pensais pourtant ne pas m’être enfermé dans un cadre conventionnel, sautant sur les occasions singulières, avide de diversité - écriture de poèmes, de livrets d’opéra, de scénarios pour le cinéma et la télévision, de pièces radiophoniques -, je me retrouve, une nouvelle fois, face à l’inconnu, même si le théâtre et ceux qui le pratiquent ne me sont plus tout à fait étrangers.

Je me dis que je vais laisser là-bas des traces de mon passage. Je me dis que des êtres laisseront en moi des traces de leur passage à travers mon corps car mon corps déplacé hors de ses limites territoriales - la Seine-Saint-Denis - ne devient plus un obstacle, mais un refuge pour d’autres mots venus d’ailleurs, qui franchissent à leur aise ce qu’ils croient être l’étranger, c’est-à-dire moi, exilé pour un temps dans un pays qui n’est pas le mien, comme ce pays n’est pas le mien mais celui dans lequel je fais ma vie.
Je veux prendre le temps de raconter comment peut naître de cette violente proximité une poésie, un texte de théâtre, c’est-à-dire un texte destiné à être investi par d’autres corps que le mien puisque c’est moi qui écris ces mots.
Je veux prendre le temps d’aimer le temps de la rencontre et de laisser se faire les choses, avec pudeur et retenue, même si la rigueur d’un travail avec la population nécessite forcément, à un moment ou à un autre, une autre rigueur qui est celle de la discipline, de la réflexion, de la correction, de la répétition des faits et des gestes.

Je pourrais naturellement exposer ici les étapes préliminaires ainsi que le déroulement des phases du projet qui présideront à l’élaboration du travail sur place, ou encore tenter de les résumer, voire traiter le sujet techniquement : ce serait une fastidieuse besogne, dénuée de sens, réductrice et déplacée dans ce texte que je voulais être une profession de foi plus qu’une note d’intention.

Tenter de se questionner soi-même et tâcher de répondre sans fard, sans complaisance, sur les véritables motivations de son écriture, me paraît aujourd’hui un exercice douloureux en même temps que salutaire.
Je ne veux pas oublier ce qu’Armand Gatti enseignait à ses stagiaires, ce qu’il a appris de lui-même, ce qu’il s’est imposé quand il était interné en camp de concentration et à chaque fois qu’il fut confronté à des moments cruciaux :

d’où est-ce que je parle ?
à qui est-ce que je m’adresse ?

Février 1999