désirs foutus ?

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Je hais les dimanches, les voitures blanches et les couples du printemps. Je déteste les voitures blanches. Plus particulièrement les renault 5 et les voitures de société à deux places. Toutes blanches. Que des blanches. Certaines immatriculations je font jaillir.

Je suis assaillie de la vision périphérique et tonitruante de véhicules à moteur. Sortir est une plaie, en chaque endroit susceptible, un dimanche, de t’accueillir en son sein à Paris. Le Soleil, le Charbon, la Flèche d’Or, évitables, éminemment évitables. Le Pascalou, plus neutre, quoique. La Maison de l’air où je suis allée retraîner mes guêtres un dimanche après-midi, une semaine jour pour jour après les grandes eaux. Il faisait beau, des couples étaient couchés sur l’herbe, bière à la main et sourire en coin, lisant, jouant, flemmassant. Même le gardien du parc n’arrivait à déloger personne de son pré carré. Pelouses accessibles, telle était la loi du peuple parisien en mal de campagne.

Je hais le printemps. Le couple y domine. Des filles en jupe, bouquets de fleurs à la main, prennent le métro avec leur jules. Et je les vois toujours en train de s’embrasser, de se tenir les mains les yeux mouillés, en plein papotage innocent. Buvant un pot avec Marie dans un nouvel avatar de l’embastillement de Ménilmontant, nous subissons l’exploit en apnée d’un mec aux cheveux longs et de sa copine, montre en main dix minutes d’absorption goulue des lèvres respectives des deux tourtereaux. On cherchait où se cachait le mec du Guiness Book. Sur les champs, à la sortie d’une comédie printanière ; où l’on parlait d’amour sur le ton du marivaudage sans conséquences, je croise malencontreusement un presque sosie qui jouait à attraper sa copine dans les bras avant de la faire virevolter, à la grande joie des touristes japonais d’ordinaire bien plus réservés quant à leurs ébats publics. Des vieux, en quelque sorte. J’ai un mauvais timing.

Entre ta voiture fantôme qui, je l’espère toujours, viendrait se ruer dans mon voisinage — et pourquoi mes voisins garent-ils leurs voitures, étrangement similaires à la tienne, dans le bloc alentour ? — et les couples florissants, je rêve d’exil intérieur : mon appart est un havre, sans bar ni people. Malheureusement, il y a des photos de toi, que j’embrasse confusément avant d’aller dormir, ou dans lesquelles je plonge afin d’y découvrir un début d’explication. Or cette photo prise pendant les grèves de décembre ne me donne que de l’amour avec un grand putain de A, et des wagons de tendresse qui ne demandent qu’à se déverser et à me faire immanquablement chialer. Et il y a des pulls, des chaussettes et des tablettes de chocolat ou des paquets de nouilles fraîches pour deux qui attendent que tu les manges. Des livres que je ne t’ai pas rendus. Mes draps que j’ai beaucoup de mal à changer parce qu’ils recelaient deux ou trois poils pubiens qui t’appartiennent en propre et quelques effluves mal distinguables, il faut bien l’avouer, de mes cauchemars suant des nuits solitaires. Il y a des balles de jonglage — j’ai beau essayer, le manque absolu de coordination et de toute pratique un tant soit peu assidue de l’exercice renverse tout sur son passage, y compris même ladite photo que j’ai eu très peur de casser, enfin le cadre — qui traînent en évidence, des photocopies d’articles que j’avais l’intention de te communiquer, sur des sujets aussi variés que les régimes de printemps, la grève chez Renault, la lepénisation des esprits, etc., etc.

Le sevrage ne me va pas. Je ne comprends pas pourquoi, alors que j’ai tant de choses à te dire, tu n’es pas là. Je ne comprends rien de la crise dans ta tête et de ce qui s’y passe vraiment. Je m’accroche à l’espoir qu’il y a une crise dans ta tête, préférable de beaucoup à l’idée vraiment trop désespérante que tu ne veuilles plus de moi. Que tu ne veuilles plus faire l’amour avec moi sous la douche, que je ne puisse plus te regarder pendant que tu te rases, alors que mes jambes s’alourdissent par la vapeur ambiante. Que l’on ne se cajole plus sur le canapé en regardant des trucs à la télé, en mangeant du chocolat et en fumant des pétards. Que l’on ne joue plus aux cartes avec Bruce en descendant bière après bière - et la gnôle de son père en goutte dans le café. Que l’on ne soit plus conjointement séduits par la poésie du périphérique dans nos moults pérégrinations automobiles, que l’on ne se perde plus en cherchant le chemin le plus court en allant de là à là, que je ne joue plus les copilotes en tentant de lire assez vite les cartes et les panneaux indicateurs. Que l’on ne rentre plus à douze dans ta voiture pour deux. Que l’on n’aille plus au cinéma et au troquet ensemble. Le mec du Charbon me roule de grands yeux quand j’y vais désormais seule en me demandant à qui servir « le deuxième demi-citron-avec-pas-trop-de-citron et des cacahuètes s’il vous plaît ». Que l’on ne disserte plus sur les avantages comparés des démocraties style américain et de l’irréductible village gaulois. Que tu ne sois pas d’accord avec moi sur l’idée de couple. Que j’essaie de te convaincre que ce n’est pas un cocon étouffant, que l’on peut s’y épanouir et qu’il peut se négocier, au fur et à mesure des envies et des regrets de ne pas faire certains trucs. Facile à dire quand, dans l’aliénation réciproque dans laquelle nous nous sommes enfermés, je tire aussi mal mon épingle du jeu que toi.

Je ne supporte pas l’idée de t’effacer de ma vie, aujourd’hui, demain, ou après-demain. J’ai envie de te voir et de te goûter encore jusqu’à l’an 2000 et après. J’ai mordu comme une jeune conne à mes fantasmes de maison à la campagne et d’enfants qui courent dans le jardin, à ton envie de paix de l’esprit qui ne m’a jamais semblé contradictoire avec le chiffre deux, aux déjeuners en famille et au prix à payer. J’ai pris tout en bloc sans vérifier mes arrières ni rien mettre de côté pour les jours sans pain. J’ai pensé qu’avec toi, il y aurait toujours du rire et du plaisir et que ces choses-là ne s’économisent pas. Même si le quotidien te paraissait lourd, il était pour moi une balade à deux, sans matin chagrin vraiment. J’étais bien plus disposée que tu ne le crois à attendre ton retour au port, bien plus femme de marin que de fonctionnaire, bien plus prête pour l’aventure avec ses plaies et ses bosses qu’attirée par un truc douillet, bien plus émoustillée à l’idée de la découverte — du père, du copain, de l’ami, du fils - qu’aveuglée par des présupposés. Je n’idéalisais pas, je déchante.