Vacarme 03 / éditoriaux

nous nous permettons d’insister

La gauche a gagné les élections. C’est-à-dire, pour l’instant, que la droite les a perdues. C’est la moindre des raisons de se réjouir : avoir passé par-dessus bord ceux qui parlent de « frigidaire » quand on dit « hospitalité », ou qui évoquent la « mauvaise graisse » quand on défend le service public. Mais quoi, au-delà de cette joie simple ?
D’abord, un constat : la gauche officielle sait à l’occasion sortir de ses gonds, pour peu qu’on l’y oblige. C’était le sens du forum organisé le 20 mai par « Nous sommes la gauche », où nous avons interpellé les Verts, le PC, le MDC et le PS sur quelques points cherchés en vain dans leurs programmes. Sous nos questions, les Verts, malgré le refus de leurs alliés électoraux, se sont déclarés favorables à l’abrogation de la loi de 1970, qui criminalise les usagers de drogues. Le PC, plus habitué à défendre les travailleurs, souhaite la représentation des chômeurs dans les instances administratives et paritaires. Le MDC, théoriquement hostile aux identités infra-républicaines, s’engage à défendre les droits des transexuels. Quant au PS, bien qu’ayant voté la loi Joxe, il désire aujourd’hui une « remise à plat complète des ordonnances de 1945 » relatives à l’immigration. Les quatre délégués, sans exception, se sont engagés à la création d’un contrat d’union sociale qui permette aux homosexuels la reconnaissance de leurs couples. Pour peu qu’on l’y pousse, la gauche officielle sait donc rompre la politesse des alliances consensuelles et, parfois, tirer le bilan de ses erreurs gouvernementales.
Mais il faut l’y pousser. Il n’y a plus, aujourd’hui, d’imagination ni d’audace propres à la gauche officielle. Il y a, au mieux, un acquiescement tardif et presque honteux aux exigences de la gauche réelle. Si aucun des quatre représentants n’a omis de s’engager à une régularisation des sans-papiers, les critères restent cependant restrictifs, approximatifs et variables : la figure du « clandestin » — pourtant détruite par les sans-papiers en lutte — rôde encore dans les discours.
La gauche a besoin de nous. Elle se trompe quand elle croit qu’elle n’aura à répondre qu’aux intérêts sectoriels de ceux qui travaillent sur le terrain social, et à ne proposer qu’un catalogue de mesures palliative, une pauvre maîtrise des « évolutions en cours ». La gauche se trompe lorsqu’elle nous demande d’intérioriser son réalisme, alors que c’est à elle d’intérioriser nos réalités.
Ce que la réalité exige aujourd’hui, c’est par exemple la dépénalisation de l’usage des drogues. La gauche doit comprendre que la répression de la toxicomanie expose les usagers de drogues aux épidémies de sida et d’hépatite C. Elle doit laisser à la droite le souci emphatique de « lutter contre la drogue » et aux psychiatres la certitude que la toxicomanie est une pathologie : le seul résultat concret de cette politique, ce n’est pas l’assèchement des trafics, mais l’emprisonnement des usagers, la clandestinité du shoot, la prise de risque forcée ; c’est aussi, lorsqu’on est malade, l’impossibilité d’accéder aux soins indispensables. La gauche a mieux à faire que « lutter contre la drogue » ; elle doit abolir la loi du 31 décembre 1970, et reconnaître que la santé et la liberté des gens importent plus que les phobies sécuritaires prêtées à l’opinion publique.
De même, la gauche n’a pas à « lutter contre l’immigration clandestine ». Elle sait que la répression des « entrées illégales » n’a d’autres effets que de fabriquer des clandestins, d’autre ambition que d’empêcher l’accès au territoire français et l’installation en France de l’ensemble des étrangers. Elle sait que la fermeture des frontières n’est qu’un dogme de droite, une ritournelle policière qui finit toujours mal : dans des camps de rétention, dans la soute d’un charter, contre la porte fracassée d’une église. Elle doit admettre, par réalisme, le principe de liberté de circulation, et donner au migrant. le droit de s’installer, de voter, d’exister autrement que comme un sous-salarié.
Troisième exemple. La gauche officielle, aujourd’hui, anonne qu’elle veut « lutter contre le chômage », et s’épuise à chercher les moyens d’un retour à un mythique plein-emploi. Du coup, elle ne sait pas voir la valeur produite en dehors de l’emploi et du salariat traditionnels. « Emploi » contre « chômage » : à s’en tenir à cette vieille alternative, la gauche officielle ne sait que faire des intermittents, des intérimaires, des indépendants, des précaires. Ce n’est pas un hasard si, à Paris, 10 000 RMIstes se disent actuellement « artistes » : les catégories de la pensée économique et de l’aide sociale sont tellement étroites qu’on doit les subvertir, et en inventer d’autres. Ce qu’il faut inventer, de fait, c’est un revenu garanti et inconditionnel, qui ne soit plus nécessairement lié à un emploi : une garantie sociale qui ouvre la possibilité de refuser la course aux temps partiels imposés, aux boulots précaires et à l’humiliation des demandes d’aide sociale. Un droit sans conditions, parce que nos vies ne sont pas dégressives.
Ces trois exemples sont sous-tendus par un principe que la gauche, si elle veut vraiment travailler avec nous, doit faire sien sans attendre : le principe d’inconditionnalité. Parler de droits inconditionnels, ce n’est pas élever des revendications jusqu’au boutistes : c’est inverser la logique qui voudrait que l’on commence par renoncer, que l’on pose des limites avant même d’avoir affirmé ce que l’on croit être juste. C’est refuser d’être raisonnable, si la raison consiste à prendre ses habitudes pour les contraintes définitives du réel. Ne pas s’excuser de ce que l’on veut, au nom de ce qui est, et que l’on peut changer. Parler de droits inconditionnels, c’est se poster, du coup, auprès de ceux qu’une politique sous conditions laisse forcément de côté : les quelques pourcents de sans-papiers qui ne correspondent pas aux critères des médiateurs, les malades du sida pour qui les trithérapies ne peuvent rien, ceux qui préfèrent vivre avec le RMI plutôt que de travailler vingt heures par semaine pour 500 francs de plus, les toxicomanes qui n’entendent pas décrocher pour devenir les bons malades qu’on voudrait faire d’eux, etc.
À refuser de prendre la mesure des changements que nous exigeons d’elle, à vouloir nous cantonner dans une « gauche sociale » qui n’aurait que des questions à poser, la gauche officielle a tout à perdre. Dans les mois et les années qui viennent, nous serons là pour lui poser les mêmes problèmes, formuler les mêmes exigences. Nous sommes la gauche parce que nous la faisons. Et nous nous permettrons d’insister.

Nous sommes la gauche

Post-scriptum

« Nous sommes la gauche » est né d’un appel signé par une quarantaine d’associations, rejointes par plusieurs centaines d’individus. « Nous sommes la gauche » n’est ni une organisation supplémentaire, ni une simple liste de signataires : c’est un nouveau rapport entre ce qu’il est convenu d’appeler « le mouvement social » et les partis politiques de gauche. Ce rapport appartient à ceux qui voudront s’en emparer.