trésor de cuivre

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Mon père était allemand, naturalisé français dans les années 1960. Ma mère était alsacienne. En 1942, elle travaillait à Paris pour un marchand de timbres de collection, chez qui elle était en contact avec une clientèle d’officiers allemands. Parce qu’elle était bilingue, elle fut engagée par les Allemands comme interprète à la Chambre des Députés, puis, en 1943, pour un poste à responsabilité au sein des services de sécurité de la police allemande. C’est elle qui recevait les personnes fichées pour avoir du sang allemand ou alsacien, et qui décidait de leur appartenance ou non au peuple du Reich. Elle dit qu’elle a aidé beaucoup d’Alsaciens qui ne souhaitaient pas rentrer à éviter le regroupement. En avril 1944, elle épousa mon père, officier de la Wehrmacht, qu’elle avait rencontré au cours d’un week-end à Bruxelles. Le 1er août 1944, à l’approche des troupes de libération, elle quitta Paris pour Göttingen, où elle recueillit les quatre filles de mon père, divorcé d’une Allemande alcoolique. Elle fut aidée dans son installation par le maire SS de la ville dont l’épouse était alsacienne. Après la guerre, mes parents se fixèrent en Alsace. Mon père travaillait avec des Alsaciens qui l’appelaient entre eux le boche ou le nazi, et lui parlaient exclusivement en dialecte. Il n’apprit jamais vraiment le français.

Dans la cour de son entreprise, dans la rue, dans les dépotoirs, il ramassait chaque rondelle, chaque boulon, chaque petit bout de câble électrique. Lorsqu’il en avait rempli deux cartons, nous faisions une soirée de tri en famille, autour de la table de la cuisine, sur laquelle il déversait le contenu doré des boîtes. Nous faisions quatre tas : le cuivre, le laiton, les métaux blancs, et les cuivres gainés de caoutchouc qu’il faudrait brûler un matin avant l’aube, sans témoin, au dépotoir du village. J’aimais l’odeur de ces soirées, le bonheur de Picsou de mon père qui, par la vente au noir du cuivre, s’assurait un petit pécule dont il tirait une fierté que son salaire ne lui procurait pas. J’aimais le sentiment de clandestinité qui nous liait et la simplicité de ce travail à la mesure de ma compréhension. Chaque pièce qui passait entre mes doigts allait rejoindre un trésor dont le tas montait à vue d’œil. La cuisine blafarde s’allumait d’un grand feu métallique, les boulons roulaient d’une course brève et mate sur le bois de la table. Nous parlions peu, parfois mon père récitait en allemand quelques petits vers humoristiques de sa composition, comme DBDDHKP, Dof bleibt dof, da helfen keine Pillen (un idiot reste un idiot et aucun cachet n’y pourra rien). Nous nous couchions tard et quand je fermais les yeux, des boulons étaient collés par centaines sur l’intérieur des paupières. Maintenant, lorsque je repense à ces soirées, d’autres tas, d’autres tris, d’autres sélections se surperposent à ces images, c’est plus fort que moi.