qu’est-ce qu’un chômeur ?

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C’est bien de dénoncer le fléau du chômage, de prétendre faire de la lutte contre le chômage sa priorité, d’être à l’écoute de ceux qui souffrent... Mais d’abord un chômeur, c’est qui ? C’est quoi ?

« L’armée de réserve des chômeurs » dénoncée par Marx serait-elle une grande muette ? Il faut le croire, au vu des réticences de l’État ou plus simplement des économistes à faire une place au phénomène du chômage. Tout au long du XIXème siècle par exemple, les crises économiques jettent sur les chemins des cohortes d’ouvriers sans travail, de paysans sans terre, mais il faut attendre la fin du siècle dernier (lors du recensement de 1896) pour qu’une catégorie de « chômeurs » apparaisse dans les statistiques officielles. Auparavant, celui qui « chôme » se confond soit avec les personnes inactives (des rentiers aux infirmes), soit avec les vagabonds et les indigents — catégories statistiques dûment reconnues, celles-là.

On peut voir là un calcul politique, l’État n’ayant aucun intérêt à constituer en problème social, demandant son intervention sur le marché du travail, des groupes hétéroclites qui n’ont en commun qu’une absence, celle d’un emploi. C’est encore plus clair aujourd’hui, alors que la définition précise du chômage conditionne sa mesure et donc la perception de la réussite ou de l’échec des politiques économiques.

Les économistes — surtout libéraux — furent aussi très hésitants à admettre l’existence du chômage : il leur faudra même une singulière mauvaise foi pour expliquer que dans une économie concurrentielle le chômage est nécessairement volontaire, puisque le libre-jeu du marché donne à chacun le travail qu’il souhaite s’il accepte une rémunération plus faible. Cependant, la reconnaissance tardive du chômage ne tient pas uniquement aux réticences de l’État et de la théorie économique : la condition de cette attitude est bien que la définition du chômage ne pouvait s’imposer d’elle-même, car elle se heurte d’emblée à des problèmes très concrets de frontière entre la situation des chômeurs et de nombreuses autres catégories, phénomène encore amplifié par la crise économique et la multiplication des situations intermédiaires. Prenons la définition la plus simple, celle qui a été mise en place par le Bureau International du Travail (BIT) : est chômeur toute personne sans travail, disponible pour en exercer un, et qui recherche un emploi. Cette dernière condition est indispensable pour distinguer les chômeurs des inactifs — les personnes non présentes sur le marché du travail. Un invalide, un retraité ou une femme au foyer ne sont pas chômeurs, car ils n’ont pas d’activité et ne sont pas en situation d’en exercer une, par nécessité ou par choix. Les chômeurs font donc partie de la population active, qui regroupe à la fois les actifs employés et ceux à la recherche d’un emploi. Or la frontière entre chômeurs et inactifs est en fait très instable. On sait par exemple que la création d’une nouvelle entreprise peut très bien faire augmenter le chômage : la perspective de nouveaux emplois pousse certains inactifs à se présenter sur le marché du travail afin d’en bénéficier (principalement des femmes, des étudiants qui i avaient renoncé à rechercher un emploi auparavant). On ’ estime donc qu’il faut créer en fait 200 emplois pour réduire le chômage de 100 personnes. Autre problème du même ordre : le fait d’avoir une activité n’implique pas nécessairement de ne plus se I considérer comme chômeur. C’est le cas des bénéficiaires (sic) de stages de formation ou de travaux d’utilité collective, qui ne sont plus comptabilisés comme chômeurs, alors qu’ils sont encore en attente d’un véritable emploi. La situation de certains salariés à temps partiel est comparable : accepter un mi-temps « faute de mieux » ne signifie pas que l’on a abandonné tout espoir d’accéder à un véritable emploi ; c’est aussi le cas des actifs subissant un chômage partiel dans le cadre d’un plan social. On estime le nombre des per-sonnes en temps partiel subi sur des emplois précaires à 1100000 en, 1996. De façon générale, les statuts intermédiaires entre chômage et emploi se sont multipliés depuis le début de la crise économique, ce qui signifie que plus le chômage augmente, plus il est difficile de le cerner, problème qui explique largement les nombreuses réformes des instruments de mesure du chômage depuis 25 ans.

Dès qu’il s’agit de faire des statistiques, les définitions du chômage se dédoublent à nouveau, car il existe deux grandes méthodes pour le décomptabiliser, qui donnent des résultats très différents. On peut partir de la définition classique du chômage, celle du BIT vue précédemment, et réaliser une enquête : c’est ce que fait l’INSEE chaque année en mars dans son Enquête Emploi. L’application de la définition du BIT est en fait très restrictive : si l’enquête répond par exemple qu’il n’est pas disponible pour travailler immédiatement (dans les 15 jours), il n’est pas comptabilisé comme chômeur. De même s’il a travaillé une seule heure dans la semaine précédant l’enquête. Il faut aussi donner la preuve que l’on recherche activement un emploi par des démarches répétées. Rien d’étonnant donc à ce que l’INSEE obtienne un nombre de chômeurs systématiquement sous-évalué par rapport au nombre d’inscrits à l’ANPE — écart compris entre 100 et 300 000 personnes suivant les périodes. Cette méthode a cependant l’avantage de saisir à la fois, dans la même enquête, chômeurs et actifs employés, et rend donc précisément compte des situations intermédiaires.

Mais le chiffre le plus médiatisé, celui qui est commenté rituellement chaque mois par les éditorialistes, correspond à une définition bien distincte de la population des chômeurs, celle de l’ANPE. Plutôt que de se lancer dans une longue enquête, le ministère du Travail comptabilise simplement les personnes inscrites auprès de l’ANPE, qui sont ventilées dans 8 catégories suivant leur situation. Le chiffre le plus diffusé correspond à la catégorie 1, les demandeurs d’emploi à temps plein et à durée indéterminée, les autres catégories distinguent les demandeurs d’emploi à temps partiel, ceux qui souhaitent un contrat à durée déterminée, etc. On comprend mieux pourquoi le nombre de chômeurs obtenu est systématiquement sous-évalué : d’abord parce qu’il ne tient compte que des personnes ayant fait la démarche de s’inscrire à l’ANPE (les jeunes par exemple ne le font pas toujours, vu la légendaire efficacité de l’Agence...) ; et surtout, l’État ne se prive pas de la possibilité de ventiler au mieux les chômeurs dans les autres catégories. En juin 1995, une des premières mesures du gouvernement Juppé a été de créer 3 nouvelles catégories, afin de comptabiliser à part les chômeurs ayant exercé une activité dans le mois précédent pour mieux tenir compte de l’emploi précaire, ce qui avait permis de faire baisser le nombre de chômeurs en dessous du seuil de 3 millions.

Au final, le rapprochement des deux sources permet de mieux estimer à quel point le chômage s’étend bien au delà des 3,2 millions de personnes officiellement répertoriées. Si on ajoute l’ensemble des inscrits à l’ANPE, toutes catégories confondues, on arrive à 4,2 millions de chômeurs fin 1996, à quoi il faudrait ajouter encore les 700 000 bénéficiaires des politiques de l’emploi qui sont en attente d’un véritable travail (CES, stages de formation...). En se fondant sur les données de l’INSEE, qui permettent de saisir d’autres cas de figure, on arrive à 5,7 millions de chômeurs et d’emplois précaires. Ce long détour par les problèmes de définition et de mesure du chômage a au moins le mérite de confirmer que le niveau du chômage est tel aujourd’hui qu’il n’y a rigoureusement aucune chance de voir une hypothétique reprise économique » parvenir à réduire notablement, et donc qu’il faudra probablement changer notre perception de l’emploi.

Post-scriptum

Sources : « 5,7 millions de personnes en quête d’emploi », Alternatives Économiques, n°145. Bruno Marcel et Jacques Taïeb, Le chômage aujourd’hui, Nathan, 1997.