gare à la manoeuvre ! coup de rétro sur l’ANPE et sa gestion du "volant" des demandeurs d’emploi

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L’ANPE à la française n’était pas conçue pour gérer le chômage de masse, mais pour ajuster l’offre à la demande sur le marché de l’emploi, dans une période où la main-d’œuvre était encore proche de faire défaut. De quel héritage institutionnel l’Agence procède-t-elle ? Dans quelle mesure reflète-t-elle les orientations que les politiques prennent, ou entendent faire prendre, sur le marché du travail ? Benoît Gauchard est agent ANPE depuis quatre ans et secrétaire de la section CFDT-ANPE de l’Essonne : c’est précisément sa posture d’ « agent double » qui nous intéresse.

Quand on parle d’agence », on pense à un organisme indépendant de l’État. En même temps, on sait bien que la gestion des chômeurs est un enjeu trop important pour que l’État s’en désintéresse. Quels sont donc les rapports entre l’Agence et le ministère du Travail ?

Il faut replacer les choses dans leur contexte. L’agence est créée dans une période où l’État intervient très largement sur le marché du travail, comme le veut la politique gaullienne. Le principe du monopole du placement, selon lequel c’est au service public que revient l’exclusivité de gérer les offres et les demandes de main d’œuvre, est acquis avec la Libération, même si dans les faits, il est concurrencé de longue date par l’existence de services privés. Jusqu’en 1967, l’intervention sur le marché du travail revient aux Services Extérieurs du Travail et de la Main d’Œuvre (les SETMO), dont les attributions sont plus restreintes que celles de l’ANPE actuelle, et qui se trouvent sous l’autorité directe du ministère du Travail. La naissance de l’UNEDIC en 1958, qui crée les allocations de chômage gérées par les partenaires sociaux, institue sur le marché du travail un organisme totalement indépendant de l’État. Quand il est devenu évident dans les années 1960 que le mouvement de décentralisation, l’émergence d’organismes comme le Fonds National pour l’Emploi, et plus largement la confusion des fonctions (réglementation du travail et de l’immigration, comptage des demandeurs, recherche de postes, formation professionnelle) rendaient les SETMO de plus en plus inefficaces, le ministère du Travail a argumenté en faveur d’une réforme interne. L’idée d’une agence vient en fait du Commissariat général au Plan, qui militait en faveur d’une instance nouvelle et indépendante, permettant de repartir sur des bases saines. Ce qui ne préjugeait pas outre mesure de sa complète autonomie, puisqu’il faut attendre la réforme de 1971 pour que le conseil d’administration de l’ANPE soit tri- partite, et fasse rentrer cette indépendance dans les faits. L’ANPE se présente donc comme un compromis c’est un établissement public national doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière, niais qui est placé sous la tutelle du ministère du Travail et des Affaires Sociales. L’agence n’est donc pas une simple émanation du ministère, pourtant c’est le directeur général du Travail et de l’Emploi qui préside son comité de gestion, son budget fait partie de la loi de finance, et ce sont les directions régionales du travail et de la main d’œuvre qui contrôlent son réseau territorial. Dans les faits, l’autonomie de l’Agence est à la mesure de la personnalité de son directeur général, et du type de relations qu’il entend nouer avec son ministère de tutelle : Martine Aubry a eu tant d’autorité au ministère qu’elle passait en son temps pour être la véritable directrice de l’Agence, quand Michel Bon, directeur général sous Balladur, dictait plutôt ses orientations au ministère...

Peut-on revenir rapidement sur la division fonctionnelle qui attribue la gestion des flux de main d’oeuvre à l’ANPE, et le financement des allocations à l’UNEDIC ?

Ce dispositif national, fondé sur la stricte distinction entre flux de main d’œuvre et flux monétaire, reste très original : je crois que nous sommes les seuls en Europe à fonctionner sur ce principe. Ce qui est encore plus intéressant, c’est de remarquer le contenu très politique de cette division des tâches : l’État intervient sur te placement des demandeurs d’emploi, et les partenaires sociaux indemnisent le risque du chômage, qui reste alors quelque chose d’exceptionnel. Aujourd’hui encore, l’interprétation des relations entre l’ANPE et l’UNEDIC reflète des positions idéologiques tranchées. Ainsi, un partisan de l’État fort comme Sequin aurait à cœur de resserrer ce dispositif bicéphale, et de le nationaliser. Un libéral pur et dur comme Madelin prône la disparition de l’ANPE, parce qu’elle opacifie les échanges sur un marché du travail qui ne sera jamais aussi équilibré que s’il s’autorégule ; il la remplacerait par des bureaux régionaux de main d’œuvre confiés aux exécutifs régionaux ; il laisserait l’UNEDIC financer un taux de chômage « naturel », résultat de l’ajustement dans le temps des offres et des demandes d’emploi. Ce qui est aujourd’hui en train de se produire, c’est le transfert d’un certain nombre de responsabilités de l’Agence sur les ASSEDIC ainsi que sur d’autres organismes privés (cabinets de consultants, organismes de formation, etc.) ; ça a commencé par l’inscription de la demande d’emploi et l’aide à la recherche d’emploi, souhaitons que ça ne s’étende pas au placement proprement dit et à l’orientation des demandeurs d’emploi.

Concrètement, comment se traduit, dans le travail des employés de l’Agence, le triple étagement des fonctions qui lui sont attribuées, à savoir : le comptage des demandeurs d’emploi, leur placement en fonction des offres en vigueur, et leur formation professionnelle censée leur permettre d’échapper aux pertes de qualification, et de se reconvertir ?

Concernant le comptage des demandeurs, l’agence emploie des statisticiens dont les calculs, fondés sur notre comptabilisation informatique quotidienne, représentent un enjeu politique évident - par exemple, il s’écoule toujours un mois entre le moment où nos services statistiques produisent leurs chiffres, et le moment où ils sont publiés officiellement ; entre-temps, il faut l’approbation du ministère, qui se « prépare » à la couverture médiatique de ces chiffres. Ensuite, il y a ce fameux monopole du placement, qui est parfois passé au deuxième plan et que certaines propositions, comme celles du rapport Farge en 1979, incitent à recentrer. Concrètement, ça signifie qu’on peut avoir deux postures à l’égard de la réinsertion des demandeurs sur le marché du travail : soit se contenter d’attendre que les offres s’ex-priment, et y ajuster les demandes, soit avoir une attitude offensive, qui demande qu’on fasse des démarches auprès des entreprises pour aller y dénicher des postes vacants qu’on s’apprête à supprimer, ou proposer d’y remplir des postes que les entrepreneurs hésitent encore à créer, parce qu’ils ne sont pas sûrs de la nécessité fonctionnelle de la qualification qu’ils voudraient ainsi mettre en place, ou s’inquiètent de ne pas pouvoir trouver quelqu’un qui y réponde comme ils l’entendent... En troisième lieu, la formation professionnelle ne signifie pas qu’on doit être absolument polyvalents et aptes à qualifier n’importe qui, dans un quelconque secteur et pour une tâche quelconque, mais en revanche qu’on doit être à même d’évaluer la qualification des demandeurs, la cohérence de leur parcours antérieur et celle de leurs vœux pour leur trajectoire ultérieure, qu’on doit pouvoir leur proposer une orientation qui leur convienne, enfin qu’on fasse appel à des prestataires de services à même de les requalifier de façon pointue. Il se pose alors la question, très pédagogique celle-là, de savoir comment « former les formateurs ».

Revenons un peu sur la première tâche, à savoir la construction des fameuses « catégories » de chômeurs...

Là encore, il faut être attentif à ne pas amalgamer des situations qui sont à replacer dans l’histoire du marché du travail, et qui du coup n’ont pas produit exactement les mêmes effets, ou en tous cas des effets que les acteurs n’ont pas investis exactement du même sens. Les « fameuses catégories » ont d’abord répondu à la nécessité de définir des populations-cibles pour les mesures d’aide à l’emploi. À ce titre, 1979 est une date-clé. Le gouvernement Barre s’aperçoit en effet, le deuxième choc pétrolier aidant, qu’on ne pourra plus revenir à la période antérieure de quasi plein-emploi, et on commence à opérer une sélection dans la population des demandeurs qui

vise à faire porter l’effort sur les « plus fragiles » : les jeunes, les chômeurs de longue durée, plus tard on va tenter de cerner le profil particulier des RMIstes. Et puis il y a les catégories qui répondent clairement à la volonté politique de « faire du chiffre » à l’envers. Les catégories 4 et 5 (CES) ont été créées par Martine Aubry en 1992. Les 6-7-8 pour les demandeurs travaillant occasionnellement ont été mises au point sous Balladur, avec l’arrivée de Michel Bon à la tête de l’agence, pour faire décroître les chiffres de 250 000 demandeurs. Dans les deux cas, c’est bien toujours une volonté politique qui sous-tend la mise au point, d’abord formelle, des catégories ; mais il s’agit soit de prendre en compte, dans une visée d’intervention, une réalité socio-économique précise (la fragilité des jeunes, etc.), soit de soigner son image. Et puis il y a un effet d’institutionnalisation des catégories lorsqu’on les reprend dans le fil des enquêtes-emploi successives.

Quoi qu’il en soit, en matière de statistiques, l’Agence possède des outils sophistiqués - nous avons notamment racheté à l’INSEE son fichier des CSP (catégories socio-professionnelles), et le nôtre fait toujours l’objet de convoitises politiques lorsqu’il s’agit de débusquer les « faux chômeurs » par exemple...

À propos cette fois de la fonction de placement de l’Agence, comment se fait la prise de contact avec les entreprises ?

Les entreprises agissent très différemment face au placement. Certaines d’entre elles, surtout les très petites, l’envisagent comme un devoir :« il faut »démarcher exclusivement à l’ANPE pour placer ses offres d’emploi. Il est vrai que les services de l’agence sont gratuits, et qu’il existe une sorte de spécialisation pour une certaine catégorie de main d’œuvre qui, en gros, concerne les employés du tertiaire et les ouvriers. Et puis, en fonction des orientations que défend la direction de l’Agence, nous avons nous-mêmes une démarche active auprès des entreprises, nous nous tenons à l’écoute de leur situation économique et des situations qui en découlent en matière d’emploi.

La concurrence des entreprises d’intérim est-elle sérieuse ?

Oui, dans la mesure où même si leurs services sont payants, les entreprises y ont recours parce que c’est un bon moyen pour elles de pratiquer le « zéro stock », y compris pour la main œuvres qu’elles emploient, de ne pas se mettre le fil à la patte quand elles recherchent tel ou tel profil. Côté boites d’intérim, on fonctionne en prestation—clientèle, sur le modèle, en plus modeste, des chasseurs de tête. On se fiche pas mal des discriminations du marché du travail, on en profite même, on vit d’elles, et on apprend à les gérer : quand une entreprise vient chercher une secrétaire, on sait bien qu’elle la choisira plutôt jeune, jolie et en bonne santé, donc on participe à nourrir et perpétuer ce genre de discriminations à l’embauche - sans compter qu’on participe évidemment aussi à la précarisation des contrats de travail, en répondant à la demande des entreprises d’une main œuvres plus flexible. À l’Agence, l’objectif est de lutter tant bien que mal contre les discriminations à l’embauche, plutôt que d’adhérer à l’esprit de la main invisible. On accepte donc toutes les demandes et on essaie de leur trouver une offre correspondante, même si cette distinction entre l’ANPE et les sociétés d’intérim a été mise à mal par la politique ultralibérale de Michel Bon, imposant de recueillir le maximum d’offres possibles, notamment celles des sociétés d’intérim. Normalement l’ANPE n’a pas de « client », en tous cas à la CFDT on revendique de n’avoir que des usagers, contrairement à ce que dit la Direction Générale, qui a trop tendance à comparer service public et privé de placement.

A-t-on déjà essayé d’évaluer l’efficacité de l’Agence ?

Tout dépend où on situe cette notion : faire du chiffre ou rendre un service public de qualité ? Avec un directeur comme Michel Bon, on a beaucoup insisté sur le fait de -faire du chiffre » ; aujourd’hui, on parle un peu plus de qualitatif. Reste à savoir dans quelle mesure la direction se donne réellement les moyens de réaliser son discours, par exemple en permettant aux agents de suivre les gens tout au long de leur trajectoire. C’est aujourd’hui parfaitement impossible quand on sait qu’il Il y a un agent ANPE pour près de 400 demandeurs d’emploi ; par ailleurs, c’est vrai que le halo des statuts précaires ne facilite pas la tâche ; c’est difficile de juger un travail qui est avant tout un travail de petite main, qui consiste à faire au mieux en fonction de la législation du travail en, vigueur et de la volonté politique de l’État. Sinon il existe, des enquêtes-maison, mais qui virent vite à l’éloge de soi.

Justement, l’ANPE est elle—même une entreprise de salariés. Quel est le statut de ses agents, et quels sont les grands points de revendication de la CFDT sur le fonctionnement, les orientations, le devenir de l’Agence ?

II faut savoir que seulement quelques dizaines de personnes relèvent du statut de fonctionnaire, alors que l’agence compte en tout 16 000 personnes, réparties en 730 points sur le territoire, contre 300 points d’ASSEDIC. Nous sommes des agents contractuels de l’État, sans bénéficier des avantages du statut de la fonction publique pour autant. Cependant 20 % des collègues sont « hors statut », en CES, CDD, mis à disposition... Le travail quotidien des agents dont je fais partie n’est pas facile, parce qu’il est toujours pénible de participer à la gestion de la misère du monde, avec un sentiment d’impuissance, l’éparpillement des tâches, le manque de communication entre agences locales et entreprises, agences locales entre elles, et la déperdition d’information qui s’ensuit... Donc les agents sont soumis à des pressions psychologiques qui se traduisent par des problèmes de santé. Le taux de féminisation de la main d’œuvre est élevé, l’éventail des salaires est étroit, le taux de syndicalisation est presque aussi faible que dans le privé. On constate à l’interne une culture de contestation, mais il est difficile de faire passer les gens à un militantisme

actif. Il y a eu un consensus syndical entre F0, la CGT et la CFDT contre la politique de Michel Bon, nommé à la tête de l’agence par Balladur en août 93, qui y est resté jusqu’en 95, notamment à propos de l’ultralibéralisme qu’il a introduit à l’ANPE, tentant de la mettre à la solde des services privés (le recrutement, des organismes patronaux et des notables locaux. Un premier contrat de progrès avait été initié par le gouvernement Rocard en 1990, et dans ce cadre un engagement financier fort, des moyens matériels et humains supplémentaires allaient dans le bon sens. Certaines mesures des gouvernements socialistes comme les CES de Martine Aubry, aidant au reclassement des RMIstes et des demandeurs de longue durée, ont été dévoyées et ont contribué, en définitive, à la précarisation des demandeurs. Un deuxième contrat de progrès signé en 1994 fixe les axes de l’activité de l’agence jusqu’en 1998, dans une optique cette fois très libérale, puisqu’il faut avant tout viser à satisfaire les besoins des entreprises, sans chercher à intervenir sur les conditions d’emploi, proposées ; puisqu’il nous est i, demandé de « responsabiliser les demandeurs » ; puisqu’on doit recourir systématiquement à la sous-traitance pour toutes les prestations qui ne ressortissent pas directement de la fonction de placement de l’agence, rebaptisée « ingénierie de remise en condition ». À ce titre, la CFDT-ANPE privilégie deux, axes d’engagement. D’abord, la défense de l’éthique de service public, mise à mal à la fois par le contexte socio-économique extérieur, et par les orientations de la direction générale : il s’agit de rappeler le droit constitutionnel pour tout être humain se trouvant dans l’incapacité de travailler d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence, et de soutenir le fonctionnement d’un service public,

de qualité égale pour tous, rejetant toute forme de discrimination autre que positive au bénéfice des plus démunis - en refusant par exemple les offres racistes ou sexistes, les radiations lapidaires du fichier de demande d’emploi, etc. ; d’ailleurs, la CFDT s’est impliquée dès le départ dans l’action des associations de chômeurs comme AC !. Ensuite, la réduction du temps de travail. Une enquête menée par le syndicat montre que plus de 92 % du personnel est acquis à une RTT, et accepte qu’elle s’accompagne d’une réduction pour les salaires supérieurs à 13 000 francs mensuels. Outre qu’elles soutiendraient la lutte contre l’extension des horaires d’ouverture, contre la journée continue, les 32 heures sur 4 jours endigueraient le développement de la précarité de l’emploi à l’ANPE, en permettant d’embaucher 3 000 agents. C’est un projet porteur d’avenir ; sur ce point comme sur d’autres, il faut que nous poussions Michel Bernard, le directeur actuel, dans ses retranchements. Celui-ci dit être d’accord sur le principe d’une RTT, mais il soutient ne pas pouvoir la mettre en place tant que les ministères de tutelle (Travail et Budget) ne le veulent pas. Souhaitons que le changement de gouvernement nous permette de l’inciter fortement à mettre en oeuvre ses « bonnes intentions »...

Bibliographie :

Martine Muller, Le pointage et le placement, Paris, L’Harmattan, 1991.