Vacarme 04/05 / actualités

la musique des esclaves

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Le soir, sur l’Île Maurice, le ciel est lourd de chaleur. Pas à pas, dans une écume vaporeuse, entre la barrière de corail et l’écorce des palmiers, on suit un moment le bord léger des vagues avant d’atteindre un groupe, isolé. A l’ombre. Sur la plage. Là, des femmes chantent autour d’un musicien.

Au sud de l’Amérique, du côté de la Nouvelle-Orléans, cela s’est appelé le Blues. A 2 000 kilomètres à l’est des côtes africaines, au coeur de l’Océan Indien, c’est une musique créole qui s’appelle le Séga. Aux sons de rythmes graves, saccadés, des hommes et des femmes, enfants de migrations, de conquêtes, de mélanges, se racontent leur fatigue du jour. Leur histoire. Leur quotidien. Les joies et les blessures d’une communauté à l’écart des richesses, qui, au dos de la carte postale, voile son décor indigent de tôles et de béton où le noir est au service du blanc. Une supériorité chimérique et avilissante. Les résidus de l’époque coloniale.

VACARME est allé à la rencontre de ZUL. Ségatier. Militant. Chanteur créole contestataire et souvent interdit des médias...

Vacarme : Avec un million de visages, une dizaine de langues, presqu’autant de religions, on est indien, musulman, boudhiste... avant d’être Mauricien. Ici, vous appelez cela le « communalisme ". Une scission, conséquence directe de plus de deux siècles d’invasions, qui déchire l’île en y rendant la culture confuse et en laissant des questions ethniques, économiques et sociales sans réponse. Pourtant, au milieu de tout cela, le Séga est une musique connue de tous, qui a su devenir le symbole de l’île.

Zul : Le Séga, c’est la musique des esclaves arrachés à l’Afrique. Les tout premiers, conduits là par les Européens qui avaient besoin d’une main d’oeuvre facile. De ce fait, il existait sur lite, bien avant l’arrivée des autres populations, des indiens ou des chinois. A l’époque, c’était l’heure exutoire d’une journée de peine et de soumission. Les esclaves y chantaient à la fois leurs rancoeurs et leurs rêves. Et pour s’accompagner, ils s’efforçaient de reconstituer les instruments de leur terre d’origine. Mais ils ne disposaient pas des mêmes matériaux et le Djumbé de chez eux s’est transformé en un grand tambour chez nous.

Cependant, si aujourd’ hui il est davantage associé à une idée de fête, le Séga reste une sorte de cri de ralliement. Il véhicule une langue, une identité et enveloppe toute la communauté créole tout en appartenant à 1’île et à tous ceux qui y vivent.

En 1979, vous montez pour la première fois sur une scène publique. L’île est alors indépendante depuis neuf ans*. C’est une nouvelle époque qui s’amorce enfin. En tant qu’homme engagé et militant politique, vous décidez de prendre la parole par l’intermédiaire de la chanson.

J’avais une voix. J’ai donc commencé par chanter les textes des autres pour ensuite écrire mes propres textes. Puis j’ai débuté avec un public de militant. Ma chance, à ce moment, fut justement d’avoir ce public celui du M.M.M.**, qui me connaissait déjà. Mais ce que je désirais avant tout, c’était dire ce que je pensais, partout. La chanson fut un moyen. Si je n’avais pas été chanteur, j’aurais été politicien.

De toute façon, contestataire, je crois que je le suis depuis le premier jour !

Au XVIIème siècle, on débarquait sur l’île en colons. Aujourd’hui, on y vient par colonies. De ce fait, avec 350 000 touristes qui s’abandonnent à la paresse ici chaque année, le Séga est devenu l’attraction offerte à la clientèle des hôtels. Plus synthétique, plus « tape-à-l’oeil », cette évolution musicale peut-elle mettre en péril la structure traditionnelle du Séga ?

La situation actuelle est paradoxale. La chanson est un des domaines privilégiés d’émergence de la Mauriciannité. Mais le ségatier n’a ni le statut, ni le salaire qu’il mérite. Et ceux qui vont dans les hôtels, s’ils sont parfois considérés comme des professionnels, sont néanmoins entièrement à leur disposition, tant au niveau des horaires qu’au niveau des tarifs. Celui qui va chanter dans un hôtel le fait souvent par défaut, parce qu’il n’a pas de meilleure possibilité de travail, mais il sait qu’il n’aura pas une totale liberté de parole. Car, même si la clientèle ne comprend pas toujours le créole, la direction, elle, n’approuvera jamais le moindre engagement, ne serait-ce que sur les thèmes de l’égalité ou de la liberté. D’autant plus lorsqu’il s’agit d’hôtels sud-africains.

Je ne pense pas que cela remette en cause quoi que ce soit. Le Séga du quotidien, celui des plages et des cafés, conservera toujours sa spontanéité. Il suffit de sortir des sentiers touristiques pour aller à sa rencontre.

Vous parlez d’émergence de la Mauriciannité, alors que lie ne parvient toujours pas à tirer profit de son incroyable diversité ethnique et que le politique, se détournant complètement de cette richesse culturelle, l’abandonne à son éparpillement et à sa confusion.

Mais c’est au gouvernement d’expliquer à chacun qu’il doit se tourner vers la culture ! Que l’on ne vit pas que de riz... C’est à lui de créer la demande. Ça, les chanteurs ne peuvent le faire seuls !

A l’Île Maurice, nous n’avons pas encore une culture de la qualité. Il est donc nécessaire d’éduquer le public afin de le rendre plus exigeant. Mais la valeur des spectacles, des projets, des créations est encore trop souvent laissée de côté au profit du prix et c’est toute cette situation qui nous conduit à un nivellement par le bas.

Il faut donc que le Ministère de la Culture nous aide à faire de la culture mauricienne une culture d’avenir.

Et comment parviendra-t-il à convaincre une famille, qui vit à quatre ou cinq sur 7 ou 10 000 roupies***, d’en consacrer un tiers à la littérature, aux spectacles ou aux expositions ?!...

C’est un autre problème, même s’il est au cœur de tout le reste. Nous devons lutter pour le refus de nos mauvaises conditions de travail et l’amélioration de notre niveau de vie - comme nous l’avons par exemple fait aux côtés des indiens lors de la lutte pour l’acquisition de l’Indépendance - mais cela ne doit pas se faire aux dépens de la culture. C’est vers cette prise de conscience que l’éducation doit se diriger. C’est elle la clef. Notre île est faste. A nous de montrer qu’elle ne l’est pas que de cocotiers et d’eau turquoise.

*Le 12 mars 1968, l’île Maurice obtenait son indépendance de l’Empire Britannique. Nature du régime : parlementaire. Chef de l’État : Cassam Uteem.

**Mouvement Militant Mauricien, parti de l’opposition. L’équivalent d’une gauche modérée, avec, à sa tête, Paul Béranger, ex vice-Premier ministre et ex ministre des Affaires Étrangères, évincé au mois de Juin dernier par Navin Ramgoolam, premier ministre et responsable du parti travailliste.

***1 Roupie = 0,28 franc. 7 000 roupies seraient l’équivalent de 7 000 francs chez nous.