Vacarme 04/05 / démocratie

questions lancinantes

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Les deux questions économiques qui traversent l’actualité sont d’une part celle du chômage, d’autre part celle du respect des critères de convergence définis par le traité de Maastricht. En matière de chômage, les motifs d’incompréhension sont multiples : comment les pays industrialisés qui sont les leaders économiques mondiaux peuvent-ils en même temps être incapables de lutter efficacement contre le chômage ? Pourquoi le taux de chômage continue-t-il de progresser ? Existe-t-il encore des mesures économiques qui, à défaut de faire l’unanimité, n’ont pas encore été envisagées ? La plupart de ces questions donnent lieu à des réponses complexes voire contradictoires.

Les économistes libéraux trouvent entre eux un point d’accord à réclamer la suppression des salaires minimum légaux et la réduction des formes d’allocation ou d’assurance-chômage. En la caricaturant à peine, leur analyse se révèle très simple : le seul chômage qui existe est un chômage volontaire. Autrement dit, mis à part les ajustements permanents que subit une économie dynamique et qui peuvent provoquer un chômage dit frictionnel, les personnes qui ne trouvent pas d’emploi aujourd’hui ne veulent pas travailler dans les conditions qui prévalent. Être chômeur, c’est le résultat d’un choix individuel rationnel qui s’explique par l’importance des allocations chômage. Les entreprises quant à elles n’embauchent pas parce que le « carcan administratif » les empêche de gérer la main d’oeuvre aussi souplement qu’elles le souhaiteraient. L’idée même de chômage structurel est absente de la théorie dite néoclassique. Pour les keynésiens, en revanche, l’insuffisance de la demande est plus cruciale et l’intervention volontariste de l’État nécessaire pour tenter de juguler un processus qui n’a pas de raison de retrouver de lui-même une quelconque stabilité. La réalité économique actuelle leur donne raison dans la mesure où le chômage ne semble plus réversible. Pour autant, les politiques économiques qu’ils préconisent ont trouvé dans une certaine mesure des limites : la marge de manoeuvre de l’État est nécessairement moindre dans une I économie mondialisée et lorsque le chômage est un phénomène installé. Chacun des deux camps s’oppose sur l’interprétation à donner des expériences nationales. Le dynamisme — comme il est convenu de dire — de l’économie américaine témoignerait pour les libéraux de la justesse de leur analyse : la restriction des obligations légales — en termes de durée, d’assurance, de salaires minimums — permet de créer des emplois ou de revenir à un taux de chômage désormais considéré comme i faible (autour de 5%).

Pour les keynésiens en revanche, le faible déséquilibre du marché du travail américain se paie à un prix exorbitant : celui d’une société de I plus en plus duale qui concentre sur les plus pauvres et les moins formés le I chômage irrépressible ; celui aussi d’un déséquilibre international au profit des États-Unis qui alimentent leur croissance, en captant une bonne partie de la demande et des capitaux mondiaux. La situation anglaise appelle le plus souvent les mêmes commentaires. Alors, qu’est-ce qui permet encore de soutenir aujourd’hui que ce n’est pas la seule morale qui rend inacceptables l’analyse libérale du chômage et les politiques qu’elle recommande ? Trois arguments, au moins, vous pouvez en ajouter d’autres.

Premièrement, l’exemple du marché du travail actuel est sans doute l’une des attaques les plus dures contre l’analyse libérale. Le chômage est devenu structurel, même s’il existe toujours des désajustements temporaires du type chômage saisonnier ou frictionnel. Les mécanismes de marché n’ont pas la toute-puissance de rétablir l’équilibre du marché du travail, ne serait-ce que parce que la croyance en un libre jeu du marché est un mythe. Le capitalisme ne se porte jamais mieux que lorsqu’il est en partie soumis à des contraintes, légales et politiques.

Deuxièmement, le chômage actuel ne permet plus de considérer la main d’oeuvre comme un agrégat homogène. La spécialisation de la production dans un contexte d’économie mondialisée rend d’autant plus importante la formation et l’adaptation de celle-ci moins aux besoins actuels des entreprises qu’aux besoins futurs de toute la société. Le principe d’un ajustement général de l’offre et de la demande sur le marché du travail semble de ce fait pour le moins douteux.

Troisièmement, les prises de position en faveur d’entités économiques réduites — le nord de l’Italie, la Silicon Valley, Osaka et la région du Kansas ou le détroit de Malacca —, des Pôles régionaux qui se libéreraient à terme du contrôle d’un État-nation mettent en exergue les tendances actuelles du capitalisme : se concentrer des zones restreintes en tirant parti leur position de force en regard du reste du monde. Le chômage au niveau mondial peut tout à fait suivre une pente croissante dans ces nouveaux centres : économiques tout en progressant partout ailleurs. Défendre une politique interventionniste, c’est alors défendre l’importance des économies intermédiaires, et la possibilité pour certains pays d’atteindre cette situation. II y a sans doute dans cette position un renoncement à la crise, vertu économique ou vertu politique qui porterait en germe les conditions d’une révolution. Mais il y a aussi l’idée selon laquelle l’épuisement des économies intermédiaires peut mettre en danger le système économique dans son ensemble.