Vacarme 04/05 / démocratie

les prolétaires du pavé la vie dans les grandes villes

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Elément indéboulonnable du paysage parisien, les aubergines, devenues pervenches par la grâce de la métaphore arboricole à la suite d’un bête changement de costume, sillonnent depuis 1971, carnet de souches à la main et air renfrogné qui s’y colle, les rues de notre belle capitale. Le cinéma parisien (existe-t-il en France un cinéma autre que parisien ?) fait peu d’efforts conséquents pour les décoller de leur bitume et de la représentation a priori négative qui y colle aussi : dans Un monde sans pitié, elle arrache un sourire à l’antihéros Hypo, genre : Paris sera toujours Paris, et les contractuelles, statutairement agents de surveillance de Paris (ASP) depuis la délibération n° D2270 du Conseil de Paris entérinée le 1• Janvier 1989, toujours des emmerdeuses.

Dans Tortilla et cinéma, un film français malgré son titre, une ASP de gauche nous réconcilie avec la ville : elle colle systématiquement des prunes aux voitures ostentatoires, donc aux riches. Même si, au-delà du clin d’oeil justice sociale du rôle, elle a vite fait de s’époumoner : « Je suis fonctionnaire », pour échapper à son nouveau destin fictionnel : de Robine des avenues incongrue à script-girl du film en préparation-dans-le-film... Or il n’est nulle part exigé des ASP qu’elles soient scripts ou intellos : aucun diplôme n’est exigé des candidats qui sont plutôt des candidates, au vu de la répartition curieusement sexiste de la profession — pour 1607 ASP en activité en Avril 1997, on ne compte que 300 hommes pervenches... En revanche, point de faibles chez les ASP : une très bonne acuité visuelle et une certaine robustesse des pieds figurent noir sur blanc au rayon des conditions sine qua non de participation aux concours de la préfecture de Police. On cite, parce que c’est drôle : « Être de constitution, particulièrement robuste, apte à un service de voie publique pouvant comporter notamment une exposition aux intempéries, des déplacements de durée prolongée et le port du matériel nécessaire à la mission. » Les carnets à souche, ça pèse. Et il ne faut pas se leurrer : les missions de « point-école », surveillance et constat des infractions, ça fatigue. Et pour 6 175,10 F par mois au premier échelon, on peut se demander honnêtement qui voudrait arpenter les rues sous la pluie et récolter plus souvent qu’à son tour l’opprobre éternelle des automobilistes furibards. On néglige trop souvent que, statutairement, la sécurité des piétons, notamment aux abords des écoles, revient de droit à ces justicières du pavé pour ne garder en tête que la désagréable surprise du papillon salé, voire de l’envol suspendu de son véhicule par les sinistres employés de la fourrière, même si « l’enlèvement » dépend d’autres services, souvent privés. Alors, pervenches : maso ou sado ?

Un local anonyme du XVIIIème arrondissement, anonyme, parce qu’on préfère cacher à la population où se nichent les pervenches entre deux exercices de verbalisation. Deux ASP (on les appellera la brune et la blonde) boivent un café et fument une cigarette. Elles parlent de ce métier qui n’est pas un sacerdoce, mais s’accommode assez bien de la réalité : « On ne choisit pas ce métier, enfin, nous ne l’avons pas choisi. Mais c’est important aujourd’hui d’avoir un boulot. Et puis, comparé à certains corps de métier, on n’est pas malheureuses. » Les ASP sont plutôt des femmes, on l’a dit, et pour cause : « ce métier va bien aux femmes ». Les vacations, de 8 h à 14 h 30 ou de 12 h à 19h15, offrent cette denrée rare, le temps, pour s’occuper des enfants. Ce qui reste, malgré tout, l’apanage des femmes. « Les garçons qui font ça, ce n’est qu’une étape de leur vie. Ensuite, ils passent d’autres concours ». Et vous, les concours ? « Mon mari est gardien de la paix », précise la brune. « J’ai voulu passer le concours, niais j’ai changé d’avis. Je me suis rendu compte que le n’aurais plus de vie de famille, les enfants auraient été chez la nourrice toute la journée. Cela n’en valait pas la peine. ». La blonde aussi a suivi son homme : • Nous vivions à la campagne, mon mari a passé le concours de gardien de la paix et nous sommes venus à Paris. J’ai pris le premier travail que j’ai trouvé, enfin le premier concours que j’ai réussi. Et voilà. »

Vingt-trois ans de carrière, une médaille au bout de vingt ans, 8 000 F net par mois pour ses bons et loyaux services, une éthique tout en renoncement et en fatalisme doux : « Ce n’est pas un métier facile : l’hiver, il fait froid, l’été, il fait chaud. Nous sommes debout toute la journée. » Une prime pour les chaussures, seule coquetterie avouée des ASP qu’elles choisissent, mais noires si possible. Quant à l’uniforme, on s’en contente... « Les gens ne nous voient que comme un uniforme, ils ne cherchent pas à savoir qui est derrière. Nous vivons dans un monde de stress généralisé et donc, nous sommes une cible privilégiée », confie la brune. « Au départ, je me suis dit que c’était vraiment un métier de fou, que je n’y arriverais pas. Et puis, les insultes finissent pas glisser sur nous, on apprend à déconnecter les gens d’emblée. » Psychologie double de l’uniforme : protection et exposition. « Ce n’est pas spécifique aux pervenches, dès que l’on est dans le service public, on a affaire au public et donc, on peut rencontrer quelques désagréments. » •• « C’est vrai », renchérit la blonde, qui y va de son discours civique à rebours : « C’est le laisser-aller général de la société qui veut ça. Les gens ne sont pas assez punis... Il arrive même que des gens qui n’ont pas de voiture nous insultent au passage, juste pour le plaisir ! »

Facile, effectivement, de s’en prendre à ces femmes qui portent sur elles les stigmates de l’autorité et distribuent, intraitables, des amendes que l’on perçoit comme des attaques injustes dans cet univers déjà difficile, la grande ville : « Ils ne voient même pas que l’on est là pour leur rendre service. Sans prétention pour notre corporation, on ne pourrait plus circuler à Paris sans nous. Mais les gens ne voient qu’une seule chose.

Certes : en 1996 à Paris, ce sont 6 997 800 contraventions qui ont été dressées pour infractions aux règles de stationnement. Mais établir le montant global généré à partir de ce chiffre, c’est du domaine de l’impossible administratif : les procédures pouvant se dérouler sur plusieurs exercices, et les chiffres de la trésorerie générale ne faisant pas de différences entre Paris et le reste du monde hexagonal, on arrive quand même à savoir que 1 565 126 440F — le produit des sommes perçues par les contraventions sur toute la France — ont été reversés en 1996 aux communes de plus de 10.000 habitants. En gros, et on le souligne au Ministère de l’Intérieur, cette « manne » ne gonfle pas le budget de l’État. Les choses sont compliquées, surtout les chiffres. L’assiduité théoriquement impartiale des ASP ne se mesure-t-elle pas ? « Une seule fois, je n’ai pas verbalisé en dépit de la faute. » L’heureuse élue : une femme enceinte...