Vacarme 04/05 / féminin pluriel

mutation quand Christine se transforme en homme

par

« Et jadis fus femme, de fait
Homme suis, je ne ment pas, (...)
je m’esveillay et fu le cas
Tel qu’incontinent et sanz double
Transmuée me senti toute (...)
Dont m’esbahi, mais j’esprouvay
Que vray homme fus devenu. »

C’est ainsi que s’achève l’histoire de la transformation en homme de Christine, narratrice et héroïne du Livre de la Mutation de fortune. Le récit de cette métamorphose, écrit par Christine de Pizan (1365-1405), saisit les commentateurs les plus prudents, qui connaissent la distance qui sépare le « je » d’auteur des écrivains médiévaux des discours autobiographiques et savent ce que ce récit doit aux motifs des poèmes allégoriques, utilisés à l’envi par des auteurs qui ne s’assignent pas pour tache de construire une oeuvre originale, mais de reproduire des modèles. L’oeuvre du seul écrivain médiéval profane dont on soit sûr qu’il est une femme, qui, dans La cité des dames, prit la défense des femmes contre les discours misogynes, trouverait sa vérité dans l’aliénation, signée par cette métamorphose. Mais ils négligent ce que changer de sexe veut dire pour la génération des clercs-écrivains dont fait partie Christine, pour Guillaume de Machaut ou Eustache Deschamps. Ils oublient que le discours sur l’inversion et la métamorphose sexuelles a partie liée avec la question de la création, de l’écriture. Lorsqu’au XIIème siècle Alain de Lille dénonce l’homosexualité et la transformation sexuelle, il défend un art qui se veut imitation de la nature et récuse une esthétique déviante, un art pervers, qui ne prend appui que sur lui-même et se détourne de la mimesis. Lorsque Guillaume de Machaut, au XlVème siècle, dans le Voir dit, virilise la dame aimée et féminise le poète-amant, il ne se contente pas de marquer une transgression des rôles sociaux en permettant aux clercs, exclus du monde de l’amour et des armes, de prendre la place du chevalier auprès de la dame ; il inaugure une nouvelle perception de l’activité de l’écrivain où le sujet écrivant s’invente dans l’écart à lui-même, et l’oeuvre dans un arrachement à la nature. Il invente une écriture hermaphrodite, où l’identité sexuelle trouble du narrateur fait écho à un art contre-nature. Les narrateurs mis en scène par les clercs-écrivains du XlVème siècle sont boiteux, borgnes et efféminés, ils subvertissent les hiérarchies sociales, transgressent les identités sexuelles et choisissent un art oblique, distordu, lui aussi.

Quand Christine se transforme en homme, la mutation sexuelle illustre, de la même façon, une transgression sociale, celle qui permet à une femme d’accéder à la clergie, c’est-à-dire au monde savant. Mais il s’agit aussi, dans son oeuvre, d’une subversion esthétique, instaurant une nouvelle perception de l’oeuvre d’art, qui ne reproduit plus la nature, n’obéit plus à la loi divine, mais s’engendre elle même.