Vacarme 04/05 / féminin pluriel

post-tutu (des femmes, de la danse et de la modernité)

par

Isadora Duncan, Pina Bausch, Trisha Brown, Carolyn Carlson, Mathilde Monnier ou Anne Teresa de Keersmaeker : peu de champs artistiques auront été autant marqués par des figures féminines. Peut-être est-ce parce que la danse est la pratique la plus à même de mettre en jeu les corps, leurs comportements, leurs représentations. Mais la danse est aussi vouée à une mémoire précaire. Ce dossier, pour rendre compte et justice à des femmes dont le travail a accompagné l’histoire d’une lente libération.

D’où vient que l’apparition de la modernité en danse ait été contemporaine d’un nombre exemplaire de trajectoires de femmes, demeuré sans équivalent dans aucun autre champ artistique au XXème siècle ? Sans doute, il y a là une détermination farouche à inventer les conditions nouvelles de leur liberté, quel qu’en soit le prix. Mais il semble surtout que, d’Isadora Duncan à Pina Bausch ou Trisha Brown et au-delà, contemporaines des grandes mouvances féministes du siècle, ces femmes n’ont cessé de toucher par leur pratique au coeur d’un enjeu décisif lié à ces mouvements d’émancipation le corps en ses représentations.

Marqué par la pensée allemande, l’apogée du ballet romantique voit naître le triomphe de la Ballerine et le mythe d’un modèle de corps féminin désincarné. Instrument, marionnette ou fétiche éthéré au service d’une esthétique prise en charge et définie par un pouvoir chorégraphique essentiellement masculin : de l’administrateur au maître de ballet, en passant par l’abonné, le librettiste, le musicien et le chorégraphe. Si l’on vénère la ballerine, qui tient le haut de l’affiche, la lemme en tant qu’être désirant a dû mourir pour apparaître sur scène, « joie morte », ou « danseuse Chrétienne » qui « sous la blancheur du linceul se meut avec une volupté morte » (Théophile Gautier).

Avec le défi d’une modernité pour la danse, les femmes ne délèguent plus ni leurs désirs ni leurs savoirs aux hommes. L’aube du siècle voit naître corrélativement le statut de femmes auteurs de leur danse et l’invention de nouveaux langages chorégraphiques ou d’états de corps inédits, qui donneront lieu à de nouveaux régimes de sens. De cette rupture, il résultera une pluralité irréductible de piolets, l’apparition de nouveaux contenus (techniques, pédagogiques, esthétiques, épistémologiques) qui impliqueront autant de manières nouvelles d’être au monde. Refusant de se soumettre aux impératifs d’un modèle normatif fondé sur les principes d’un consensus académique, il s’agit pour chacune de ces danseuses chorégraphes de maintenir une triple exigence.II en va d’une part d’un travail critique des conventions qui gouvernent les états de corps, imposent des interdits et déterminent les limites admissibles d’une bienséance kinesthésique corsetée ; d’autre part d’un impératif d’invention et d’exploration perpétuelle- ment reconduit à travers une pensée motrice, subversive en elle-même, dès lors qu’elle ne participe pas du régime dominant des gestes consentis. Enfin, par le respect de la singularité des corps, elles ouvrent sur une éthique des rapports entre les corps.

Si certaines assumèrent des positions et un engagement radical (même s’il n’était pas explicitement référé a l’histoire du mouvement féministe), jusqu’à ne créer que pour des femmes (Wigman, Duncan), d’autres fomentèrent la ruine du partage traditionnellement établi entre masculin et féminin (Humphrey, Rainer, Forti, Brown), depuis leurs propres pratiques corporelles. D’autres encore, selon des trajectoires plus célibataires, élaborèrent une critique idéologique directe des codes représentationnels liés à une économie bourgeoise (gerber, Gert). D’autres enfin tentèrent de dialectiser le rapport de forces entre ces pôles, selon une ’, Perspective historique explicitement critique (Pina Bausch). Parmi ces trajectoires fondatrices de la modernité chorégraphique, certaines nous tiennent particulièrement à coeur. Nous aurions aussi dû évoquer tant d’autres parcours (de Joséphine Baker à Carmen Amaya, par exemple, sans parler de nos contemporaines). À suivre, donc...

•Isadora Duncan (1878-1927) fait figure de pionnière : •« Mon art est emblématique de la liberté des femmes et de leur émancipation à l’égard des conventions du puritanisme à l’américaine. Exposer son propre corps est un art (...) Je n’en appelle pas dans ma danse aux bas instincts, ainsi que le font vos chorus girls. Plutôt danser entièrement nue que parader à demi vécue dans des vêtements provocants comme elles le font aujourd’hui aux États-Unis, et avec elles tant de femmes dans la rue (...) Je veux libérer le public des chaînes qui l’entravent, lui qui craint de désigner son infirmité morale par son ’ vrai nom (...) Pourquoi une partie du corps serait-elle plus laide qu’une autre ? » (Freedom of women, 1922). Revendiquant un triple statut, de femme, de mère et de danseuse, l’exercice de la liberté selon Duncan consista d’abord à refuser le port des pointes et du corset Ce qu’il tout entendre ainsi : Duncan aura réclamé rien moins que le droit, pour les femmes, d’enfin peser et respirer sans entraves. « Béatitude de la chair », lsadora concevait sa danse comme « force de la douceur » et visait à promouvoir un mouvement non plus « stérile " (arrêté, heurté) mais « fertile », où le flux se trouve continuellement reconduit, relancé, où un mouvement en appelle et en engendre un autre, « comme les vagues de l’océan ». Polygame violemment opposée à l’institution matrimoniale, elle s’accordait en cela aux aspirations de la communauté utopique du Monte-Verità (réunie à Ascona dès 1889, d’abord autour de la féministe Ida Hoffmann et du mécène Henri Oedenkoven), communauté décisive au regard de ce qui nous occupe ici. C’est là en effet que Rudolf Laban, Mary Wigman, Suzanne Perrottet et d’autres, instigateurs majeurs de la modernité chorégraphique allemande, côtoyèrent anarchistes et socialistes, anthroposophes, théosophes, pacifistes et francs-maçons. Ils y lièrent amitié avec artistes et écrivains, des Dadaïstes zurichois (Hugo Ball, Hans Harp, Emmy Hennings, Sophie Taueber) aux membres du Bauhaus (Albers, Gropius, Moholy-Nagy, Breuer), sans oublier Klee, Joyce ou Rilke. Ils y cherchèrent une société alternative, « troisième voie entre capitalisme et communisme, participant ainsi de la Lebensreform (réforme de la vie), ce courant post-romantique et anti-capitaliste né dans l’Allemagne d’alors. Là surtout se firent jour les impulsions premières de la danse moderne qui allait surgir et rapidement se propager partout en Europe.

•De l’autre côté de l’Atlantique une Ruth Saint-Denis, chorégraphe de Naissance d’une nation de Griffith, contribuait cependant à forger une image de la star pré-hollywoodienne, idéale et glamour. Si elle esthétisait et s’appropriait, au fil de ses innombrables tournées de par le monde, de multiples figures de l’altérité (selon la logique d’un exotisme colonialiste naissant), elle n’en ouvrit pas moins la voie qui allait conduire à des états de danse inédits. Martha Graham et Dons Hunphrey, les deux grandes figures de la danse américaine de la seconde génération des .« modernes .., s’initièrent à ses côtés à une qualité de ralenti du mouvement, conçu tomme réponse à la trivialité de la vitesse (qui régnait, elle, dans l’esthétique alors dominante du vaudeville). C’est également auprès d’elle qu’elles étudièrent les combinatoires rythmiques gères au champ de la musique occidentale. et notamment celles des musiques de l’Inde, savantes ou non, qui allaient permettre à chacune d’ouvrir ensuite la voie à une profusion d’explorations du rythme dans le mouvement et d’affiner plus généralement leur pensée de la scansion.

•Au même moment, mais en Europe, une première fusée se produisait avec fracas dans les cabarets populaires berlinois : Anita Berber (1871-1928), orpheline élevée par un prêtre, première femme à danser nue en Allemagne, s’auto-proclama danseuse érotico-mystique, bisexuelle de surcroît, entraînant pourtant dans son sillon un public féminin de plus en plus nombreux et curieux de ses étranges récitais. Proche des milieux radicaux de l’expressionnisme, un portrait d’elle par Otto Dix nous est parvenu, qui la montre moulée dans une robe d’un rouge sanglant, le visage tardé comme en un rêve baudelairien, scandaleusement érotique. Dynamitant les codes issus des rhétoriques formelles qu’elle s’appropriait c’est par une saisie explosive des représentations triviales issues de la tradition du Cabaret qu’elle produisit un projet dont les étapes eurent des titres on ne peut plus explicites : Danse du vice, de l’effroi et de l’extase, Martyrs, Esclaves, etc. Consommatrice immodérée de stupéfiants de toutes sortes, c’est au prix de son intégrité physique que cette femme outrepassa les limites étroites du toléré, en matière de danse comme ailleurs. Actrice adulée des milieux cinématographiques de l’avant-garde allemande des années 1910-20, elle apparut entre autres chez Fritz Lang (Docteur Mabuse), avant de composer ses trois derniers soli : Morphine, Syphilis et Cocaïne.

•S’engouffrant dans la brèche ouverte par Berber, Valeska Gert (1890-1978) partagea elle aussi son temps entre les Plateaux de cinéma et les scènes des cabarets. Fulgurante, elle traverse les films de Renoir (Nana), Pabst (La Rue sans joie, L’Opéra de quat’sous), Siodmak (Les Hommes le dimanche), et jusqu’à Fellini (Juliette des esprits ou Fassbinder (Huit heures ne font pas une journée), avec un éclat sombre jusque dans l’extrême vigueur qui aura largement contribué à établir sa légende héroïsée de marginale ingouvernable. C’est à elle que l’on doit l’invention d’une esthétique du grotesque en danse, violemment perturbatrice pour les conventions esthétiques régnantes, et oeuvrant, aux moyens de la mise en scène de son propre corps dansant, à une critique sociopolitique des codes bourgeois de l’Allemagne pré-nazie aussi virulente qu’explicite (Gert reprochera à Wigman d’être une artiste pour petits-bourgeois cultivés en mal de mysticisme). Mais la puissance de rupture de son projet, sa détermination ne heurteront pas la seule bourgeoisie berlinoise : Breton, assistant un soir à un récital de Valeska, sera à ce point choqué par cette mise en scène du féminin si peu conforme à ses propres critères qu’il hurlera un « Sortez cette vache allemande ! » bien dans sa manière. La vie clandestine qu’elle mènera durant la guerre ne l’empêchera pas de se produire encore souvent sur les scènes non officielles d’obscurs cabarets européens, après W fermeture du sien à Berlin. Le département pour la danse de la Cinémathèque française conserve plusieurs documents extra- ordinaires (guettez les programmes il, longues séquences de danse chorégraphiées par celle dont l’autobiographie porte un titre à la puissance affirmative : « Je suis une sorcière. À quand une traduction ? Je n’ai jamais eu aucune tradition sur laquelle m’appuyer. On ne peut s’appuyer sur ce qui a toujours fait défaut. » Mary Wigman (1886-1973) revendiqua la danse comme métier à part entière pour les femmes, dès les années 1920, fondant même un syndicat de danseurs. Quoique contemporaine de Valeska Gert, leurs trajectoires respectives se différencient nettement : Wigman ne cessa de militer en faveur d’une « danse absolue ». L’espace de sa danse « ne connaît ni structure ni nombre, il ne se soumettra pas, il est sourd à toute autorité ». Promotrice active de l’improvisation, conçue comme source de création, l’une des caractéristiques de son projet réside dans la faculté qu’elle eut d’explorer une multitude de territoires du féminin, inédits jusqu’à elle (« Ici ce n’est pas un je qui danse, ni un tu. Ici danse un soi »). Car si sa célébrissime Hexentanz (danse de la sorcière) demeure la partie la plus visible de son oeuvre, d’autres figures symboliques comme celle de l’orante ou de l’aveugle travaillent son projet. Toutefois, au-delà de tels motifs, c’est à l’invention d’une corporéité plus abstraite, organisée au terme d’une véritable logique de la sensation, que Wigman s’est employée. " Je vis en Hadès, le royaume des ombres, là où toute chose est en motion. C’est comme si tout s’enfonçait et se soulevait à nouveau, se balançait, chancelait et quelquefois glissait, sans qu’il n’y ait jamais de repos. »

La découverte tardive de ses journaux intimes et, corrélativement, de témoignages glaçants et accablants en faveur du programme nazi, qui, depuis plusieurs années, fait l’objet d’un examen attentif d’historiens, français comme allemands, n’a encore suscité , aucun débat sérieux. Pourtant, seul un tel débat permettrait d’évaluer plus exactement l’éventuelle incidence que l’adhésion de la citoyenne Wigman à certaines thèses du régime hitlérien eut ou n’eut pas sur son oeuvre. Cette tâche urgente reste donc à accomplir, et on lira plus loin le point de vue rétrospectif assumé sur ce sujet par Joua Tardy-Markus dans l’entretien qu’elle nous a accordé.

•La seconde guerre dévasta le champ de la danse allemande et, comme ce fut le cas des arts plastiques, c’est à New York que de nouvelles avant-gardes chorégraphiques émergèrent au cours des années 1950. Merce Cunningham, emboîtant le pas à son amant John Cage, introduira dans la pratique de la composition en danse deux premiers seuils de rupture : en déclarant d’une part que « tous les points de l’espace sont égaux entre eux », selon une logique conforme aux découvertes de la physique moderne, il fit en sorte de déhiérarchiser les relations spatiales ; en refusant d’autre part de se conformer au diktat de la narration, tel qu’il avait été maintenu jusqu’à Martha Graham et José Limon, il allait rompre avec un impératif de psychologisation du mouvement dansé, dont il estimait qu’il encombrait le travail de la danse comme un oripeau obsolète. Toutefois, c’est à la génération des danseurs-chorégraphes des années 1960, réunis au sein du Judson Dance Theater, qu’il revient d’avoir radicalement mis en crise les conventions en danse comme l’avait fait le courant allemand des années 1920-L930. À nouveau, la pensée mise en œuvre par des femmes (Yvonne Rainer, Trisha Brown, Simone Forti, Lucinda Childs) allait contribuer à l’abandon de rhétoriques formalistes nouvellement établies, trop souvent oublieuses des ressources inouïes que le champ de la danse recelait. Au cours des années 1950 (et comme ce fut le cas pour le courant pictural de l’expressionnisme abstrait), la modern dame américaine avait en effet fait l’objet d’une institutionnalisation qui l’avait parfois conduite à se figer en un académisme souvent exsangue mais omnipotent. Réexaminant tes conditions d’élaboration d’un corps libéré des contraintes de sa triple détermination — historique, culturelle, gravitaire —, la génération Judson s’inquiéta également des implications politiques dont nul projet esthétique ne saurait se prétendre indemne. Les dispositifs mis en place mettaient les spectateurs dans la position d’avoir à assumer un point de vue critique, écartant à la fois la possibilité du geste virtuose et celle du rapport de fascination Qu’il autorise. Cette danse du « mouvement ordinaire » impliquait le recours à des acteurs « neutres » et congédiait toute tentation de hiérarchie interne des oeuvres. Comment, dès lors, le partage catégorique du féminin et du masculin aurait-il pu échapper à une telle entreprise ? Décloisonnement des pratiques, circulation des savoirs, partage des questionnements qui travaillent à cette époque tous les champs artistiques : c’est encore une fois à une ruine des frontières autorisées du chorégraphique que cette génération allait œuvrer.