Les questions de Jochen Gerz entretien avec Jochen Gerz

Jochen Gerz naît en 1940, à Berlin. Parti de l’histoire, il traverse les lieux de l’art en écoutant des voix singulières, en les questionnant, en interrogeant avec elles sa propre singularité qu’il ne livre pas, malgré les apparences. Parce que les apparences, il sait en jouer, de façon indirecte.

Qu’on le taxe de « conceptuel » ne le ravit pas. Mais il est rompu à un discours qui le range de ce côté-ci, avec une indéniable virtuosité rhétorique où l’intimité sait se mêler à l’objectivité. Parler d’ « anti-monument » pour certaines de ses créations récentes ne le satisfait pas. Mais il y a Le Monument contre le fascisme de Harbourg (1986), qu’il réalise avec Esther Shalev-Gerz (« une colonne recouverte de plomb de douze mètres de haut qui disparaît dans le sol à mesure que le passant y appose sa signature »). Cette œuvre, aujourd’hui enfoncée dans le sol de Harbourg, dit aux habitants de la ville que c’est à eux, non au Monument, qu’il revient de faire face au fantôme qui les hante. Il y a aussi les 2146 pierres — Monument contre le racisme (1993) sur la place du parle ment de Sarrebruck (« les pavés de la place ont été clandestinement descellés pour être remplacés, avec à leur base, gravé le nom d’un cimetière juif d’Allemagne... »). Œuvre, elle encore, invisible, tournée vers l’intérieur de la terre. Deux réalisations qui renversent tout à la fois la conception du monument et la symbolique de la mémoire.

Penser que le thème directeur de Jochen Gerz est la Shoahest réduire la portée de son oeuvre — ça ne lui plaît pas non plus. Entre ses premières réalisations des années 1960 et aujourd’hui, il a essaimé une œuvre considérable au commencement de laquelle était l’écrit.

Jochen Gerz : L’écriture est ma seule originalité dans le contexte de l’art. Je ne pensais pas devenir artiste, mais écrivain. J’ai traduit Ezra Pound, son côté hétérogène m’a beaucoup impressionné. Notamment, son utilisation du collage dans l’écriture avec l’inclusion d’éléments qui, apparemment, ne font pas partie de la poésie, au même titre que les documents utilisés comme des readymade dans l’art. Les premières choses que j’ai faites, c’est un peu du Pound avec des photos. J’avais alors compris que, pour moi, la littérature était une chose terminée, qu’elle ne se renouvellerait pas, qu’il n’y avait plus, au début des années 1960, de possibilités d’une avant-garde littéraire. J’ai commencé, d’abord à l’intérieur de moi-même, à m’éloigner de cette « terre », de cette identité, de cette appartenance. J’ai eu de la chance car, à cette époque, l’art a enregistré tellement de secousses qu’on pouvait trouver une place en dehors de cette monoculture qu’était déjà la peinture. Beaucoup de choses coexistaient. On retrouvait des transfuges de la littérature, de Fluxus à tout ce qui touche aujourd’hui au multimédia, comme les photo/textes. Je pense à Carl André, Dan Graham, Vito Acconci aux ÉtatsUnis... J’ai rencontré leur travail pour la première fois dans les revues de littérature expérimentale. 1968 a aussi joué un rôle important. Je ne peux pas m’imaginer qu’à travers la littérature j’aurais directement touché à quelque chose de réel, je serais resté le membre d’un clan, d’une chapelle ; de ces groupuscules qui stagnent, à une demi-distance des événements. Avec l’art, j’avais l’impression de pouvoir être « dans » l’événement. En phase avec le réel. Aujourd’hui, je n’ai pas changé d’avis là-dessus, sinon sur l’art qui me semble s’approcher de la situation « fin de l’avantgarde » que la littérature connaissait dans les années cinquante.

En somme, ce qui relie votre période littéraire et celle d’après, c’est l’écriture ?

Je n’aurais pas écrit si l’écriture n’avait pas été primordiale. L’écriture est, pour moi, la chose la mieux partagée et, à la fois, l’expérience la plus singulière. Après, j’ai ajouté la photo qui est devenue une véritable écriture visuelle, pareillement, partagée et singulière.

Dans les années 1960, j’ai déjà fait beaucoup de pièces dans l’espace public. Il y avait une pièce qui s’appelait « Exposition de Jochen Gerz à côté de sa reproduction photographique ». J’étais deux heures dans la rue à côté de ma photographie, celle-ci avait été prise le même jour, dans le même lieu et j’étais là, je regardais devant moi. A ce moment-là, j’ai beaucoup travaillé à l’extérieur parce que je n’avais pas accès à autre chose. Plus tard, j’ai voulu retourner à l’extérieur, et dans les années 1980, j’ai dit que je le voulais toujours mais que je ne savais pas comment faire. Entretemps, j’ai fait des performances.Celles-ci partagent une chose avec les pièces de l’extérieur, je veux dire celles d’aujourd’hui, c’est la commande. Il est normal de ne pas faire une performance sipersonne ne veut que j’en fasse une.

J’ai pensé à des performances pour les amis, mais je ne l’ai jamais fait. Ça ne m’intéresse pas de créer pour l’amitié. Le rapport que j’ai avec cette profession n’est ni assez facile, ni assez gentil pour cela. Le travail dans l’espace public durant les années 1980-1990 est un retour sur les deux points suivants. D’abord, travailler dans un lieu que je ne maîtrise pas, mais qui est mon lieu, justement parce que je ne le maîtrise pas. Ensuite, dépendre de la volonté de l’autre, c’est ce qui me donne le sens. Je ne donne pas aux autres, je reçois d’abord ce que je retourne.

Mais ce sens qui vous est donné, vous vient-il de ceux qui habitent l’espace où vous installez votre œuvre, ou de celui qui vous passe la commande ? Des deux. D’abord, de celui qui me passe la commande. La commande, je la prends au sérieux. Chaque travail est une véritable recherche et une réflexion par rapport à cette commande. Après quoi, il se peut que beaucoup de gens viennent participer à l’élaboration du travail, ils en font partie. Comme cela s’est passé pour Le Questionnaire de Brême, de 1990 à 1995. J’ai demandé d’abord ce que l’on voulait que je fasse, j’ai revendiqué la commande. Pour le Monument vivant de Biron inauguré en 1996, ça a pris six ans avant que ce dossier aboutisse et que l’on décide de remplacer l’ancien monument aux morts. Ce n’était pas facile, il fallait y aller très doucement. Il a fallu ruser et jouer... Beaucoup de travail avant que le travail commence.

Avec ceux qui avaient passé la commande ?

Avec eux, et avec le village aussi. Il fallait qu’ils aient confiance, qu’ils « oublient » qui j’étais, qu’ils « oublient » qui ils étaient. À Biron plus encore qu’auparavant j’ai fait dépendre esthétiquement le travail de la présence des autres. Je ne pouvais pas inventer les gens de Biron, ni inventer leur écriture. Ils participaient à mon travail le plus personnel, celui de l’écriture, c’est-à-dire la seule chose que je revendique encore.

Avec ceux qui vous passent la commande publique, vous rusez. La ruse fait partie intégrante du processus de création, ou du moins, de réalisation. Cette pratique signifie certainement quelque chose au niveau de ton rapport à la loi et aux autorités légales. Déjà, avec Le Monument invisible de Sarrebruck, vous et votre équipe, vous vous êtes mis hors-la-loi en réalisant le monument de façon quasi clandestine, sans autorisation. J’ai effectivement une relation un tout petit peu trouble avec ces choses-là. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est une connaissance de terrain, où l’on se frotte à l’autre. Une pratique. C’est vraiment ma propre compatibilité dans et avec le réel, non avec la fiction, qui m’attire. Ce sont les terrains.

Jusqu’où ?

Pour Biron, j’avais un autre projet — on a toujours tendance à oublier ce que l’on n’a pas fait - qui était de réaliser, sous le prétexte d’un monument aux morts, un i lieu pour le recyclage des i ordures. Le village de Biron a la même taille que l’endroit où je me retire pour travailler depuis longtemps. C’est une île. Là- bas, rien ne repart de ce qui arrive. II faut donc pouvoir recycler. Ça a été la première phrase que j’ai dite au maire de Biron, la première fois que je l’ai vu : « Avez-vous réglé vos problèmes d’ordures ? » Il m’a répondu qu’il venait de régler la question en passant un contrat avec les communes voisines. Adorno a eu tort de mettre tellement l’accent sur la contradiction Holocauste-culture, il a entendu le train, mais il a regardé dans la mauvaise direction. Car depuis Auschwitz, tout est culture. C’est une métastase. Il y a une mondialisation de la culture. À Biron, j’ai tenté de faire entrer le concept de recyclage dans un village, et de le faire sous couvert de l’art. Alors qu’avant, on faisait passer l’art pour tout, sauf pour l’art. Un jour, je vais faire une œuvre qui, parce qu’elle sera différente, obligera les gens à se demander si ça, c’est encore de l’art. L’art est, pour moi, souvent un prétexte qui me permet de chercher la singularité de la vie.

Quelle relation établissez-vous entre art et culture ? L’art est une cristallisation à l’intérieur de la culture. Le communisme et le fascisme étaient des manifestations culturelles, aussi. On ne peut pas parler de barbarie sans avoir à parler, avant, de culture. Parce que la barbarie, c’est évidemment une manifestation culturelle. Quand vous dites que depuis Auschwitz, tout est culture, cela signifie qu’Auschwitz inaugure une époque de perte radicale du réel...

Effectivement, tout devient fiction. Il y a des basculements. Il faut comprendre que l’idée de fiction a été révolutionnaire à un certain moment. Dans un monde envahi par le réel, l’idée de fiction est d’une grande attraction. Mais dans un monde qui a basculé, où, à la fin du siècle, les arbres ne sont plus majoritaires et que des fictions ont pris leur place, je dis : « Marcel, retourne-moi mon pissoir. »

Ce que vous n’auriez pas dit en 1917, lorsque Marcel Duchamp a exposé son urinoir.

Évidemment.

De là, peut-on établir une relation avec votre conception de la dispersion ? Ne s’agit-il pas, pour vous, simplement de vous servir de l’art comme prétexte, de disperser l’art — les cendres de l’art - dans l’espace public ?

Dans ma tête, toutes ces choses vont dans ce sens-là. Nous sommes à une époque où on ne peut plus souhaiter une très grande concentration d’énergie. On vit dans un contexte qui fait qu’on dispose d’un savoir qu’on ne peut pas utiliser, si on veut rester vivant. Pour nous les modernistes, c’est la première fois.

On vit avec des moyens qui restent en dessous de nos moyens, on n’utilise plus les armes que l’on pourrait utiliser. La culture et le nucléaire sont les deux domaines qui nous ont montré avec le plus d’évidence que le non-recyclage est un mal. Personne n’en parle beaucoup. Pourtant, c’est de la dispersion, de la déformation, de la déproduction, que dépend le futur de la créativité. On va payer cher des gens pour apprendre à faire disparaître les choses.

On a frôlé la destruction de l’homme à un niveau contemporain, mais il n’est pas sûr qu’il faille continuer de rester à l’intérieur de cette dialectique. Se placer dans cette perspective est à la fois traumatisant et réconfortant. On peut aussi se placer autrement. C’est à cause de ça que, dans la mémorisation à outrance, il y a le même danger que dans tout ultimisme. On cherche par tous les chemins une solution finale. C’est un rapport mimétique à notre propre mort. Vivre, d’une certaine façon, c’est résister à la culture, c’est pourquoi la dispersion, la non-concentration est nécessaire.

Cette dispersion, elle va où ? dans l’espace public ?

Pas nécessairement. Je souhaite rendre l’espace latéral et l’expression, « horizontale ». Je ne veux pas plus m’écraser, dans les deux sens du mot, devant une œuvre d’art qu’être obligé de regarder en haut. Aucune œuvre d’art n’est plus belle que mes yeux.

On en arrive à la question du sujet. Sur le pont de Brême, le décrochement que vous avez fait construire symbolise la place du spectateur-sujet, de son point de vue. Sur le sol, il y a les noms de ceux qui ont répondu à votre questionnaire et qui, en plus, ont collaboré à sa mise en oeuvre. L’idée, c’était que le spectateur puisse être invité à voir sa sculpture, son oeuvre... Qui est quoi ?

Qui est son oeuvre, qui n’existe pas en tant qu’objet. Les noms qui sont inscrits sur ce pont avons tous en partage une position, c’est-à-dire un endroit qui n’est pas de l’art, mais qui est seulement un guet pour voir. En réalité, ce point de vue est une métaphore de notre vie. C’est cela qu’on a fabriqué. J’ai revendiqué un endroit qui n’était pas de l’art, sur le pont de Brême. Je voulais arriver à un point qui n’exclut pas le spectateur, qui permette de le confondre avec l’artiste, je voulais abolir à ce niveau-là la distinction entre l’œuvre, le spectateur et moi en tant qu’artiste.

Cette abolition a un sens politique.

Je ne pense pas qu’on puisse décider d’être politique ou pas. Ce que je fais l’est, certes. Mais si je faisais des monochromes, ce serait aussi politique. Tout est politique. Je ne vois pas de non politique dans la vie. Dès que je me mets devant quelqu’un, que j’existe pour quelqu’un, il y a nécessairement du politique.

Ce qui m’intéresse, c’est la convertibilité de l’art. L’art gagne en se sous- trayant à sa propre définition. Il doit être de passage, en opposition à l’état des choses. Par rapport à l’art, ce sont tout le temps les mêmes questions que je pose. La question la plus importante que j’ai isolée alors que j’étais à Biron, c’est à peu près : est-ce que la vie est devenue quelque chose dans les temps de paix que l’on ne peut plus changer ? A-t-elle pour vocation d’être médiocre simplement parce qu’elle n’est plus en danger ?

Le titre du livre sur Biron, c’est La Question secrète. Que signifie ce moment de la question dans votre création ? Que représente-t-il dans la conception même de l’œuvre, d’un point de vue pratique, mais aussi, d’un point de vue structurel ?

Il y a deux phases, la première, c’est de décider qu’il y aura question. Par rapport à Biron, je le savais depuis assez longtemps, mais je ne me suis jamais occupé de formuler la question. Celle que j’ai posée était relativement empirique, je savais seulement qu’elle devait être de nature à ne pas focaliser complètement la réponse parce qu’à ce moment-là, on a oui, ou non. Il fallait que la question soit amorphe et ne préjuge pas de la réalité de celui qui répond.

Il y a un positionnement dans le public, dans le mental. Normalement, ce sont les architectes qui font les monuments aux morts, pas les artistes. Cela ne nécessite pas de solutions très originales. Je voulais une question qui pût, à la fois, dissoudre le monument et lui donner une possibilité d’être mal compris, de se cacher derrière d’autres questions.

Je suis arrivé chez les gens sans être tout à fait décidé. Puis, c’est venu très vite. Je me suis introduit en parlant de moi, de pourquoi j’étais venu, je me suis présenté à eux, parce que je pensais que, dans cette situation, je devais donner quelque chose de moi-même, avant de recevoir. Dans cette expérience partagée avec les gens, il y a quelque chose qu’il faut laisser entier, sans y toucher.

Ça fait lien.

Honnêtement, je ne sais pas. C’est le risque. Je ne peux pas dire : faites abstraction des réponses. Les réponses sont nulles... mais le concept est bon. Il y a une véritable dépendance de la réponse, mais je ne sais pas si je suis prêt à l’entendre. Dans un travail comme ça, j’aime la tension, le moment d’insécurité. Ça me plaît de ne pas être dans un atelier, mais chez les gens. L’idéal !

Je suis une espèce d’ambulant. Quelqu’un de passage. Tu t’assoies. Tu es accueilli, même. On est vraiment en gestation, tous. Il n’y a pas de moments secrets où « je prépare les couleurs », comme dans mon atelier. Les couleurs, c’est les gens et les gens, ils parlent. Ils peuvent me dire merde. Au fond, je regarde tout le temps des gens me regardant. Quel monstre ! « Artiste » « Allemand », à Biron.

On revient à la question du spectateur. Vous vous demandiez comment ils vous regardaient,« vous ».

Je redevenais l’Allemand, le cliché. Un cauchemar. Comme si je n’avais jamais quitté ... C’était le raccourci : devenir image. Se figer. Ce que j’ai toujours essayé d’éviter. Par la suite, ça c’est perdu. On a vraiment parlé. Les moments étaient entiers, sans avant, sans après. Le tête à tête. Seuls. Totalement singulier. Que ce soit une personne de 80 ans ou de 18 ans, un riche ou celui qui était dans la misère la plus sombre. C’est toujours sur cette passerelle que quelqu’un peut faire de l’art ou je ne sais pas quoi.