« image d’homme bâclé à la six-quatre-deux »

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Ils sont nombreux, à vivre dans l’attente d’un livre bien particulier, capable de réunir des puissances qui, à leur connaissance, ne se trouveraient pas ensemble dans le corps d’un même texte : le souci de l’argumentaire, la vérité empruntant pour se dire la forme de l’énonciation juridique (les événements de la vie physiologique et mentale qui se lient les uns aux autres dans le développement du raisonnement, l’exhibition des preuves, jusqu’à la découverte les lois), la méthode, la rigueur alliées à une cosmologie, qui prétendent ni plus ni moins que mettre en évidence les entités réelles, les déités qui pénètrent notre vie biologique — en un mot, la méticulosité circonspecte de Kafka et l’intuition cosmique de l’Héliogabale d’Artaud. Cette attente peut prendre fin, ce désir trouvera son assouvissement à la lecture des Mémoires d’un névropathe de D. P. Schreber.

Ce livre a une finalité externe : établir les raisons pour lesquelles aucun tribunal ne peut prononcer son interdiction, en tant que président de cour, ni placer ses biens sous tutelle. Mais ce n’est pas seulement un plaidoyer, c’est également un ouvrage scientifique, visant à expliquer comment une « relation attentatoire à l’ordre de l’univers s’est nouée entre Dieu » et le sujet Schreber — ainsi que le statut des miracles, l’altération de l’identité sexuelle, les modes d’effectuation de la puissance divine, les profanations qu’un corps peut endurer, la mémoire collective de l’humanité et ses vecteurs réels, etc. Et, si le champ d’investigation est extrêmement large, la méthode d’exposition est cohérente, et remonte du phénomène à la cause. Schreber part d’un postulat : « l’homme équilibré nerveusement — en face d’un de ses semblables qui, lui, en revanche, en raison de sa constitution nerveuse morbide, est à même de percevoir des impressions surnaturelles — est pratiquement intellectuellement aveugle. » Il peut alors dresser le long récapitulatif des miracles dont il est témoin ou objet, et c’est la découverte organique d’un sys tème des auditions et des visions, des influences et des rayonnements que les forces animent puissamment et sans relâche. La surface d’enregistrement nommée Schreber découvre que la discontinuité n’existe pas, que la pensée, même réduite au « forcer à penser », ne s’interrompt pas. Ses nerfs sont le véhicule des voix, ils le relient physiquement aux astres du système solaire ; les âmes, que l’on peut classifier selon l’avancement de l’évaluation divine à laquelle elles sont soumises, les âmes n’ont de cesse d’habiter le sujet vivant, de déformer ses sensations (y compris, parfois, du côté de la volupté.) Résister et comprendre, et donner à voir ; le corps criblé de Schreber, sa pensée, qui prend parfois les accents douloureux de la persécution, n’abandonnent pas ces exigences.

L’univers est donc un circuit qui s’étend autour de la chambre et du jardin d’hôpital ; il est quadrillé de rayons qui « arriment » les corps aux objets, aux présences animales, aux astres, dans une solidarité physique infinie. C’est le ligotage qui assure la pénétration réciproque de votre organisme et du monde, la présence dans le cerveau des systèmes stellaires, qui vous fait marcher près des lacs, sous la terre. Le monde est un tissu de nerfs, il se trouve entièrement voué à la conduction, les âmes aussi ne sont rien d’autre que des nerfs. Cette maille n’absorbe pas les chocs et les affects qui habitent l’espace, elle les transmet exhaustivement dans la chair de l’expérimentateur. « Autour d’une tête unique rôdaient les rayons d’un univers entier. » Ce champ presque électrique que l’on respire et que l’on sent se redouble d’une circulation liquide : les poisons circulent eux aussi dans des canaux qui aboutissent à Schreber — poison de cadavre, influences qui exsudent des âmes que l’éternité vivante a accumulées en prévision du jour où un Schreber viendrait « Âmes examinées », « Vestibules du ciel », « Image d’homme bâclé à la six-quatre-deux », « Arrimage aux terres » : Schreber est un taxinomiste de génie, et lui aussi trouve une limite du langage, dans le recours aux infinitifs pour sérier les affects, dresser le tableau des puissances auxquelles il est soumis.

Couché sur le sol, nu devant sa glace, immobile parfaitement sur un banc du jardin, soumis aux accès de volupté fulgurants ou à des douleurs insanes (en hiver, « le froid naturel est encore abaissé par un miracle de froid »), Schreber le cerveau-machine voit se consigner en lui les observations, pendant sept années de souffrance. Sa cosmologie se révèle alors, mais la médecine malveillante ne veut pas la comprendre malgré l’offre des preuves. La rédaction d’un traité est une issue, pas un remède, quand il est acquis que les voix, réduites parfois à la lente distorsion d’un chuintement, ne cesseront de s’acheminer jusqu’au sujet atteint d’une fragilité nerveuse. Tel est le rayonnement qui lui vient du fond de l’espace : murmures et influences contondantes, phrases qu’il entend mais qui sont si hachées, si profondément avariées que l’inaudible et le silence deviennent à leur tour une longue prosopopée exercée à l’encontre de son corps pantelant.

Schreber a donc pleinement Ie droit d’effectuer l’expertise( médico-légale de Dieu. Car l’évidence n’est rien d’autre qu’un( expérimentation accumulée et aveugle dans les déflagrations qui ont fabriqué son corps pendant ces sept années : « Que Dieu, quand on veut bien considérer les conditions exorbitantes — par rapport à l’ordre de l’uni vers — auxquelles j’ai à faire face ne puisse aucunement prétendre à l’infaillibilité, c’est ce qui pour moi ressort à l’évidence de ceci : il a lui même agencé de toutes pièces les orientations majeures de la politique suivie contre moi, qu’il s’agisse de l’élaboration de ses lignes directrices ou de la mise en place des systèmes qui s’y rattachent : prise de notes, système du couper la parole, arrimage aux terres, etc. Cette politique est sans espoir. Pendant toute une année, je l’ai déjà dit, dans l’ignorance complète où je me trouvais du mécanisme des miracles et au milieu des terreurs sans référence humaine qui furent mon lot, j’ai moi-même aussi cru devoir craindre pour ma raison. »