l’humanitaire au-delà de l’urgence avant-propos

L’évidence a changé de camp. Naguère objets de toutes les attentions et de tous les éloges, les associations humanitaires sont aujourd’hui prises sous un feu roulant de critiques qui n’épargnent aucun de leurs aspects : économiquement suspectes (ce que résume le terme assez laid de charity business), politiquement naïves au point de justifier toutes les démissions, militairement otages de conflits qu’elles ne maîtrisent pas. Chacun y va de sa moue désabusée ou de sa fine remarque (« c’est plus compliqué que ça »), comme autrefois de son sac de riz. De la critique au discrédit, au scepticisme, il n’y a qu’un pas, que l’on ne saurait toutefois franchir sans oublier plusieurs détails.

Oublier, d’abord, que les associations ont été les premières à soulever, pour elles-mêmes, les objections que l’on prétend leur opposer. On ne milite pas dans une ONG sans connaître le doute, la fatigue du militant, le désespoir d’une réponse qui n’en est pas une — parce qu’elle n’éteint ni la violence, ni la misère —, et qui s’impose pourtant à chaque appel venu de l’autre bout du monde. Le reproche de naïveté apparaît, du même coup, bien naïf ou présomptueux entre l’évidence du secours et la tristesse du demi-succès (ou du fiasco pur et simple), les acteurs de l’humanitaire sont commis depuis longtemps à réfléchir, à inventer des concepts, des modèles d’organisation et des manières de faire.

Être sceptique, c’est aussi oublier que la démarche humanitaire, sous sa forme moderne, s’est construite dans un certain rapport, encombré et exigeant, de voisinage avec la politique. Du départ, les associations ont tenté de déborder les deux positions auxquelles on tente aujourd’hui de les réduire : celle d’une charité d’avant la politique, celle d’un activisme pur et simple né de l’effondrement des idéologies. L’action humanitaire a la forme d’une intervention : s’engager, au cœur du politique, mais sans emprunter à celui-ci sa rhétorique, ses principes ou ses justifications. Faire valoir, selon le mot de Michel Foucault à propos des boat people, ce « reste muet de la politique » que constitue le malheur des hommes, et qui fonde, selon lui, « un droit absolu à se lever, et à s’adresser à ceux qui détiennent le pouvoir ». On l’a vérifié cela peut donner le pire, c’est-à-dire n’importe quoi, surtout lorsque les gouvernements veulent donner à leur politique les apparences de la charité. Mais cela définit aussi, pour les associations, une posture singulière, une capacité d’action et de témoignage que la politique ne peut ignorer.

Être sceptique, c’est oublier enfin que, derrière les critiques, une sorte d’enthousiasme insiste à se faire entendre. Pour toutes les mauvaises raisons du monde, sans doute on veut agir « dans l’humanitaire » pour y trouver du sens, de l’exotisme, parce qu’on ne sait pas trop quoi faire ou parce qu’on n’aime plus ce qu’on fait. Mais pas seulement. Parce qu’aussi bien, l’action humanitaire est aujourd’hui l’une des seules passerelles vers l’international, l’une des seules manières collectives de s’intéresser à ce qui se passe dans le monde, de retrouver un peu de monde derrière l’émiettement des sociétés. On peut y mettre les réserves et l’ironie qu’on voudra : partir, ou aider à partir, ou avoir envie de partir, ce n’est pas tout à fait comme regarder la télé.

Il n’est pas sûr que rappeler tout cela suffise à répondre aux critiques — dans les pages qui suivent, Rony Brauman est le premier à le souligner. Mais cela donne quelques raisons d’écouter ceux qui, aujourd’hui, font vivre l’action humanitaire.