« qu’est-ce qu’on fait là ? » entretien avec Rony Brauman

La parcours de Rony Brauman fait plus que de croiser l’histoire récente de l’action humanitaire. Cheville ouvrière de l’association Médecins Sans Frontières, dont il fut longtemps président, il a suivi, animé, réfléchi les tâtonnements et les inflexions de cette pratique nouvelle, en tentant d’éclaircir ses rapports avec la politique. Mais qu’est-qu’être militant de l’humanitaire ? Comment tenir, entre urgence et prudence, entre médecine de brousse et théories de broussaille, les rênes d’une action qui se veut et se vit sans cesse au bord du politique ? Ce sont ces questions, et celle des transformations de l’enagagement humanitaire, que nous avons voulu lui poser.

Rony Braumann : Paradoxalement, il n’y a pas moins militant que mon engagement, au départ. En pratique, je sortais d’une période activiste à l’extrême-gauche — j’étais à la Gauche Prolétarienne —, et j’avais plus ou moins abandonné le militantisme, tout en restant dans le gauchisme culturel, alternatif, protestataire... Simplement, j’avais repris mes études de médecine, en ayant dans l’idée de faire de la médecine autrement : de la médecine sociale, militante, sur un terrain particulier. Et puis, comme la GP était un groupe ultra tiers-mondiste, qui invoquait en permanence les mouvements de libération du monde entier à l’appui de sa propre critique, j’avais beaucoup de curiosité pour ce monde, que je ne connaissais pas, mais que j’avais beaucoup cité. Le moment où l’idéologique disparaît, c’est aussi le moment où restent en place un certain nombre de pulsions, d’ouvertures, mais totalement dénuées de passion militante. Quand je suis parti pour la première fois au Bénin, la motivation, c’était la curiosité pour ce monde, où me semblait auparavant se trouver l’humanité de rechange. Je savais bien que ce n’était plus cela, mais je ne savais pas ce qu’il était. Donc : ni de la compassion, ni des pulsions transformatrices ou réformatrices, mais une curiosité personnelle. Vous voyez, il n’y a pas moins militant que cela, même si, en même temps, la rampe de lancement a été le militantisme. Ce n’est que dans un deuxième temps que j’ai retrouvé une sorte de matière à expression militante. Il m’a d’abord fallu faire tout un travail d’adaptation, et tenter de comprendre tant de choses...

Un hôpital de brousse au Bénin, un hôpital de ville à Djibouti, un camp de réfugiés en Thaïlande, ce sont autant de petits univers auxquels s’adapter. Donc : la politique se trouvait très loin dans le décor. Il m’a fallu trois,{} quatre ans, pour me familiariser avec tout cela. J’ai commencé à devenir un itinérant de MSF, c’est-à-dire le premier permanent à l’époque où l’association était très petite. J’ai commencé à bouger énormément, trois semaines ici, deux mois là, et j’ai progressivement renoué avec une pratique militante directement issue des constats que je faisais dans mon activité humanitaire.

Comment s’est effectué ce « retour au politique » ?

Le premier moment, c’est en 75-76, au moment où j’ai rompu définitivement avec I toute idéologie communiste. En 76, au Bénin, j’ai lu Cambodge année zéro de François Ponceau, qui est le livre qui raconte le désastre khmer rouge, l’horreur de ce régime. Moi qui avais été pro-khmer rouge, cela m’a fait un choc. Pas si énorme que cela : j’avais commencé à comprendre. Mais ç’a été la purge. Il y avait eu Moscou, Pékin et la révolution culturelle, j’avais commencé à comprendre la grande saloperie que cela avait été, et le superbe maquillage qu’on en avait fait. Avec les khmers rouges, la boucle était bouclée. Quand je suis entré à MSF, je n’étais plus du tout communiste. Je précise cela, parce qu’ensuite, j’ai commencé à fréquenter les guérillas et les camps de réfugiés, qui étaient les deux facettes de l’activité de MSF — je suis allé en Éry thrée, dans les camps de réfugiés éthiopiens du Soudan, au Pakistan, où il y avait des réfugiés afghans, au Honduras, où il y avait des réfugiés à la fois du Nicaragua et du Salvador, bref, dans la plupart des camps , de réfugiés dans le monde. Or, en gros, on peut dire, d’une part, que quatre-vingt dix pour cent des réfugiés fuyaient les régimes communistes ; d’autre part, que de l’autre côté des frontières, la plupart des guérillas menaient des combats d’émancipation anticommuniste. Rappelez-vous : 75-80, c’est le moment où l’expansion soviétique dans le Tiers monde est la plus rapide, de la chute de Saigon et Pnohm-Pehn, jusqu’au Nicaragua, à Aden, à Tripoli, l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau... Historiquement, nous sommes vraiment à un moment d’expansion de l’empire soviétique. Tout cela donne une réaction, sous la forme de ce que Reagan a appelé en-suite les freedom fighters. Même les Erythréens, qui étaient marxistes-léninistes pur jus, se battaient contre les soviétiques, et se voyaient attribuer cette étiquette. Moi, là-dedans, avec mon complice de l’époque Claude Malhuret, qui avait fait carrément son passage à droite, on lit Raymond Aron, on voit les victimes du communisme, et on devient, grosso modo, des militants d’un humanitaire libéral démocratique anticommuniste.

Je dis cela sans aucune fierté : cela fait presque dix-sept ans, depuis il s’est passé pas mal de choses qui rendent cette position un peu dérisoire et grotesque, mais si je me replace dans les conditions de l’époque, j’assume de nouveau. Au fond, on est encore au moment où, dans le Tiers monde, ceux qui portent les emblèmes de la libération et de l’émancipation en brandissant le drapeau marxiste-léniniste ne le font que pour mieux exercer des tyrannies. Cette hypocrisie, cette stratégie de pouvoir, je la vois théorisée dans Aron, pour le monde industriel, et comme je fais partie de ces gens qui ont toujours besoin de théoriser peu ou prou, c’est Aron qui m’a servi de support théorique. Pendant des années, j’ai été un militant anticommuniste, tiers-mondiste, anti-tiers-mondiste ! J’étais, d’un côté, totalement axé vers les pays du Tiers monde, me sentant vraiment « bien » dans beaucoup de pays africains, etc. ... et de l’autre côté, j’étais anti-tiers-mondiste féroce, parce que je trouvais que tout ce qu’on nous racontait sur les responsabilités du Nord dans le désastre économique et social du Sud, tout ce qu’on nous proposait comme nouvel ordre économique, comme perspectives d’émancipation organisée étaient au mieux un sentimentalisme dérisoire, au pire une complicité avec les régimes les plus sanglants. Dans les deux cas, l’innocence ou la proximité cynique ne me plaisaient pas.

Quelle forme a pris votre engagement militant ?

Je peux citer quelques bagarres : par exemple, sur l’Éthiopie, en 85, nous nous sommes opposés aux autres associations humanitaires. En Éthiopie, on a vu un régime avec une authentique ambition stalinienne, qui a utilisé le mouvement humanitaire au moment de la grande famine de 84, pour entreprendre une véritable chirurgie sociale, avec dékoulakisation, collectivisation accélérée des terres, etc. Tout cela, dans un climat de violence effroyable, et avec l’assentiment actif ou le concours actif, suivant les cas, de l’ensemble des humanitaires, qui se prêtaient à cette déportation, sur le thème de l’émancipation de la faim, le progrès, la nécessité de prévenir les famines prochaines, etc. Tout un discours techno-sentimental, qui n’oubliait qu’une chose : les gens ne voulaient pas quitter leur terre.

Parallèlement à ces actions militantes, j’avais la volonté de donner à l’humanitaire une structure intellectuelle, une culture qui échappe au tiers-mondisme. Cela a donné lieu à toute une série de réflexions personnelles sur l’humanitaire et ses rapports avec le pouvoir, mais aussi à des expressions plus ouvertes sur le public. Par exemple, la création de Liberté Sans Frontières et l’organisation de plusieurs colloques, publications, et surtout d’interventions militantes. Les meetings, les débats publics, les affrontements, une ambiance que j’adore. Notamment, j’ai organisé le premier colloque de Liberté Sans Frontières qui s’appelait « le tiers-mondisme en question », et où on a sonné la charge contre ce qui devait s’avérer quelques années plus tard (pas beaucoup) moribond. A ce momentlà, je l’ignorais : en 84, on m’aurait dit que le tiers-mondisme allait s’effondrer comme un château de cartes, je ne l’aurais pas cru.

Vous avez découvert que vous n’aviez plus d’adversaire ?

Oui, mais plus tard, en 87-88. Je me suis retrouvé, avec une différence d’âge énorme, comme ces vieux militants anticommunistes à la Revel ! J’ai fréquenté un peu ces cercles-là, cette espèce de droite conservatrice libérale, les héritiers de droite de Aron. A la fin des années 1990, ils étaient vraiment désemparés. Pour moi, tout le travail que j’avais consacré à la rénovation des bases philosophiques et éthiques de l’humanitaire, n’avait plus vraiment lieu d’être. Il y a eu toute une période de transition au cours de laquelle l’humanitaire n’était plus un objet d’ouverture et de débats contradictoires, mais de consensus général, de tous les éloges, de toutes les vertus. Le problème, c’est que je ne supporte pas d’être dans la majorité. Je n’en fais pas un cheval de bataille, niais cela ne me plaisait guère.

Ce n’est pas très confortable de voir une position de combat devenir un objet de consensus...

Ce genre de consensus — je crois que c’est la caractéristique de tout consensus, qui n’est pas un accord, précisément, qui n’est pas construit — ferme toute réflexion. « C’est bien ». Il n’y a plus rien à dire. Certes, c’est toujours mieux de ramasser quelqu’un qui se trouve à terre, plutôt que de le laisser crever. Évidemment. Mais cela devient dérisoire lorsqu’on veut en faire une théorie. Quand on se résume à cela, il n’y a plus que des vignettes édifiantes, celles du secouriste en train de secourir, de faire du bien. Je me suis i aperçu peu à peu que cet ’ humanitaire-là commençait à figer, coaguler des rôles : il y avait les gens de bien et les gens de peu. En France aussi : il y a les gens de bien, qui vont à la télévision, qui se réjouissent, qui expliquent qu’ils reçoivent beaucoup plus qu’ils ne donnent, il y a tout un vocabulaire de l’humanitaire consensuel. Et puis, il y a l’Exclu, l’Autre qui est enfermé, par essence, dans son irréductible altérité d’assisté. A ce moment-là, cela commence à nie turlupiner : c’est le moment où je commence à lire Hannah Arendt : Eichmann à Jérusalem, et ce qu’elle dit des ONG comme facteurs de modération. Du coup, mon travail s’est déplacé et s’est focalisé sur le statut de la victime et sur l’utilisation politique de la pitié. Après avoir été l’avocat intransigeant des démocraties libérales, je suis passé à une critique du sentiment de pitié dans ces mêmes démocraties, après le communisme. D’où cette position particulière que j’ai commencé à développer, sur la récupération politique de l’humanitaire : sur le fait qu’une politique pouvait se fonder sur la compassion, et accomplir en quelque sorte ce sentiment en acte.

Cela a donné lieu à quels types de changements dans la pratique de MSF ?

Pendant la période où nous étions obligés de gérer les conséquences humaines déclenchées par les prises de pouvoir communistes, il y avait d’un côté (du côté du moindre mal) les démocraties, et de l’autre les totalitarismes. L’humanitaire était dans le premier camp, clairement opposé au second. Les totalitarismes ayant disparu, la critique pouvait se retourner vers l’intérieur, et, de l’intérieur, sur les démocraties. Dans le discours, il y a eu des changements : on pouvait i prendre à parti les États-Unis, les pays du « camp occidental », pour appuyer une critique ou étayer une action. Cela dit, c’est une inflexion assez peu sensible : ce qui compte, c’est la continuité dans une certaine conception de l’action, conçue comme une construction choisie, une élaboration active. Pas comme un mouvement automatique, qui I amènerait le secouriste vers son attracteur magnétique, la victime. Dans toutes les situations où la charge politique était lourde — et en matière d’action humanitaire, c’est assez fréquent —, je poussais mes copains de MSF à examiner toujours les raisons qui pourraient nous pousser à ne pas agir. L’idée de base est ; que l’on ne peut pas savoir pourquoi l’on est dans telle situation, qui l’on est et ce qu’on fait, si l’on n’a pas posé clairement la question de savoir si l’on ne serait pas mieux ailleurs. Finalement, il s’agissait d’introduire dans cette pratique une certaine inquiétude : repousser ce sentiment de confort et d’évidence lié au fait d’accomplir « quelque chose de bien », et le remplacer par ce questionnement sur : « est-ce qu’on n’est pas en train de faire une énorme connerie ? » Ou d’accumuler, plutôt, une série de petites compromissions qui aboutissent à un énorme fiasco... Cela allait avec l’idée que l’humanitaire doit être capable d’ouvrir des conflits. Des conflits pacifiques, évidemment, sauf en cas de génocide, de montée aux extrêmes (heureusement, ce sont des cas exceptionnels). Cette position conflictuelle de l’humanitaire me semble la seule intéressante, la seule capable de peser sur la réalité et de la transformer un petit peu.

Est-ce que cette position rencontre des résistances, à l’intérieur ou à l’extérieur de MSF ?

À l’intérieur de MSF, l’accord s’est fait peu à peu. Si cela a pu poser un problème, c’est sur la mesure d’une telle attitude. On passe du criticisme à une sorte d’hyper-criticisme, et de là au scepticisme... Le doute finit par être accablant, insupportable, paralysant. Il y a des moments où l’on est dans un environnement tellement dur, dans plusieurs pays à la fois, que l’on finit par se dire : « est-ce que l’on ne ferait pas mieux de se retirer, d’arrêter de faire des choses manifestement contraires à ce que les pouvoirs veulent, et que l’on n’est pas de taille à imposer ? » C’est un sentiment d’impuissance, une paranoïa de la récupération, qui finit par scier les jambes à des gens qui sont des activistes, qui sont là pour l’action.

Pratiquement, comment installe-t-on à l’intérieur d’une organisation comme MSF ce « bon décalage » entre la réflexion et l’urgence ?

En pratique, ma façon de surmonter le problème, c’est de créer un seul automatisme : celui d’aller voir. S’en tenir à un devoir d’innocence préalable : il y a une crise majeure quelque part, allons voir. Une fois qu’on y est, on sait qu’une crise majeure, ce n’est pas de l’ordre de la métaphysique ou de la nature, ce n’est pas un déchaînement de forces telluriques, ce sont des forces politiques et humaines qui sont à l’œuvre. Il s’agit donc de voir comment se situer par rapport à elles, de négocier en permanence un espace de liberté minimum : par exemple, la ’ possibilité de parler aux gens à qui l’on apporte notre action, librement, sans la présence directe ou à proximité d’un commissaire quelconque. Cela peut paraître futile, mais c’est central. C’est cette liberté de dialogue qui garantit que les gens puissent nous exprimer leur position, leurs attentes, leur état, et qu’ils ne soient pas simplement les perroquets d’un pouvoir décidé à, utiliser à son profit l’aide I humanitaire. La liberté de circulation est également fondamentale : c’est la seule manière de savoir si l’on n’est pas placés là parce que politiquement c’est intéressant, même si c’est à cinquante kilomètres que les gens ont le plus souffert. Enfin, il nous faut négocier la possibilité de maîtriser, ou tout au moins de pouvoir répondre de l’usage des biens que l’on a apportés. Possibilité de contrôle de la i chaîne des secours, de dialogue libre, et de réévaluation régulière de la situation : ces trois balises délimitent cet espace virtuel que j’ai appelé l’espace humanitaire. Donc : y aller, évaluer la possibilité de constituer un tel espace. Bien sûr, nous sommes obligés de le renégocier en permanence : ce n’est pas par gentillesse qu’un pouvoir décidé à prendre le contrôle d’une situation admet notre présence, mais parce qu’il considère qu’il y a un rapport de forces à respecter. Mais lorsque cet espace disparaît, cela indique que l’on n’est plus rien d’autre que des pions — on est agis, on n’est plus des acteurs. A ce moment-là, soit on arrive à renégocier une ouverture (par un retrait provisoire, une négociation privée, une dénonciation publique, peu importe), soit il faut en tirer les conséquences et partir, sans quoi on devient clairement un instrument du pouvoir.

L’attitude de MSF repose donc sur une espèce de dialectique de la candeur et de la vigilance, assez déstabilisante au fond. C’est ce rôle de déstabilisation que j’ai tenté de jouer à l’intérieur de l’association.

À vous entendre, il y a deux choses à conjurer. D’une part, l’évidence du secours, d’autre part, le risque de l’instrumentalisation. Mais vous ne parlez pas de la prise de parti. Or vous rappelez en permanence la dimension politique de l’action humanitaire, ses effets politiques. Cette attitude pourrait vous conduire, parfois, à choisir un camp, à dénoncer tel pouvoir illégitime, etc. ?

Je suis très mal à l’aise avec cela. Si j’ai consacré pas mal de temps à rappeler la dimension politique des conflits où nous agissions, c’était pour m’opposer à cette notion de « crise humanitaire », apparue il y a sept ou huit ans, et qui me semblait le comble de la langue de bois sentimentale. C’est un discours qui contribue à la destruction du politique, en dépouillant les crises de toute histoire, en faisant des victimes de purs ayant-droits, des corps à restaurer, des ventres à remplir. En même temps, je trouvais, je trouve toujours impossible du point de vue des principes humanitaires, d’appeler à la prise de parti en général. Simplement, on ne peut jamais éliminer la possibilité d’une prise de parti. Par exemple, lorsque nous étions en Afghanistan, notre prise de parti était claire : nous étions du côté de la résistance, avec ceux qui représentaient l’immense majorité du peuple afghan, contre ceux qui déversaient des tapis de bombes sur le pays. Mais jamais l’on n’a appelé au retrait de l’armée rouge, jamais. Aussi anticommuniste que j’aie pu être, il aurait fallu me marcher sur le corps pour que je laisse MSF appeler à un retrait ! Cela ne pouvait amener qu’à plus de confusion. Si une organisation humanitaire se permettait de dire :« cette mesure politique qu’a prise l’Union Soviétique en Afghanistan est injuste ; l’Union Soviétique doit revenir dessus ; et d’ailleurs l’Union Soviétique est un régime de merde qui emprisonne, etc. ; et cela ne nous étonne pas que... » Cela n’aurait abouti qu’à une position symétrique et équivalente à celle qui, à partir d’une position politique, cherche à récupérer l’humanitaire. C’est pour cela que les prises de position politique « locales » ont été absolument exceptionnelles, même si la pratique de MSF les rendait lisibles : nous n’étions pas à Kaboul, il y avait une prise de position de facto. De même, en Éthiopie, on pouvait être favorable à l’indépendance des Érythréens, mais on n’était pas là pour dire :« vive la juste cause du peuple Érythréen »...

Vous parlez de « cas exceptionnels ». À quelles situations pensez-vous ?

Nommément, à la Bosnie et au Rwanda. La raison est, à chaque fois, assez simple. En Bosnie, il y avait cette guerre civile déclenchée par les Serbes, et où l’aide humanitaire a été utilisée comme alibi, au sens fort : comme une mise en scène, un trompel’œil destiné à faire croire qu’une position claire de résistance au fascisme serbe était adoptée, alors que les ambulances ouvraient la route à l’expansionnisme serbe. Ce mensonge que l’humanitaire rendait possible, Mitterrand l’a voulu, Kouchner l’a incarné en son temps. Cela nous a amenés à prendre position du côté de ceux qui résistaient au fascisme. Face à un fascisme conquérant, la position humanitaire ne consistait pas à se diviser équitablement entre les acteurs et les victimes.

Comme j’étais porte-parole de MSF, j’ai un peu forcé la main de l’organisation, en utilisant des procédés à la limite de l’acceptable. Je suis invité à la radio comme président de MSF, et je déclare des choses du genre : « Maintenant j’enlève ma blouse blanche et je remets mon costard de citoyen : à Sarajevo, il faut des bombes sur les positions serbes, et pas des ambulances ». Mais vous voyez : c’est un jeu de casquettes intenable, et je suis convaincu qu’au nom de l’humanitaire, on ne peut pas appeler à la guerre.

Lors de la crise rwandaise, je n’étais plus président, mais je m’associais totalement à la prise de position de MSF Nous avons refusé, au moment du génocide, de lancer une campagne de collecte de fonds, ce qui aurait laissé supposer qu’il y avait quelque chose de possible dans l’ordre humanitaire. En revanche, nous avons lancé une campagne de signatures, appelant à une intervention militaire qui arrête les milices et la machine génocidaire. Là aussi, on a pris parti : mais lorsqu’il y a génocide, clairement reconnu comme tel, la question ne se pose plus.

Vous avez évoqué votre « jeu de casquettes », durant le conflit bosniaque. Est-ce que vous avez réutilisé des techniques de militants, issues du gauchisme, dans votre pratique humanitaire ? Des techniques d’AG, d’animation de mouvement ?

Pas vraiment. Lorsque j’étais militant, j’étais tout petit dans la hiérarchie subtile et draconienne de la Gauche Prolétarienne. Ce qui m’a servi, ce que j’ai retiré de mon passé militant, c’est une méfiance pour ce qui tend à décomposer le politique. Je ne sais pas si c’est une conséquence ou une cause de cet engagement, mais j’éprouve une attirance pour les rebelles, y compris lorsque je ne partage pas leur cause — je ne parle pas des soldats perdus de l’extrême-droite, et autres couillonnades romantiques du même genre ! Par exemple, en Érythrée, au Salvador, en Afghanistan, j’étais avec des maquisards, des combattants. En Afghanistan, il y a une séduction incroyable : les gens, leurs gueules, le paysage, leur courage distrait, comme évident... Mais la cause des Afghans, c’était une cause nationale à laquelle je ne pouvais pas m’identifier. Au Salvador, j’étais avec des staliniens de premier ordre. Leur langue de bois m’exaspérait, mais être dans les montagnes avec eux me paraissait beaucoup plus évident que d’être du côté du pouvoir salvadorien, même si j’étais également éloigné des uns et des autres. Cela renvoie à un travail sur les mots que j’ai poursuivi des années durant : éliminer, de manière de plus en plus délibérée, tout ce qui nous met dans le registre de « la masse des innocents pris dans les calculs cyniques des politiques, etc. ». Les cas sont rarissimes où l’on peut déconnecter les politiques de la société. De même, je n’ai jamais été pacifiste, ce qui est une tentation presque naturelle de l’humanitaire. Ça, c’est mon passé politique : à l’extrême-gauche, on n’était ni antimilitaristes, ni pacifistes. De même encore, l’idée que la violence est toujours affreuse (il n’y a aucun, mais aucun doute là-dessus) mais peut être nécessaire

Est-ce que vous n’avez pas l’impression que nous sommes aujourd’hui à un nouveau tournant ? D’un côté, le discours critique vis-à-vis de l’humanitaire est devenu un discours obligé, consensuel ; de l’autre, on assiste à une sorte de demande sociale, du côté des étudiants, etc. ... à un désir de participer à l’action humanitaire. Comment se situer, entre ces deux extrêmes ?

Sur l’ambiance générale, critique, j’en vois parfois les dérives, mais je suis plutôt satisfait qu’un frein ait été mis à l’expansion tous azimuts de l’humanitaire. Comme MSF, depuis longtemps, a défendu ces positions, elle est maintenant reconnue comme l’association un peu pionnière dans cette forme de prudence. Je trouve cette évolution salutaire. Même si aujourd’hui les humanitaires traversent une crise d’identité assez éprouvante, cela peut leur donner à terme un peu plus de consistance.

Sur le second point, je suis plus partagé. D’un côté, je trouve a priori plutôt réconfortant le constat que les gens continuent à être attirés par l’humanitaire — pour les raisons les plus embrouillées, mais je n’ai aucune illusion là-dessus ! Une expérience aussi singulière, lourde, chargée, que l’humanitaire demeure quelque chose qui est utile, qui a du sens. Mais en même temps, cet engouement ne va pas sans illusions : l’idée que l’humanitaire est une solution, que c’est bien et que c’est le bien, que c’est l’avenir de jeunesse ou « la dernière aventure », comme dit Kouchner... Je trouve cela à la fois dérisoire et accablant : si l’on pense vraiment que l’humanitaire est la dernière aventure collective possible, ça veut dire quoi ? Qu’il y aura 99% de bourgeois placides ou de petits cons bornés, et une petite élite de pionniers ? Il faut que les gens soient conscients que ce sont des illusions, qu’il y a très peu de carrières professionnelles possibles dans l’humanitaire...

Dans les cours que vous donnez, comment appréhendez-vous cette demande ?

Généralement, ça se passe en deux temps. Un premier moment de désarroi complet, parce que l’entreprise de déconstruction, où je m’attache à déconnecter l’humanitaire du jugement moral, déconcerte. Ils se retrouvent dans un marécage théorique qui s’enfonce de partout, avec un hyper-criticisme assez proche de celui dont je parlais tout à l’heure, à propos des gens de terrain. Et puis, dans un deuxième temps, on reconstruit quelque chose d’un peu moins stable. Cela dit, cette phase de désarroi, je l’ai expérimentée moi-même. C’est en me raccrochant à des auteurs (Aron, Arendt, Bourdieu — bon, Aron et Bourdieu, je vous accorde que c’est une drôle de cuisine !), que j’ai pu me raccrocher, généraliser des questions que je me posais spécifiquement. L’empirisme est la base de la démarche humanitaire, mais on ne peut pas s’en tenir à ce que beaucoup d’humanitaire prennent pour de l’empirisme, et qui est tout autre chose : la simple vérification par les faits. « Ça marche, donc c’est juste ». Lorsque des ONG continuent d’agir, pour toutes sortes de raisons qui n’ont plus rien à voir avec les principes, dans les camps de réfugiés rwandais au Zaïre, elles sont dans ce pragmatisme. C’est même la bannière : le pragmatisme, l’efficacité, une sorte d’esthétique de la performance qui se , satisfait du déploiement des ’ moyens sur le terrain, et qui prend ces moyens pour sa fin. J’y oppose cette idée d’un empirisme théorique, qui ramène toujours à la question de fond : « qu’est-ce qu’on fait là ? »