Vacarme 04/05 / in situ

François d’Assises, patron des anarchistes

par

Reportage sur un frère franciscain qui vit dans la rue, avec les gens de la rue. Il a accepté que l’auteur de ce texte l’accompagne pendant dix jours dans les rues de Toulouse.

« ... Le grand secret pour mois sonner l’existence la plus féconde, et la plus haute jouissance, c’est de vivre dangereusement. Bâtissez vos villes sur le Vésuve. Envoyez vos vaisseaux dans des mers inexplorées. Vivez en guerre avec vos pareils et avec vous-même. Pillez et conquérez, chercheurs de la connaissance, aussi longtemps que vous ne pourrez pas être rois ou propriétaires ! »
– Nietzsche, Le Gai savoir.

« Il était le poverello, le petit pauvre de Dieu. Ce qui, pour un autre, aurait pu être masochisme, plaisir d’être la victime de son père qui le méconnaissait et des dignitaires de l’Église qui le méprisaient, pour lui, être le "petit pauvre ’ ; c’était être proche de Jésus crucifié et vivre de son amour (...) il était catholique autrement, dangereusement. »
– Françoise Dolto, La Foi au risque de la psychanalyse.

« La doctrine anarchique cherche ses allégories idéales dans la jeunesse de l’individu ; et c’est pourquoi les traits d’enfance frappent souvent chez ses principaux représentants. (...) La grandeur de cet effort ne se trouve pas dans la sphère des formes figées ; elle réside dans le modèle inaccessible. On le transporte de l’aurore de l’humanité à son lointain avenir ; il ressemble au miroir pur où elle discerne ses taches, ses insuffisances. Tant qu’elle en est capable, elle garde encore le libre arbitre, comme marque authentique de sa dignité humaine. »
Ernst Jünger, L’État universel.

I

Toulouse, vendredi 21 juin,

17 heures.

On nous a laissés le long du canal du Midi que nous avions traversé près du Grand Rond. À la Cathédrale Saint-Étienne, Jean-Claude est allé prier. Je l’ai attendu dehors. Nous sommes passés devant le musée des Augustins où un vieux clochard à l’air doux a salué Jean-Claude :

« Bonjour mon Père !
– Bonjour ! »

Nous avons continué, place du Capitole, Place des Puits-Clos, place des Carmes. Nous cherchons des gens de la rue que Jean-Claude connaît pour avoir vécu avec eux au marché des Carmes. Ce qui y servait d’abri est fermé à cause de travaux, par la force des choses, il n’y a personne.

Sur une petite place du centre ville, assis par terre en grande conversation avec deux punks, bouteille de bière en main, notre première rencontre. Disons quarante ans, un barbu à lunettes, casquette de marin sur la tête, une paire de chaussures de marche accrochées à la taille, en plus de celles qui sont à ses pieds. Il est assis par terre, un chien noir est avec lui, il n’est pas sale.

Le frère lui dit bonjour, il lui répond. À moi il me dit de sa voix grave du Sud-Ouest : « Je ne te dis pas bonjour, je ne te connais pas ». Il nous fait asseoir par terre, au milieu des passants, nous propose de la bière qui n’est pas à lui, mais aux punks. Je bois. Les jeunes récupèrent leur bouteille et partent.

Jean-Claude refuse la bière. Il a promis à un type, dont il a oublié le nom, de ne plus boire ni de fumer tant que celui-ci n’aurait pas arrêté. Ça fait des années, il ne l’a jamais revu mais reste fidèle à sa promesse. Le frère demande son prénom au marin barbu, qui lui répond : « Patrick ; le chien c’est Blacky."

Il sait que Jean-Claude est franciscain, il se fait de plus en plus familier, lui colle sa casquette sur la tète, ce que Jean-Claude a d’abord refusé. L’autre insiste, alors il accepte. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser aux poux, me disant qu’il est bien qu’il ne m’aime pas. Mon tour viendra. Patrick embrasse les mains et la tête de Jean-Claude. Comme le frère remarque que le chien a une bonne tête, son maître se lance dans les effusions, mêlant de la dureté à ses accès de tendresse. Il lance au chien des « Oï » rauques en levant un bras au ciel. C’est l’amour vache, le chien s’aplatit à terre.

Patrick demande si nous savons i où dormir. Non, du coup il nous propose de venir avec lui, puisqu’il a un endroit. Il se lève tant , bien que mal, titube, il est saoul, nous le suivons. Il aborde les passants, recommence ses embrassades, hurle des « Oï", dont il faut croire qu’ils veulent dire quelque chose, au chien pour le faire avancer. Il présente Jean-Claude à de jeunes Blacks :« C’est un curé, il vit dans la rue », puis demande à l’un d’entre eux s’il est musulman, et puisque c’est oui, il se met à lui parler en arabe. Le jeune est attentif et ouvert, du coup Patrick est content, ils ne s’étaient pourtant jamais vus.

Pensant suffisamment me connaître, il m’embrasse sur la tête, puis me colle sa casquette. Si poux il y a, j’y suis.

Vingt mètres plus loin, il accoste les vendeuses d’un magasin de vêtements et leur demande une cigarette, toutes reines d’Angleterre, elles font des chichis, refusent qu’il leur prenne les mains pour les baiser. L’une demande à Jean-Claude si nous nous occupons de lui, « Nous sommes avec lui ». Je crois que c’est sa réponse, elle me plait. Patrick recommence le même cirque avec un touriste allemand.

Nous n’avons pas fait cent mètres.

Puis il nous emmène auprès de trois jeunes zonardes assises sur des marches, et leur demande de l’argent pour acheter une bière. L’une d’entre elles lui donne cinq francs et demande à Jean-Claude s’il est prêtre.

« Oui, je suis franciscain.
– Il parait que Dieu est bon ?
– Oui, Dieu est bon. »

Elle n’a pas poussé plus loin la provocation. Une autre a un très beau visage, et la regardant je me dis qu’elle n’est pas de la rue. Doucement, elle a fui mon regard et baissé les yeux... Les filles partent. Patrick finit par me taxer dix francs pour sa bière, puis va s’installer sur les marches crassineuses d’une ruelle débouchant sur la rue Saint-Rome. Nous l’imitons. Il sort un chapelet de sa poche, prend la main de Jean-Claude qu’il sert dans les siennes. Il récite le Notre Père, puis le « Je vous salue Marie », et embrasse la main de Jean-Claude. 11 recommence. Dira-t-il tout le chapelet ? Il demande à Jean-Claude d’embrasser la médaille du chapelet. « Ça m’est difficile de faire ça dans la rue », lui dit le frère. Alors Patrick nous a montré ce qu’il présentait comme son seul trésor, un Christ tatoué sur son coeur « C’est mon Christ, pardon, c’est le tien aussi. » Patrick est de Tarbes, il a trois enfants, sa femme a demandé le divorce.

Pendant tout ce temps, le chien a vécu sa vie de chien, seulement contrarié par les « 0’i » de son maître.

Arrive Jean qui connaît Jean-Claude, il est content de le voir. Pas très grand, trapu, la tête déplumée comme s’il avait la pelade, les bras couverts de tatouages, la laideur socratique. Le frère et lui se connaissent pour avoir traîné ensemble place des Carmes il y a deux ans. Patrick toujours en quête d’alcool tarabuste le nouvel arrivé qui sort une bouteille de rosé d’un sac de sport et la lui tend. Jean s’adressant à Jean-Claude :

« Tu sais que Sam est mort ?
– Non, qu’est-ce qu’il a eu ?
– Un cancer. Il est mort à l’hôpital, mais il est resté dans la rue presque jusqu’au bout. Il a fallu que ce soit moi qui le fasse hospitaliser. Les autres ne faisaient rien.
– Qu’est-ce qui s’est passé au marché des Carmes ?
– Les gars se sont mis à déconner, ils pissaient et chiaient partout, faisaient du bruit toute la nuit. Les gens en ont eu marre. »

Passe Mohamed, un nouveau venu, il nous donne du Monsieur, au frère et à moi, pour nous dire bonjour. II est méfiant et agressif, instinctif. Il a bien senti que nous n’étions pas de la rue. À peine a-t-il remarqué le vêtement religieux du frère, peut-être ne sait-il pas ce que c’est qu’un frère. Il nous ignore. Patrick lui prend des mains sa bouteille de bière et la vide généreusement, alors Mohamed s’énerve. Finalement Patrick lui rend sa picole.

Pendant ce temps, tout bas et s’adressant à Jean-Claude, Jean dit qu’il ne faut pas se saouler, « Moi, je bois, mais jamais plus que de raison ! » Deux jeunes de la rue passent, ils font un peu d’esclandre, réclament le chien à Patrick, Blacky ne s’appelle pas Blacky, il n’est pas à Patrick. Celui-ci s’emmêle dans des explications compliquées.

« C’est un type qui a pris le chien.
– Ce mec, il est où, ça fait longtemps qu’il est parti.
– Par là, il est parti par là... » Patrick s’éloigne du groupe et s’incruste auprès de deux musiciens qui se sont installés tout près pour faire la manche. Il tend un chapeau pour récupérer l’argent des passants, se sert au passage. « Ça va mal finir,,, me dit Jean-Claude. Mohamed s’adressant à Jean : « Donne-moi l’adresse. — Je ne l’ai pas. » En fait, il ne veut pas la lui donner. Cette adresse est celle d’un ami ayant un petit appartement qu’il nous propose de partager pour la nuit, il faudra dormir par terre. Nous ne dormirons pas avec Patrick, ce n’est pas plus mal.

Enfin Jean nous emmène pour nous montrer l’endroit où nous dormirons. Nous ne pouvons pas monter pour le moment. Une infirmière qui ne doit pas nous voir passera donner des médicaments à Michel, le maître des lieux. Rendez-vous est pris pour 21 h 30 devant la porte, Jean viendra nous chercher. Il nous a prévenus, le gars chez qui nous allons n’est pas normal :« Il est un peu dérangé, mais il n’est pas méchant, il prend des médicaments, c’est pour ça qu’il est comme ça. »

En passant place du Capitole, nous avons récupéré des chips de maïs que l’on distribue gratuitement à cause d’une opération publicitaire pour la fête de la musique. Dans un paquet, Jean-Claude a trouvé un porte-clef qu’il a ouvert, il ignorait ce qu’il y avait dedans. Quand je lui ai dit que c’était un préservatif, il me l’a donné en me disant qu’il ne s’en servirait pas, non sans avoir esquissé un geste de colère.

Neuf heures du soir. Nous sommes sur les bords de la Garonne, il y a du vent et il fait froid. Jean-Claude s’est éloigné pour prier. Je prends quelques notes, autour de moi des jeunes s’installent pour fumer un joint Je ne sais pas quoi penser, je suis indifférent à tout ce que je viens d’éprouver depuis la fin de l’après-midi, je me sens comme étranger.

Les passants ne sont pas agressifs. Il m’est arrivé de croiser des femmes me dévisageant, et je ne suis pas certain de bien comprendre ce qu’il fallait comprendre. M’a-t-on pris pour un religieux ? Avais-je l’air de ne pas être à ma place ? Se demandaient-elles ce que je faisais là ?

Était-ce de la compassion, ou bien, ou bien...

Jean-Claude m’a rejoint, nous partons à notre rendez-vous avec Jean. Il est assis devant la porte de l’immeuble où nous allons dormir, il boit du rosé. Nous nous asseyons sur le pas d’une boutique avec lui. II est encore un peu tôt pour monter. Nous bavardons. Jean est un ancien parachutiste du 8e RPIMA de Castres, il a baroudé au Tchad, en Centrafrique, et à Djibouti. À sa sortie de l’armée, il aurait bien aimé rentrer dans un couvent. Pendant un an, bien qu’il n’ait pas été novice, il a bricolé pour des moines dans un monastère, puis le supérieur lui a dit qu’il ne ferait pas un bon I religieux. Ne pas croire en Dieu ne lui semblait pas être un problème. Depuis vingt ans il vit dans la rue, et s’y sent bien, peut-être y a t-il trouvé ce qu’il cherchait dans l’armée et dont ’ on peut imaginer qu’il aurait aimé le retrouver dans un monastère. À l’occasion, il me demande qui je suis et ce que je fais avec le frère. Il pensait que j’étais un novice, comme je lui dis que non, que je suis avec Jean-Claude, il me répond : « T’as la gueule d’un curé, tu finiras moine », et il part dans un grand éclat de rire. Puis la conversation s’engage sur un film que le n’ai pas vu Le Saint Buveur. Il est temps de monter dormir. Nous nous retrouvons dans un studio de vingt mètres carrés à tout casser habité par Michel, que Jean nous a présen-té comme épileptique. Michel est assis sur son lit complètement abruti, sonné. il est propre, les cheveux coupés.

« Ils ne savaient pas où dormir, ils sont à la rue, alors je leur ai dit de monter », dit Jean.
— Tu as bien fait », répond Michel. II se lève, met un peu d’ordre sur la table de la cuisine.

Il n’y a que trois chaises, nous nous installons, Jean va s’asseoir sur le lit, il explique à Michel que Jean-Claude est un frère de la rue et, s’adressant à moi :

« Et toi ?
– Je suis journaliste. »

Ne sachant pas quoi répondre à cette question qu’on ne manquerait pas de me poser, j’avais demandé son avis au frère. Que fallait-il que je fasse, raconter un bobard ou rester évasif, et simplement dire que j’étais avec lui, laissant entendre que j’étais un frère, un novice, ou quelqu’un de ce genre ?

Ce n’était pas moins mentir. Dans tous les cas, c’était mettre Jean-Claude dans une sale position, il m’a donc conseillé de voir au coup par coup. Mais le mieux était de dire la vérité. « Journaliste », ai-je donc répondu à la question de Jean qui n’a pas cherché à en savoir plus. Je pense qu’il n’a pas compris que je n’étais pas réellement à la rue et que j’avais une maison, ni même que j’étais en reportage. Journaliste, c’était mon métier, ça lui suffisait. Nous partageons les chips récupérées à la fêle de la musique et une boite de quenelles appartenant à Michel. Jean a sorti la bouteille de rosé de son sac, j’offre des cigarettes en prenant soin d’en garder pour le lendemain matin. Nous mangeons, fumons, Jean est le seul à boire, et nous parlons de tout et de rien.

Michel tend un verre à Jean : « Allez, juste un verre.
– Non, tu prends des médocs, il ne faut pas que tu boives. » S’adressant à nous. Il prend des calmants et il boit, ça va pas. De nouveau à Michel : « T’as vu comment t’es. Tout à l’heure je te donnerai un verre, un seul. C’est pas bon. » Au fur et à mesure que la soirée avance, Jean revient à la charge et apostrophe Michel : « Ils sont en train de te flinguer avec les médocs, arrête, regarde, t’es une merde, t’es fini. J’interroge Michel. I- C’est quoi ton problème de santé ?
– Je suis épileptique.
– Tu es épileptique, ou tu bois ?
– Quand je bois, ça me donne des crises d’épilepsie.
– Mais ton problème, c’est l’alcool ?
– Oui. »

Nous y sommes. II a fallu du temps. Il est suivi par un psychiatre, touche l’Allocation Adulte Handicapé, ce qui lui permet d’avoir son logement. [I est sous tutelle, une assistante sociale de la ville gère à sa place son pécule. II vit avec cinquante francs par jour pour sa nourriture qu’il se procure dans un magasin de proximité réglé en fin de mois par l’assistante sociale. L’alcool lui est interdit. Tous les tours, une infirmière, qui possède un double de ses clefs, vient lui remettre son traitement.. D’où les ruses de Sioux pour rentrer dans l’immeuble. L’infirmière a déjà surpris Jean chez Michel. Entre Jean et les travailleurs sociaux, ça ne va pas. Il a entrepris une lutte sans merci contre le psychiatre, l’assistante sociale et l’infirmière : « Ils vont te foutre à l’HP. C’est moi qui l’empêche de boire, je suis un saint », dit-il en riant. « Pour arrêter, t’as pas besoin de médicaments. Regarde-moi, je me suis arrêté six mois. Je m’arrête quand je veux. Il faut le faire petit à petit. » La soirée sera en partie le long monologue de Jean sur le vice de Michel mêlé de quelques conseils pour mieux s’abstenir. Et sans doute mieux recommencer. Michel, maintenant sans retenue, puisque nous savons qu’il boit, quémande le verre de vin promis. Jean finit par lui donner, il finit toujours par lui donner.

Pendant ce temps, Jean-Claude s’est mis à l’écart, il a sorti sa Bible. Il est ailleurs. Demain, Jean se lève de bonne heure, il a rendez-vous avec son amie, professeur dans une école catholique d’ingénieurs agricoles. Amie, il faut comprendre qu’il couche avec. J’ai oublié son prénom, très vieille France. En tout cas, elle lui lave son linge, l’habille. Mais elle ne l’épousera pas, malgré tout son amour pour lui, tant qu’il ne sera pas rangé... Amante ou dame patronnesse ? Je ne l’emmerde pas, je le laisse avec ce que le crois être une fable, à moins que... Il est temps de dormir. Jean-Claude et moi n’avons rien, pas même de couvertures. Je m’installe par terre au pied d’une commode sur laquelle se trouve une télévision, mon sac en guise d’oreiller. Jean-Claude est dans l’entrée. Derrière nous Jean s’est lui aussi installé par terre dans un duvet, là où il y a le plus de place près du lit de Michel. Dormir ? Jean a allumé la télévision et regarde vaguement des séries américaines diffusées en continu, il bavarde avec Michel, ils pensent à ce qu’ils mangeront les prochains jours. Je ne sais pas comment m’installer le plus confortablement possible, sur le côté. Pas terrible, le mieux, c’est encore sur le dos. Je finirais par apprendre qu’il ne faut surtout pas bouger. Le sommeil me gagne tant bien que mal jusqu’à ce que la télé, ou Jean, ou Michel, me réveille. Ils mangent une première fois et réchauffent des restes. Vers quatre heures, ils mangent une seconde fois. Jean s’apprête à cuire des oeufs sur le plat. II laisse chauffer l’huile tellement longtemps que, dans mon demi-sommeil, entendant le grésillement interminable de l’huile chaude, j’ai cru qu’il l’avait oubliée. Il va foutre le feu, ai-je pensé. II cuit ses œufs, cherche du vinaigre « C’est bon, les oeufs avec un filet de vinaigre. Il n’y en a plus, il faudra penser à en acheter demain ». Il me laisse la lumière de la cuisinette allumée

sous le nez. Plus tard je les entends de nouveau :

« ... elle aimait bien que je la sodomise. Ça ne me plaisait pas beaucoup.
— Ça dépend de tes fantasmes.
— Je n’y arrivais pas, l fallait qu’elle me guide pour entrer en elle. »

Tout cela est naturel, vrai et libre, sans forfanterie.

Jean parle d’enculer l’infirmière et l’assistante sociale, il éclate de rire... Je me rendors. Michel et Jean sont amis. On pourra toujours penser que l’un a trouvé une bonne planque chez l’autre, que le second s’empresse, quoiqu’il en dise, de mettre un verre sous le nez du premier. On pourra appeler cela de tous les noms qu’on voudra, mais Michel et Jean sont amis. Et je me dis qu’il est bien qu’ils aient un abri grâce à l’AAH, même si Michel boit et qu’il n’est pas prêt d’arrêter Je leur souhaite de toujours rester amis comme ils le sont. « Ce qui est fait par amour s’accomplit toujours par-delà le bien et le mal. »

II

Comment ai-je su que des franciscains vivaient dans la rue ? Je ne sais plus. Pas croyant, mais il m’était arrivé de lire une biographie de saint François. Le sujet était bon, fracture sociale, exclusion... La pauvreté dont on ne se débarrasse pas et qui fait peur. Et puis il y a ces frères naufragés volontaires de la société du bien-être, le corps perdu dans la pauvreté, l’esprit en Dieu.

Un bon sujet !

J’avais par hasard rencontré un frère parisien dans une réunion. Foutu comme l’as de pique, sandale aux pieds, je l’avais repéré tout de suite. C’était aussi un aventurier de l’esprit, il avait appartenu au groupe « Franciscains et socialisme », des maoïstes comme on l’était dans les années 1970. Lui expliquant mon projet, cherchant à comprendre ce que pouvait être la pratique franciscaine de la pauvreté, il s’était mis à parler du Pérou où il avait vécu, de l’ambiguïté de la politique vaticane etc.. Bon, ce n’était pas ça. J’avais son téléphone qui se trouvait être celui de la communauté parisienne. De couvent en couvent, Paris, Toulouse, Avignon, Plavilla, j’avais finalement trouvé Jean-Claude, un frère de la rue. Pendant dix ans, il a vécu dehors, d’abord seul, puis avec d’autres frères. Maintenant, il n’y fait plus que de courts séjours, puisqu’il vit dans une communauté. Était-il possible de passer quelques jours avec lui dans la rue ? Il devait partir une dizaine de jours à Gênes avec Mario, un frère italien, et me proposait de me joindre à eux. Sans doute surpris et curieux de ma démarche, puis pour éviter tout malentendu, il m’a envoyé un petit texte : Le pauvre est-il un être sacré ? Je lui ai répondu : « Cher Jean-Claude, J’ai bien reçu Le pauvre est-il un être sacré. Oui, c’est bien cette expérience spirituelle, ancrée dans la matérialité d’une épreuve, qui m’intéresse. Oui, j’aimerais bien partager un peu de cette vie et partir à Gênes avec toi. Je sais bien tout ce qu’il y a de faux dans ma démarche. Après quelques jours je retrouverai ma maison... Je suis journaliste de ceux dont tu racontes qu’un grand escogriffe, disait : « Les journalistes, dégagez ! Vous n’avez rien à taire ici ! C’est moi qui vous le dit dégagez ! » Une réaction saine et vraie. Donc je suis journaliste, j’ai la curiosité des gens du métier, l’envie de faire un bon papier, et il me faut bien le dire, le désir de vivre autre chose, comme une aventure. Des raisons humaines, bien humaines, trop humaines. Je ne suis pas croyant... Alors ?

Ton expérience et celle de tes frères, je la vois subversive. 1e mot peut faire peur. Malraux disait que le seul anarchiste qui avait réussi, C’était le Christ. Vous êtes des anarchistes comme l’entendait Malraux. Ce que vous vivez est authentique, ce qui est subversif. Vous voyez du Bien dans ce qui fait peur. À votre corps défendant, vous dites : « la vie, c’est autre chose qu’une vie rangée ». Vous êtes une occasion de scandale, et malheur à celui par qui le scandale arrive.

Pas de malentendu, je ne place pas votre expérience sur le plan social ou politique. Votre démarche est toute spirituelle, c’est une autre parole, un autre regard, une rupture, d’autres espérances. La Foi. Moi qu’ai-je à donner ? Rien. Je veux comprendre, partager autant qu’il est possible votre vie et celle des SDF. À bientôt »

Je le tutoyais, parce qu’il me tutoyait. Une manière de fraternité et de charité sans doute. Quant à ma lettre, c’était de la rhétorique, elle ne lève aucune des ambiguïtés de ma démarche. Ma motivation ? La lettre la dit, professionnelle, mais aussi personnelle. Une aventure, le mot est mal venu, mais ce serait un peu comme traverser un océan, escalader une montagne, grimper un col à vélo. Une épreuve donc. Quel genre d’épreuve ? Passer quelques jours dans la rue ? Mais encore ? L’envie de connaître et de tâter de mes forces. Quelles forces ? Je ne sais d’où je tiens ce principe mystique :« Il faut se perdre pour se retrouver. » Ma demande était-elle problématique pour le frère ? Peut-être y a-t-il vu un péril... Mais Jean-Claude est partisan d’une rencontre entre croyants et incroyants.

Quant à moi, quel besoin ai-je de communiquer, et par quoi peut-il y avoir communication entre nous ? Parce que nous sommes créatures de Dieu... Parce que, plus simplement, nous sommes des hommes... mais nous sommes une infinité de choses ! Avais-je seulement l’idée de partager, et partager quoi ? Avec les prêtres séculiers, il y a toujours quelque chose de commun, le monde. On peut bavarder. Que sera notre rencontre ? Quelle loyauté sera-t-elle possible ? Quels renoncements seront nécessaires à une expérience authentique ? II me faudra de la bonne volonté ? Mais « Paix sur terre aux hommes de bonne volonté. » La paix ? Quant à la foi, comment en prendre la mesure quand on ne croit pas ? Elle soulève les montagnes, dit-on... voyons la montagne !

J’imagine la pauvreté comme une expérience humaine qui est une révélation, la pierre de touche d’une force. Quelque chose comme un défi, une provocation, mieux, une affirmation, un cri dans le désert du siècle, quelque chose de jaillissant et qui mette sérieusement le monde en cause. Un scandale. Peu m’importe un système de certitudes archaïques se tenant à côté du monde, hors du monde et survivant on ne sait trop comment, ni pourquoi. Aux XIIème et XIIIème siècles, la pauvreté et le retour à l’Église primitive prennent parfois des allures de protestations sociales avec Arnaud de Brescia par exemple. Les Albigeois, les Vaudois, les Joachimites, d’autres s’en réclament et bousculent l’ordre du monde. Mais la révolution franciscaine est reconstruction : « François répare ma maison », lui dit le Christ, et encore : « Ce que tu aimes encore de façon charnelle et vaine, remplace-le par des valeurs spirituelles... Préfère l’amertume à la douceur si tu veux me connaître. » Le trouble n’est pas social, mais spirituel.

Même si, plus tard, les fraticelli, des franciscains ivres de pauvreté, iront jusqu’à la dissidence.

De tout ceci, qu’est-ce qui est encore vivant ?

Finalement, nous n’irons pas à Gènes, mais à Toulouse pour une dizaine de jours. Mario le frère italien n’est pas disponible. De retour d’Autriche, Jean-Claude passera chez moi à Paris et nous partirons pour Castelnaudary en voiture. Jeudi 20 juin 1996.

Je ne connais pas Jean-Claude. Il sonne à ma porte, j’ouvre. Après coup je ne sais pas si j’ai réellement eu cette pensée, mais il me semble bien m’être dit, le voyant pour la première fois, « C’est saint François ! ». Je ne connais du saint que le portrait qui illustre la couverture d’un livre de Julien Green, Frère François. Sur cette reproduction d’une fresque, François est barbu, pas Jean-Claude qui porte d’ailleurs des lunettes. Ce sont les cheveux, les cheveux blancs du frère, qui font une vague ressemblance. II est devant moi, avec son vêtement religieux, du nom duquel il n’est pas sûr, en tout cas une espèce de capuçon marron descendant jusqu’à la taille, aux manches amples. Nous faisons comme si nous nous connaissions de toute éternité. « C’est ton chez toi », me dit-il. Je ne réponds pas, mais il me vient à l’esprit que ce chez moi ressemble à une cellule. Un grand bureau pour travailler, une bibliothèque, un lit pliant si dur que le dors mal, et puis mon vélo. Surtout rien qui ne fasse de ce chez moi un intérieur d’employé de bureau. Vide autant que possible. Jean-Claude fait le tour du propriétaire, jette un oeil Sur mes bouquins, va voir les portraits qui traînent au mur : « Nietzsche ! Aristote ? », me demande-t-il.

— Aristote, oui. »

Il y a aussi un portrait de Saint Just dont il ne dit rien. Mon vélo l’épate. Un beau vélo de course en titane. J’aurais l’occasion de voir que le frère s’étonne de tout. Un gosse de soixante-quatre ans ! II me faut lui expliquer les tenants et les aboutissants, comme on passe les vitesses, à quoi servent des pédales automatiques, etc. Il me demande le prix. 17 000 F. Il reste coi. Je m’empresse de lui expliquer que je ne l’ai pas payé ce prix-là, qu’un copain etc, etc. Je lui propose de petit déjeuner. Il n’y a pas grand chose, café, lait, un reste de pain Poilâne. « Le pain sera perdu ? », me demande-t-il. « Oui. » Alors, il empoche le croûton. Je m’en doutais. Je m’en doutais tellement que j’avais jeté des restes de choucroute planqués dans mon frigo, avant qu’il n’arrive. Je l’ai fait un peu par provocation, parce que ce qui est perdu est perdu, mais je ne l’ai pas fait devant lui.

Nous bricolons vaguement un itinéraire pour descendre sur Toulouse. Finalement nous prendrons l’autoroute et passerons par Bordeaux.

En partant j’ai croisé mon concierge, j’ai eu honte qu’il me voit avec le frère. Pendant la route, nous avons bavardé. Il a parlé de lui, et moi de moi. Curieuse rencontre ! Il me dit que le plus important, c’est la bonté, et moi que Dieu est mort, ce qui compte c’est la vérité.

Je conduis, j’ai besoin d’un café, il faut faire le plein. Nous faisons halte dans une station-service. Le frère hésite à prendre un café, il me faudra un peu de temps pour comprendre qu’il n’a pas un sou vaillant, neuf ans en mitraille dans un sac plastique. Je lui paie le café, qu’il apprécie, il doit faire attention, m’a-t-il dit, le café le tente... Une autre station-service, mêmes circonstances, un couple de voyageurs me jette un coup d’œil mine de rien. J’ai compris qu’ils m’avaient pris pour un frère. J’ai souri, mais c’est rire que je voulais.

II est déjà 18 heures, nous sommes à Bordeaux. Le contournement de la ville est impossible, plus d’une heure. Puis d’un coup, d’un air un peu grave, Jean-Claude m’a demandé si un autre frère devait se joindre à nous. À vrai dire, je n’ai aucune opinion sur la question, je ne comprends même pas , en quoi c’est un problème. Ç’en est un pour le frère, « que va-t-il partager sur le plan religieux ? » I Je lui ai dit de faire comme il voulait. Il m’a posé la question, peut-être le devait-il, puis il a pris sa décision, nous ferons route à deux.

Nous nous connaissons mieux, notre discussion devient moins conventionnelle, nous avons été vrais autant qu’il est possible quand on ne se connaît pas. Il évoque ses vagabondages, Paul et Michel, deux frères avec lesquels il a vécu dans la rue pendant huit ans. L’un, prêtre, a vécu avec une compagne, peut-être est-il marié aujourd’hui, l’autre s’est marié. Non, il n’ai-me pas en parler...

Moi je lui dis que je n’aime pas, contre les idéologues à la petite semaine, les pensées approximatives, le faux, le creux, les salauds et les cons. Pourquoi les supporter ?

À tout cela, sa raison semble dire oui, mais son coeur s’y refuse. Jean-Claude est un spirituel, pas un rebelle. C’est une question de tempérament. Il a eu des frères, compagnons de la rue, plus frondeurs. Pas de critique tique radicale des usages, des pensées, ni des manières d’être chez lui :

« Quand ils vont parle monde, qu’ils ne cherchent pas de querelles, qu’ils évitent les disputes de mots, qu’ils ne jugent pas les ’ autres... » (saint François d’Assise, Seconde Règle des frères mineurs, III)

Nous sommes à Plavilla, communauté de l’Agneau, il est 11 heures du soir. En entrant, le frère a dit « Paix à cette maison » comme la Règle le lui commande (Ibid.). Deux frères nous attendaient, l’un d’entre eux a pris mon bagage. Cette sollicitude m’a déplu. Ma besace, je la porte ! Me voici dans la chambre de l’évêque pour la nuit, une belle chambre très simple comme il convient à un couvent. Mais le lit est trop dur pour un évêque ! Pourquoi y avoir ajouté une planche ? Le lendemain, j’y ai trouvé un crapaud, je l’ai remis dehors.

Au moment du dîner, bénédicité et prière m’ont mis mal à l’aise. Je me fais l’effet d’un provocateur. Je l’ai dit aux frères. « Sois toi-même, te rencontrer nous intéresse dans cette mesure, s’il y a quelque chose qui ne va pas, on te le dira. » Je suis là sans peur ni inquiétude, détaché, indifférent, content de moi, c’est bien. Être moi-même, je ne sais même pas pourquoi je suis là !

Vendredi 21 juin.

Je me lève vers 9 heures, scandaleusement tard. Je prends le petit déjeuner. Je ne connais personne, mais tout le monde me connaît ! Je visite le couvent. Sur une hauteur derrière les bâtiments principaux, frères et soeurs construisent des cabanes, parfois plus loin dans la forêt, comme François le fit au début de sa vie de pauvreté. Des baraques toutes simples en sapin mal écharde, comme on en utilise sur les chantiers. Tout cela conforme à la tradition franciscaine de l’ermitage. La communauté de l’Agneau, c’est le rêve de saint Dominique. En 1219, le fondateur de l’ordre des prêcheurs rencontra saint François. Dominique aurait proposé au poverello la fusion de deux ordres. François a refusé. Mais à en croire les Fioretti de.saint François (n°73), c’est à cette occasion que Dominique de Guzman, impressionné par le genre de vie franciscain, destina les Prêcheurs à la « sainte pauvreté évangélique ». Sept cent soixante-dix ans plus tard, la communauté de l’Agneau naît du souvenir de cette rencontre. Franciscains et Dominicains y vivent ensemble dans la pauvreté près de Fangeaux, là où saint Dominique fut curé dix ans avant de fonder l’ordre des Prêcheurs. Un frère bricoleur s’affaire sur un groupe électrogène. Nous bavardons. Je vais prendre quelques notes. Il est midi, c’est l’heure de la messe exceptionnellement tardive du fait de notre arrivée. Je n’irais pas. Je me promène.

Le repas, tous les frères sont là. François, le Prieur, toubib qui a rencontré des petites soeurs, je ne sais plus où, et qui s’est dit : « Voilà ce que je veux !>,, Jean-Baptiste, prêtre suisse, connaisseur de Pascal, me disant : « Les gars de la rue, les frères de la rue, aiment beaucoup Jean-Claude, tu verras. Il m’a beaucoup aidé, il y a vingt ans lorsque j’étais en recherche, je sais ce que c’est ». Et puis il y a ce jeune qui m’a commenté des miniatures présentant les neuf façons de prier de saint Dominique « Nous les avons toutes faites, sauf celle-là », me montrant du doigt le saint se flagellant. Et puis, il y a celui qui était de service à l’office ce jour-là, s’il n’est pas le cuisinier attitré de la communauté, un Espagnol dont le nom m’échappe. Juste avant de partir, il m’a dit qu’il aimait bien mon prénom, Pierre. ;« Moi aussi », ai-je dit. Avant le repas, bénédicité, chant des psaumes et rappel des faits et gestes des saints du jour. À table je me suis fait la remarque que tous sont beaux. On ne parle pas d’amour à tout bout de champ pour ne rien dire. Je ne prétends rien, je n’insinue rien, je ne dénigre rien, je ne rabaisse rien, je ne crois pas expliquer, te pense à Platon et à Freud...

Après le dessert le prieur nous a demandé de faire le point, s’adressant à moi :

« Comment t’est venue l’idée de rencontrer Jean-Claude ? - Je ne sais pas. J’ai eu l’occasion de m’intéresser au Moyen-Âge, l’ai lu une biographie de saint François.
— Qu’attends-tu de cette expérience ?
— Comprendre, savoir ce que c’est d’être pauvre, d’être frère. »

Comment dire que je ne sais pas pourquoi je suis là ? Et puis j’ai redit, car le malentendu était de nouveau possible, que je n’étais pas en recherche. Il a encore voulu savoir si j’étais anxieux, si j’avais bien dormi. « J’ai dormi comme un loir. Je suis serein.

— le plus dur sera lorsque les gens te prendront pour un pauvre, dit Jean-Baptiste.

— Je ne me défilerai pas, sauf si un flic retors m’ennuie », ai-je dit en manière de plaisanterie. Jean-Claude n’est pas tranquille :

« II faut que j’aille dans la rue, que j’y retourne... Chaque fois j’appréhende. »

Après le repas, de nouveau, des chants qui m’ont encore mis mal à l’aise. Ai-je eu la tentation de rire, peut-être ? J’attends le frère, et lui propose de vérifier mon barda. Que je ne prenne pas trop de choses...

Petit à petit, j’ai découvert les règles qu’il me faudrait observer, C’est-à-dire la Règle. Il ne m’a rien imposé, les choses se sont faites toutes seules. Je l’ai vu hésiter à boire un café. Même un café est de trop. Fallait-il un duvet ?II était heureux de ma question, et sa réponse était non. Il fallait être tributaire des autres. Je savais qu’il nous faudrait manger dans les poubelles. Et il a pudiquement laissé entendre, qu’il nous faudrait mendier : " Et comme des pélerins et des étrangers en ce monde, servant le Seigneur dans la pauvreté et l’humilité, qu’ils aillent avec confiance demander l’aumône ; et il ne faut pas qu’ils en aient honte, car le Seigneur s’est fait pauvre pour nous en ce monde. »

Il ne fallait pas prendre d’argent : « Je défends rigoureusement à tous les frères de recevoir, en quelque manière que ce soit, des deniers ou de l’argent... »

J’accepte. Nous avons néanmoins convenu que le garderai de quoi acheter des pellicules i photo. Je pars donc avec deux cents francs en poche. À la vérité té je n’ai pas su, ni voulu, me passer de cigarettes, et j’en ai acheté un paquet tous les jours. Il a encore voulu savoir combien de jours nous resterions ensemble. Dix jours, puisque c’est ce qu’il m’avait proposé d’abord.

Nous étions déjà dans la rue, et je ne sais plus à propos de quoi, quelque chose qui t’a excédé dans mon comportement, bien qu’il ait réprimé toute colère, lu a fait dire : « Nous restons ensemble, jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, même si on s’ennuyeuse. » C’était sans compter sur mon détachement, nous ne nous engueulerons pas, je ne le veux pas.

II m’a prévenu encore qu’il lui faudrait du temps pour prier, et dire la messe puisqu’il est prêtre. Tous les jours, le l’ai donc laissé seul un moment.

Nous nous apprêtons à partir de Saint Pierre. Après s’être isolé, Jean-Claude a réglé quelques détails, son courrier, mais je I crois qu’il a dû rendre compte à la communauté. J’imagine qu’ils ont prié. Je donne mes clefs de voiture et celles de mon appartement au prieur, mais j’ai oublié de laisser ma carte bleue. C’est le moment du départ. Tous les membres de la communauté viennent nous saluer, on embrasse Jean-Claude. Effusions. On chante, c’est émouvant... Deux frères nous emmènent en voiture jusqu’à l’autoroute qui va à Toulouse. J’apprends l’histoire suivante. Pour souhaiter l’anniversaire d’une sœur et lui faire une surprise, un pédalo a été amené sur une petite mare de la communauté. Lors de ma promenade, un peu surpris, je l’avais vu. La soeur embarrassée n’a pas voulu en faire... Me voilà parti en mission, ne M’a-t-on pas souhaité bonne mission ! Mission ? Entrée de l’autoroute à Castelnaudary. Nous faisons du stop. On nous prend, un couple avec trois enfants. « À quel ordre appartenez-vous ? », demandent nos transporteurs, catholiques pratiquants, membres de la communauté des laïcs Emmanuel. Ils sont paysans, vivent durement les difficultés de leur métier. L’homme peste contre la mondialisation de l’économie et la disparition annoncée de son métier. I« Les marchés existent.>, ai-je dit, voulant laisser entendre qu’il faut se tenir face à ce qui est, tel que cela est. Décidément le monde tel qu’il est ne lui plaît pas :« Sans Dieu on sait plus quelle est la place de l’homme, on sait plus ce que l’on est, on ne sait plus si l’on est homme ou femme... » Et sa femme se retournant vers moi, en qui elle voyait un contradicteur, pensant que c’était une question grave lança : « Qu’est-ce que l’homme ? » Rien, Pensai-je, mais je ne l’ai pas dit. Ils ont peur.

Ils nous laissent à Toulouse.

III

Samedi 22 juin.

Nous nous sommes réveillés chez Michel chez qui nous avons pris le petit déjeuner. Le midi nous avons mangé au restaurant populaire, près des anciens abattoirs. Pas d’attente. Cela m’étonne. Quand à la nourriture, c’est de la grosse bouffe qui fait plaisir Saucisson à l’ail, pâtes, fromage et abricots. Si cela n’est pas suffisant, il est toujours possible d’en redemander. Puisque le restaurant est fermé le dimanche, chacun a droit à un casse-croûte, du pain et des sardines à l’huile. C’est bien. L’après-midi, nous sommes allés visiter les franciscains de Toulouse, puis les soeurs de la communauté de l’Agneau. Nous avons de nouveau passé la nuit chez Michel et Jean. Après leur avoir dit que j’avais mal dormi la nuit précédente à cause de leurs conversations, de la lumière ; de leur cuisine, ils n’ont fait aucun bruit.

Dimanche 23 juin

Treize heures trente. Nous sommes place de la Trinité. Le moment est venu de manger, il faut mendier :

« Tu t’en sens capable ? » me demande le frère.
« Oui. »

Sur le banc où nous étions assis, il a prié.

Face à nous la porte d’un immeuble est ouverte, malgré le digicode. Nous entrons, montons au dernier étage, le frère qui a une certaine expérience me dit toujours de procéder ainsi. À l’avant-dernier étage, deux jeunes femmes, des soeurs, nous ouvrent :

« Nous sommes dans la rue, pouvez-vous nous donner à manger ?
— Entrez. »

La plus vieille, étudiante, partage l’appartement où l’on est avec deux autres colocataires étudiantes comme elle. Elle nous propose de partager le couscous familial avec ses parents qui ne vont pas tarder à arriver. Ce que nous acceptons. Depuis deux jours que nous traînons place de la Trinité, elles nous ont repérés, ce sont des membres d’un ordre mendiant, se sont-elles dit. En attendant le reste de la famille, nous prenons l’apéritif. C’est-à-dire de l’eau pour Jean-Claude, que l’imite. Les parents arrivent avec leurs deux autres enfants, un garçon et une fille, ce sont des catholiques ayant des responsabilités dans le diocèse de Saint-Gaudens. Nous nous installons dans la cuisine et déjeunons d’un bon couscous. Je suis assis face à une affiche jaunie de la CNT, que des générations successives d’étudiants ont laissée au mur, elle dit :

« Pour une biture démocratique nationalisons Ricard ». « Voilà qui est subversif », dis-je, revenant sur la conversation lors de laquelle on nie demandait pourquoi je faisais ce reportage, « parce que c’est subversif ».

l’affiche est en définitive décevante, parce que provocatrice, grossièrement provocatrice, mais lucide si l’on imagine que le PC et les gauchistes en sont la cible, habile aussi, puisqu’elle affirme le caractère festif de l’anarchie.

L’anarchie, comment aurais-je pu penser croiser cette connaissance perdue de vue, au prétexte de saint François, sinon parce qu’on ne trouve que ce que l’on cherche ? De cela aussi le frère était curieux, me demandant pourquoi je n’étais plus anarchiste. Que répondre, sinon que « Ni Dieu, ni maître » est la maxime de celui Qui est esclave de son maître et de son Dieu ?

Saint François subversif ? Le frère n’avait jamais pensé à cela, mais ça l’intriguait. Julien Green, ou le rédacteur de la couverture de son livre, en a lu la prophétie sur un mur : « En 1982, à Bâle, cette inscription en noir sur un mur : Vive François d’Assise, patron des anarchistes... » Et dans le style qui convient, allant à l’essentiel, la suite dit « ... parce que Dieu, c’est le contraire de notre ordre, quand l’aventure humaine devient, enfin, une histoire d’amour. » Me voilà en train d’expliquer ce qu’est la CNT, syndicat anarcho-syndicaliste fondé par des réfugiés espagnols après la guerre. Ce qui crée une étrange connivence avec la mère qui me dit être d’une famille communiste. Comme si nous existions tous deux dans une sorte de différence. Son père était un cégétiste pur et dur, mais elle avait une amie de la JOC, ce qui avait le don de mettre son père en colère... Aujourd’hui elle est croyante, peut-être à cause de son amie d’enfance, je ne sais pas, elle n’aura pas le temps de m’en dire plus. Elle m’explique tout cela, en aparté comme si j’étais le seul à bien pouvoir comprendre, en marchant dans la rue.

C’est aujourd’hui la cérémonie d’accueil du co-adjuteur de Toulouse. Nous y allons, Jean-Claude y tient. A la cathédrale Saint-Étienne, il a trouvé une aube pour concélébrer la messe, I il est au milieu de tous les prêtres du diocèse, dans le choeur, près des stalles. Il est voûté, à part, son humilité dût-elle en souffrir, il m’a semblé vrai, plus vrai que les autres prêtres.

Pendant l’Eucharistie je me surprends, à réciter in petto, et malgré moi, ces paroles que je connais par coeur, et que je trouve belles : « Il prit le pain et rendit grâce, il le rompit et leur donna en disant : "Ceci est mon corps, qui va être livré pour vous ; faites ceci en mémoire de moi". » (Matthieu, 26, 26) Lorsque le célébrant a demandé de se donner la paix du Christ, je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir une absurdité. Des gens que le ne connais pas, qu’assurément je n’aimerais pas, et qui ne m’aimeraient pas , se sont tournés vers moi pour me serrer la main. Comment imaginer que cela puisse être vrai, autrement que dans la fugacité d’une poignée de mains, et immédiatement faux, donc totalement faux. Comme si ceux qui vivent réellement dans la paix du Christ avaient besoin de ça... Il est d’ailleurs :« Je vous laisse la , paix, je vous donne la paix, je ne vous la donne pas comme le monde la donne »(Jean, 14, 27). Pourquoi omettre la dernière partie de la parole ? Il est encore écrit : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; te ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Matthieu, 10, 34). ’ À la fin de la cérémonie, nous partons prendre un verre au pot en l’honneur du futur évêque, le i frère ne semble pas à l’aise. Nous filons en contrebandier pour la rue. Dix-huit heures, il est temps de faire les poubelles pour manger. J’avise deux beaux pains qui traînent dans un carton, les prends pour tâter s’ils ne sont pas trop durs. Ils ne le I sont pas. Jean-Claude ne les a pas vus, ou il n’y a pas cru, il me , dit : « Bien vu, mon frère. » Je n’ai pas de dégoût à manger I ! ce qui traîne dans les poubelles, pour autant que ce soit propre et mangeable. Nécessité fait loi, mais comme je ne suis pas vraiment dans la nécessité (je n’ai pas faim et je me refuse à avoir faim), le me fais l’effet d’un tricheur. Plus loin, c’est dans la poubelle d’un pâtissier que nous trouvons des meringues au chocolat impeccables, trop cuites, mais mangeables. Ce sera notre viatique pour plusieurs jours. Où dormir ? Il serait trop simple de retourner chez Michel, je refuse. Le frère est d’accord. Depuis deux jours nous sommes dans la rue, niais nous dormons sous un toit, nous ne nous abandonnons pas. Je guette avec impatience le moment où je tomberai, où n’en pouvant plus de fatigue, de galère, de faim, de crasse, de ne pas chier comme j’ai envie, je tomberai sur un trottoir, me foutant du quart comme du reste et des gens biens. Cela n’arrivera pas. Nous bougeons, retournons dans le centre ville, certains de rencontrer des gars qui finiront bien par nous emmener dormir quelque part, ce qui ne manque pas d’arriver.

Nono est une connaissance de Jean-Claude. Le jour de la fête de la musique, on lui a tout volé, il n’a plus de change, ni de duvet. Depuis, il dort sans rien, à même le carrelage de l’entrée d’une vieille maison du centre avec son pote Doumé :« C’est la galère » explique-t-il en retirant une espadrille. Il se tripote le pied, arrache un pansement et découvre, entre ses orteils, une profonde plaie blanchâtre. « Tout ça à cause des cons qui balancent des bouteilles, je suis allé me faire recoudre hier, j’ai sept points de suture. » Il a encore une luxation du genou et les yeux vitreux. Nous dormirons avec eux, dans l’escalier de l’immeuble donnant sur la cour. Nono a fait l’article « On n’est pas dérangé, il y a juste la coiffeuse qui arrive vers neuf heures, mais elle est sympa, il y a de l’eau dans la cour. » Reste que le frère et moi n’avons rien pu dormir, il ne fait pas chaud. Il nous faudra mendier une couverture. Quelques coups de sonnettes, des appels à des interphones, et puis cette porte ouverte parce que la serrure a été changée et que tous les occupants n’ont pas encore leur nouveau trousseau, « Les clefs sont à prendre au rez-de-chaussée chez untel » explique une affichette. Nous entrons, montons, au dernier étage une jeune fille à l’accent anglais nous ouvre. « Pouvez-vous nous prêter une couverture pour la nuit ? » demande Jean-Claude. L’ami de la jeune fille arrive, hésite un peu, et nous propose un duvet. « -Si je ne suis pas là, vous n’aurez qu’à rendre le duvet au voisin du rez-de-chaussée », dit-il

« — (Elle) : Qu’est-ce que vous faites dehors ? — Bonne question », dit Jean. Claude, qui explique qu’il est franciscain, qu’il vit parfois avec les sans-abris, et dit de moi que je suis journaliste. Nous partons, heureux du duvet et de l’accueil. En sortant, je tire machinalement la porte d’entrée de l’immeuble. Ceux qui n’ont pas leurs clefs ne pourront pas rentrer, et puis nous ne savons pas à qui rapporter le duvet. Je sonne là où apparaît un nom anglo-saxon. Au bout d’un moment, la fille arrive, je lui explique pourquoi j’ai sonné une seconde fois. Elle dit : « Vous êtes des gens bien ». Il nous faut des cartons, indispensable, si nous ne voulons pas dormir sur le sol dur et froid. C’est Jean-Claude qui a vu un grand morceau de vieille moquette que son propriétaire a changée, il avait bien raison. Nous la découpons pour mieux la transporter.

Installés sur les marches d’une boutique, nous attendons Nono pour investir les lieux où nous allons dormir. Le frère me laisse, il part chercher des cartons, il a décidé de donner la moquette à Doumé et Nono qui n’ont rien pour se coucher. Je suis seul assis par terre, des passants me regardent vaguement sans trop insister. Je ne baisse pas le regard. Le conducteur d’une voiture de police me dévisage, je ne baisse pas le regard, les flics passent sans s’arrêter. Jean-Claude revient avec des cartons, puis Nono arrive. Le code pour entrer dans la maison, c’est : j’escalade la grille et j’appuie sur le bouton. Nous installons nos sacs là où nous dormirons, puis nous rejoignons Nono et Doumé, qui est arrivé entre-temps. Je leur offre un peu de meringue, des cigarettes et le frère la moquette. Je ne l’aurais pas fait. Ils dorment à même le sol, mais ils n’ont rien d’autre à foutre de la journée que de trouver des cartons... Je ne suis pas frère, moi ! Nous discutons de tout et de rien. Doumé est à moitié corse par son père et tibétain par sa mère. C’est un géant moustachu, taillé dans la masse et qui semble solide comme un roc (quelques jours plus tard, Jean-Claude entendra dire qu’il a été hospitalisé). Il est noble parce que sa marraine — « Des bijoux Murat, tu connais ? » — lui a acheté un titre dont il n’a rien à faire. Du coup, son nom est compliqué, un vrai nom à coucher dehors, il le donne en entier aux flics qui l’embarquent, pour les emmerder. À son oreille gauche la grosse boucle d’oreille en or des Compagnons du Tour de France, il est ébéniste. « Mon autre boucle en émeraude, je l’ai laissée à ma fille, je ne veux pas la perdre. » Nono est lui aussi compagnon, jardinier, il a travaillé à Versailles et ailleurs, il a été homme à tout faire au cirque Pinder. L’an dernier, il habitait encore dans un petit duplex. Ils font tourner une bouteille de rouge, j’en bois par correction et, pour leur faire plaisir, mais je n’aime pas le vin. Ils sont heureux et saouls. Chaque fois que quelqu’un entre dans l’immeuble, Doumé s’empresse d’aller ouvrir la porte par gentillesse. Il habite normalement au quatrième dans une chambre qui appartient au notaire (Qui est le notaire ? Lui prête-t-il la chambre ?), mais il fait trop chaud, tu parles ! Alors ils dorment tous les deux au pied de son escalier devant les poubelles, que l’éboueur, un Africain, ne peut pas prendre le matin à cause d’eux. C’est le moment de dormir, nous nous roulons dans le duvet au pied de l’escalier de l’immeuble. Je dors mal, je me surprends à’ rêver, j’ai mal partout. Je nie réveille plusieurs fois quand des gens rentrent chez eux. L’un d’eux, étonné de nous voir, puisque la minuterie ne fonctionne pas, me fout sa lampe de i poche dans la gueule. Un autre rentre avec une fille, à moins que ce ne soit la fille qui rentre avec un mec, ils parlent et montent. L’un des deux repartira seul. D’autres ne nous voient même pas. En pleine nuit Nono se lève et va uriner dans la cour, il pète et lance à tue-tête : « Quand on pisse et qu’on pète ` c’est qu’on est heureux ! » Je demande aux bien lotis, aux bien pensants, à tous les confortables, aux satisfaits, de faire, , par la pensée, cette expérience profondément humaine : s’imaginer en train de chier dans la rue dans un petit coin !

« Qu’appelles-tu mauvais ? Celui qui veut toujours taire honte. Que trouves-tu de plus humain ? Épargner la honte à quelqu’un. Quelle est la marque de la liberté réalisée ? Ne plus rougir de soi. »
– Nietzsche, Gai savoir, § 273, 274, 275

Au réveil, je suis courbaturé, j’ai aussi mal dormi que je suis mal réveillé. Je me sens sale.

IV

Amour.

Un autre jour nous avons croisé Gigi, nous lui avons serré la main. Gigi est borgne, il n’a pas de bandeau, son orbite béante suinte. Comment le regarder quand il me parle, mon attention est, malgré moi, attirée par le trou béant de son oeil manquant ? II est sale comme un pou, ses ongles sont très longs et noirs. Ses vêtements ’ il porte un anorak en plein été, couverts d’une épaisse couche de crasse grasse... Il refuse de se laver. Défis, suprême orgueil, abandon, provocation ? Nous lui avons serré la main, ce n’est ’ qu’un mauvais moment à passer, il faut prendre sur soi, voilà tout D’ailleurs cela ne me coûte pas, mon acte n’est pas à la mesure de mon orgueil. Je suis capable de supporter bien pire par amour de moi.

Mais vivre dix ans dans la rue, comme le frère l’a fait, témoigne en faveur d’une autre vérité. Dix ans à vivre volontairement une vie de saleté, de froid, de faim et de précarité, avec des compagnons tels Gigi, il faut aimer... Aimer ?

L’exemplaire baiser de saint François au lépreux est encore plus démonstratif de vérité, il ne suffit pas de vaincre son dégoût, il faut en prendre le risque. Il faut aimer...

Et le Christ : « Il n’est pas de plus grand amour que de donner i sa vie pour ses amis »(Jean, 15, 13). II faut aimer encore beaucoup plus... L’efficacité de l’amour prouve l’amour. Quand je lui ai demandé pourquoi le monde ne vivait pas la vérité de l’amour, le frère m’a répondu en citant saint Jean (14, 22) :

« Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure ».

Il a ajouté :« Le Christ ne peut se manifester qu’à celui qui aime. L’amour ne peut pas s’imposer. »

Aimer ? Voilà ce que je ne comprends pas, et ce qu’il faudrait comprendre.

« Qui êtes-vous ? », demanda Gigi à Jean-Claude

« — Je suis un frère franciscain.
— Vous êtes prêtre ?
— Oui.
— Vous êtes prêtre et vous vivez dans la rue ?
— Oui.
— Je ne comprends pas ! », a-t-il dit en détournant pudiquement la tète.

Gigi, lui non plus ne comprenait pas, ou peut-être comprenait-’ trop bien... Cette réponse sans animosité, refus élégant, a dû faire mal au frère.

L’amour donc, le frère a continué : « Lorsque Roger-Régis me prend le bras je le crois capable d’une bonté enfouie. » Roger-Régis, celui-là, nous l’avons trouvé place du Capitole. Compagnon de boisson de Gigi, à bout de peine, de souffrance et de désespoir, ivre d’alcool, délaissant pour un moment sa violence et son agressivité, Roger-Régis s’est livré : « Le malheur du monde, c’est à cause de l’argent, de l’orgueil. Monsieur, n’ayez pas peur. À chaque pas qu’il fait vers lui, Jean-Claude recule. « Non, Monsieur, je ne suis pas un con, je ne suis pas fou. Monsieur mon problème c’est que je suis seul dans la vie. Je bois. Moi, Monsieur, je ne suis pas à la rue. J’ai un petit appartement, tout à l’heure je vais prendre mon car. N’ayez pas peur mon fils, mon père. Vous êtes quelqu’un de bien. N’ayez pas peur les enfants », il attrape le frère par le bras. « Le problème de toute cette société c’est l’argent. », Il pleure. « Je suis le Christ. Je ne vais pas vous emmerder les enfants. Mon problème, c’est la solitude. Ma mère est morte il y a onze ans, depuis je suis seul. Monsieur, écoutez-moi, ma mère était une mère possessive. Dans ma vie, j’ai connu quatre femmes, d’autres en ont eu plus. Ma mère a mis la brouille avec ma première femme, avec la deuxième, avec la troisième, avec la quatrième. » Le frère a poursuivi, m’expliquant ce qu’il en était de l’amour : « En étudiant saint Augustin, j’ai passé des jours bienheureux. Augustin s’est confronté au problème du mal. Pour lui, le bien avait une consistance que n’a pas le mal. Si je fais quelque chose de bon je suis de plain-pied avec le Bien, c’est une jouissance éternelle. »

Mais je ne suis toujours pas certain d’avoir compris.

Quand le frère dit qu’il a rencontré de la tendresse dans la rue, t’ai vu qu’il disait vrai. Et le mal aussi, qui est refus de l’amour. Quand un pauvre type embrasse tout le monde, les vendeuses ont peur, et le moindre touriste allemand aussi. Qu’est-ce qu’il peut bien penser celui-là ? Quelle peur le travaille au ventre ? L’Autre veut simplement qu’on l’aime un peu, comme il aime sa femme et ses gamines perdues. J’imagine. Que peuvent bien comprendre à l’amitié de Michel et de Jean la première assistante sociale et le premier psychiatre venus, zélés fonctionnaires du contrôle social ?

Qui des travailleurs serviles peut accepter la joie éthylique de Nono et Doumé sans les haïr ? Qui en paierait le prix à moins de n’être forcé ?« Pour une biture démocratique nationalisons Ricard. » Qui peut comprendre Gigi, qui refuse qu’on l’aime, disciple héroïque de Diogène, parce qu’il en crèvera, et qui se complet dans sa crasse accusatrice ? Le frère, qui doit lui en vouloir, dans un tréfonds caché de son âme, de ne pas accepter son amour, pour l’amour de Dieu ? Gigi veut-il boire le calice jusqu’à la lie ? Qui le lui pardonnera ? Qui ne fait des vagabonds des victimes émissaires, à commencer par eux-mêmes ? L’amour personne ne veut en entendre parler, sinon dans la forme que chacun élit. Le sexe, la spiritualité, la relation amoureuse, ou autre, c’est selon. Chacun a de bonnes ou de mauvaises raisons.

Quand le frère ne veut pas parler, tout en en parlant, de Michel et de Paul ses frères qui l’ont laissé tomber, lui et son idéal de vie, peut-être aussi ce qu’il aime le plus, Dieu, pour des femmes. Cela est amour. L’amour de Dieu pour l’amour d’une femme, et encore l’amour de ses frères pour l’amour d’une femme.

Quand le frère esquisse une colère parce que le hasard (ou la Providence ?) lui a mis un préservatif entre les mains, est-il à la hauteur de l’amour ? Pourquoi choisir et dire :« cet amour-là est bon, celui-là est mauvais » ? C’est le destin de l’amour d’être changeant. En amour tout se mélange un peu. Ou beaucoup. Sexualité, amour de l’humanité, amour propre, amour propre, amour familial, amour des idées, amour de Dieu, c’est tout un.

V

J’ai plus erré à écrire cette histoire qu’à battre le pavé toulousain. Des vieilles pensées se sont mises en travers de mon chemin. Dieu, l’amour, l’anarchie (amour et anarchie, une chanson de Ferré ?), j’ai lu saint François, les Évangiles. Et Nietzsche en contrepoint. L’accord est difficile. J’ai relu des livres que j’avais ingurgités des années avant. Étienne Gilson, croyant montrer que l’athéisme est difficile, dans un livre, L’Athéisme difficile, qui tourne autour de Nietzsche, mais qui ne parle pas de L’Antéchrist, et qui ne comprend pas pourquoi on peut être athée. Par amour de la vérité, bien sûr !« ...Le service de la vérité est le plus dur des services. », dit Nietzsche. J’ai parcouru Freud, un peu Platon, François Dolto, Ernst Bloch, Gide, René Girard. Celui-ci m’a convaincu en partie ; le rejet du texte évangélique est condamnation des victimes innocentes. (Quant à croire que toute culture se fonde sur le refus de la révélation victimaire... Pourquoi m’obliger à choisir entre Athènes et Jérusalem ?)

Dolto m’a séduit si la promesse du Christ est libération du désir. Freud me plaît par sa théorie de la libido et de la sublimation. Mais Dolto, Freud, et Girard ne vont pas ensemble. J’ai découvert saint François. Débauché d’abord, guerrier aussi, saint pour finir (voir Julien Green, Frère François).

J’ai fait tout cela dans le plus grand désordre, puisant là, prenant ici, au gré de mes souvenirs et mes besoins. Je me suis remémoré de mauvais souvenirs qui n’appartiennent qu’à moi. Je me suis rappelé que, petit, je croyais I en Dieu, j’aimais Dieu, j’avais besoin de Dieu le Père. Puis j’ai I laissé tomber pour une autre formule mule : « Ni Dieu, ni Maître. » Les paroles de l’Eucharistie m’ont ’ paru belles, et il y avait longtemps que je ne les avais pas entendues !

J’ai éprouvé de nouveau d’anciens sentiments. Quand la révolte se fait entendre contre la bêtise, la suffisance et le rejet des innocents. J’aimerais croire que la promesse libertaire est celle d’un amour enfin libre, par-delà l’obstacle du mal. Dans la rue je n’ai pas pu m’empêcher de trouver de la force (à la condition d’abandonner toute pitié) et de la faiblesse aussi. De l’amitié encore.

Et je commence à comprendre, grâce à Nietzsche, malgré les surcharges de la tradition, que l’amour du Christ est épanchement qui lève tout obstacle, manière d’être, constance, et force : « Que veut dire "bonne nouvelle" ? La vraie vie, la vie éternelle est trouvée, - on ne la promet pas, elle est là, elle est en vous : en tant que vie dans l’amour sans réticence exclusive, sans distance (...) "Le royaume de Dieu est en vous". » (Nietzsche, L’Antéchrist, §29)

Et encore :« Il a réglé le compte de toute la doctrine judaïque de la pénitence et de la réconciliation ; il connaît que c’est uniquement la pratique de la vie qui permet de se sentir divin, bienheureux, évangélique, à chaque instant enfant de Dieu. Ni la pénitence, ni la prière pour la rémission ne sont des chemins jusqu’à Dieu : la pratique évangélique seule mène à Dieu ; elle, justement, est Dieu ! » (Idem)