Vacarme 37 / cahier

papillons vies d’enfants / 3

par

John Aubrey inventa ses Vies brèves vers 1680 ; Marcel Schwob à son tour, en 1896, publia de parfaites Vies imaginaires. Les Vies que voilà, modestes, partent de tableaux ; mais il ne s’agit pas de tant de peinture : d’enfants.

à June Leaf

Filles de Gainsborough, vers 1756 et 1760

Un jour elles ont quatre et six ans, chassent un papillon blanc. Une autre fois tiennent dans leurs bras un chat, laid, qui s’en échappe. L’aînée, alerte, en jaune, a le menton pointu, on l’appelle Captain. La cadette Molly, en gris, a des joues, un reste de moue. Devant un péril hésite à peine, pourvu que sa sœur l’accompagne. Car elles sont bien sœurs, proches rien qu’à voir comment elles courent, se serrent. Des robes convenables, un tablier peut s’envoler. Roses, tout à leur jeu. Leur père, elles le regardent, à peine inquiètes, solidaires. Ce sur fond d’arbres et de nuées.

D’Ipswich, ils gagnent Bath. L’artiste se consacre aux portraits qui feront sa fortune et finiront par le lasser. Sa femme, il la peint longtemps à chaque anniversaire de leur mariage. Lui-même joue, amateur d’instruments. À sa seconde fille on doit de savoir que chaque jour, le dimanche excepté, il travaille debout, depuis les onze heures, et jusqu’à épuisement.

Il y a cet autre portrait d’elles où elles paraissent si proches en âge, l’aînée essaye à la cadette une coiffure, elles se ressemblent, unies par un même sentiment... Plus tard leur père les peint encore, elles y perdent leur grâce et le tableau reste manqué, mièvre, mou. C’est aussi qu’il existe des moments bénis, dans une vie — celle du peintre, celle des modèles —, où tout sourit. Ces moments passent. Chez Gainsborough il en viendra bien d’autres, mais pour ses filles ? Elles avaient arrangé toutes deux un bout de jardin pour elles, une fontaine, chacune ses plantations, un banc où se tenir, et bavarder, échafauder un avenir différent pour chacune, mais qui les garde réunies. Fallait-il qu’elles soient sûres de leur entente ? Elles pouvaient.

Margaret et Mary grandissent. N’épousent pas deux frères, pour n’être pas séparées ; amoureuses du même homme, hautboïste dans l’orchestre de la Reine. L’aînée l’épouse, union qui ne dure pas. Sa sœur veille sur elle, devenue folle. Non dépourvues, elles poursuivent en banlieue de Londres une existence d’originales solitaires. Meurent.

Leur fin ne pèse pas sur les trois tableaux. En ces jours elles ne se laissaient voir qu’ensemble, hardies. On leur eût promis une pelouse, des ciels bas, pas trop de sagesse, de drames non plus, l’espoir d’enfants aventureux comme elles. Pour elles leur père, inconstant, policé, renonce à ses poupées : les représente, elles, leur caractère, abandon. En d’autres temps elles seraient allées du conte au roman. Les voilà petites personnes, déterminées.

Émilie Charton, 1781, par Adolf Ulrich Wertmüller

La fillette aux fourrures : tout lui est facile, tout lui sera donné. Elle qui aura la chance de voyager, n’est pas seulement une enfant choyée, mais vive, radieuse, mérite les grâces qui lui sont accordées.

À six ans elle porte un costume déclinant celui d’une adulte, pour la coupe, l’étoffe, le détail, jusqu’au manchon d’ocelot, à la poudre. Lévite, linge, fourrure, le raffinement de l’ensemble dit l’aisance des parents, un goût pour les modes, confort. Mais à la petite on ne voit aucun excès d’orgueil, aucun de modestie. L’originalité de la toilette ne ferait que redoubler celle de qui la porte ?

La couleur n’est pas commune, à cet âge : un ton instable, chocolat, aux reflets mauves, orangés, qui se retrouve dans le ruban ceignant les cheveux drus, bordé d’ivoire comme le col tuyauté, la ceinture drapée large. Étonne aussi ce visage du XVIIe siècle, l’œil rond, le front haut, les joues roses, une mine sereine, de souveraine enfant, quand le vêtement, la coiffure, eux, datent vraiment de leur temps, la fin du XVIIIe. Aussi, le modèle ne se détache pas franchement d’un fond atmosphérique, toutes nuances assourdies de brun, bronze, terre de Sienne, cuivre, noir. Ce qui l’environne : un univers familier, indécidable, qu’il soit intérieur ou forestier.

Rien ne pourra l’atteindre, jamais. C’est ce qui se lit sur ces traits, à tort ou à raison. Et ce n’est pas affaire de richesse, privilèges. Son caractère la porte à considérer le monde avec curiosité mais amusée, retenue — mesure.

Émilie Charton a, déjà, du charme, du piquant, et quelque chose de si profondément tranquille, c’en est déconcertant. Le portrait ne sent pas la commande ; la pose, animée par ce que sa mise évoque de lointain, un Orient qui confondrait l’Asie, l’Afrique, la Russie, l’Arabie, est pourtant naturelle. Elle allie un air d’Ancien Régime à une modernité, dans une allure dégagée qui n’est pas désinvolte, impertinente pas plus. Sans doute elle eût enchanté Liotard.

Elle a conquis celui qui la peint, un jeune Suédois de trente ans, retour de Rome, devenu, à Lyon, le protégé de ses parents, Thomas, trésorier amateur d’art, et Anne-Marie Charton. Wertmüller fera le portrait de sa mère, de son frère, de son père, ceux des grands-parents maternels, d’un oncle. Plus tard, à la demande du roi de Suède, celui de Marie-Antoinette à Trianon, ses enfants autour d’elle. Celui d’un petit garçon. Celui de Madame Royale. Aucun n’est réussi comme celui d’Émilie, ce sont les effigies de personne. Preuve qu’il fallait, mieux que le talent de l’artiste, celui, manifeste, de celle qu’il figure, et sa présence fraîche.

Si jeune, elle montre déjà cette personnalité qui pourtant ne fait que s’esquisser. Une confiance qui n’est pas spécialement en elle-même, ni dans l’ordre qu’elle connaît : confiance dans le monde tel qu’il va, qui lui apportera quoi ? Quoi qu’il apporte, elle se montre prête à l’accueillir ou s’en accommoder, sans pour autant se trahir. Intègre — pourquoi ces mots seraient-ils réservés aux adultes, pourquoi exclus pour certains enfants singuliers ? Elle qui ne sourit qu’à peine joue, jouera encore, son intelligence ne fait pas d’elle un prodige ou phénomène. Mais dès à présent elle donne un aperçu de ce qu’elle sera, un jour. Future Madame Roland ? Les femmes sont destinées à rendre les hommes meilleurs et plus heureux. En attendant, elle porte extraordinairement ce qui aurait pu être un travestissement, caprice ; le ridicule lui est épargné, comme le trop d’élégance, l’afféterie.

Ses lettres sont remarquables. Au peintre ami de la famille elle écrira dans ses exils, mais elle, qu’est-il advenu d’elle, qu’aura-t-elle écrit d’autre, et vécu ? Aujourd’hui elle se trouve à Nancy, derrière les grilles d’or, mais entre-temps ? On ne connaît qu’en partie ce qui s’est passé — l’histoire.

Ronald Ferguson, vers 1789-1790, par Sir Henry Raeburn

Il naît un an et trois mois après son frère. Cadet, il devra faire carrière. N’est pas si beau ni si gracieux, ne brille pas autant que l’aîné, pourtant ils sont passés entre les mains du même précepteur. Mais si l’héritier chasse, se rend aux invitations, si son mariage est un sujet, le second demeure en retrait. On l’ignore. Il se laisse bien peu connaître.

L’un et l’autre sont archers. L’aîné ganté : sa flèche atteint son but. Ce qu’il pense de son cadet, rien peut-être, ou peu de choses, il ne le gêne pas, ils ont été tôt différents, toujours, peu lui importe qu’on en fasse un officier, un pasteur, un homme de loi... Au jour il ajuste son tir, l’attitude à la fois héroïque et civilisée. Profil aristocrate, le geste précis, une correction suave. Au second plan son frère, comme passif. Plus neutre, dans des tons de brun gris plus rudes que les tilleul et saule de l’aîné, un chapeau similaire, sombre, à grands bords, mais qui n’est pas là pour mettre en valeur, une aile relevée, le gris de la chevelure apprêtée : enfoncé droit sur des boucles aux épaules, leur flamboiement mal éteint convient au visage ovale, au teint fleuri, aux yeux interrogateurs. Car s’il se tait, cet enfant-là qui n’en est plus un sait regarder, posément, dévisage le peintre.

Il ne craint rien ni n’a rien à perdre. Sait qu’il devra faire son chemin sans se fier à ceux qu’il croise, a-t-il jamais été naïf ? Il attend son heure avec patience certains jours, certains jours non. Ne rêve à rien. Attend. Il en sait tout autant que son frère, cela lui sera plus utile, ou autrement, car lui ne pourra pas se reposer sur l’intendant, il devra sa fortune à lui seul. Avant, voir le monde ou du moins du pays, il songe à partir, embarquer — mais pour quoi ?

Quelque chose est arrivé, cela se voit à se figure (celle de l’autre porcelaine), le sang marque ses pommettes, il a, à peine perceptibles, sous les yeux des cernes violettes. Son maintien, peu rigide, ne trahit rien. Quelqu’un sait-il qu’ils ont tous deux exactement la même taille ?

La musique, il l’aime autant, en parle peu. Danse en revanche bien plus mal, c’est qu’il lui manque d’en avoir envie. Le matin il monte très tôt, rentre alors qu’on se lève, ne raconte rien.

Le regard suspendu, dans une brume qui se lève, près d’un arbre qu’il a toujours connu, celui-ci reste indéchiffrable.