Vacarme 37 / cahier

écriture et points d’arrêt / 6

Arrogance de l’anticipation

par

Il en va d’écrire comme de voir des gens : parfois, la réunion est pesante. De loin, avant le passage à l’acte, les deux aventures s’annoncent comme ardentes et architectoniques. D’un côté comme de l’autre, saisir et ? embrasser iront de pair avec comprendre, établir. Union du compas et de la sympathie... De loin, les proportions mentent, trahissent — la promesse forme des métastases. La perspective d’écrire, celle de fraterniser, sillonnent votre imagination ainsi que l’Eden se propose aux personnages de Boccace. « S’étant fait ouvrir un jardin entouré de murs qui jouxtait le palais, ils y pénétrèrent. La vue d’ensemble leur parut si merveilleusement belle qu’ils se mirent à en examiner très soigneusement tous les recoins. Ce jardin était entouré et parcouru d’un bout à l’autre en maints endroits par des allées très larges, droites comme des flèches et couvertes de treilles (...). Elles étaient en fleur et exhalaient une odeur qui, se mélangeant au parfum de tant d’autres choses odorant ça et là, leur donnait l’illusion d’être perdus au milieu de toutes les plantes aromatiques que l’Orient eût jamais produites. Ces allées étaient comme closes de haies de roses blanches et rouges et de jasmins qui permettaient de se promener partout à l’abri des rayons du soleil, sous une ombre agréable et parfumée. Il serait trop long de décrire toutes les espèces plantées dans ces lieux, leur nombre et leur disposition, mais toutes les plus belles susceptibles de s’acclimater en ces endroits, y étaient très largement représentées (...). Il y avait au milieu de ce jardin une pelouse qui non seulement ne déparait pas mais accentuait la beauté de l’ensemble, d’une couleur si verte qu’elle en paraissait noire, diaprée de mille variétés de fleurs peut-être, et entourée de cèdres et d’orangers très verts et très luxuriants qui portaient tout à la fois leurs anciens et leurs nouveaux fruits et des fleurs encore, flattant ainsi non seulement la vue par l’ombre plaisante qu’ils dispensaient mais l’odorat aussi par l’agréable senteur qu’ils exhalaient. Au milieu de cette pelouse se trouvait une fontaine de marbre blanc, merveilleusement sculptée, où l’eau sourdait naturellement ou artificiellement je ne sais, et se faufilant à travers une statue posée sur une colonne située en son milieu, elle jaillissait vers le ciel avec une telle abondance et une telle force qu’il n’en aurait pas fallu davantage pour faire tourner la roue d’un moulin (...). L’eau qui débordait de la fontaine quittait la pelouse par un chemin secret, mais en soulignait le contour en s’écoulant résurgente le long de très beaux petits canaux creusés artificiellement ; de là elle sillonnait presque tout le jardin dispersée en de semblables canaux, pour finir enfin par ne plus former qu’un seul ruisseau en un coin du jardin qu’elle abandonnait en cet endroit pour descendre très pure vers la plaine ... » (Étrangement, le fermé est un ouvert, comme en topologie.)

Cette vision témoigne bien du rêve confus, alambiqué en même temps que tentateur, positif, qui s’empare de vous à la perspective de la Venue, telle que vous l’anticipez, dès lors que vous avez pris la décision de partir à la rencontre. Êtres vivants et traces écrites, aussi élusifs qu’ils soient, à un moment se découvriront, vocifèreront leur ballet dans votre système nerveux. Que vous vous prépariez à écrire ou à sympathiser, les deux préparatifs de noces font surgir des silhouettes en réponse aux éructations de ce désir qui est le vôtre, et presque chaque fois le désir immédiat — ce désir « premier moteur » que nous célébrons comme la meilleure part de nous-mêmes — se révèle un nain. Il est prodigieux qu’appréhender dispose en français du double sens qui est le sien, car toute l’action, tout le comique, et l’illusion, ainsi que la déception ou l’écrasement subséquents, se lovent dans cette antinomie. En effet, le contact réel (lointaine fin, objet prétendu), quand il a lieu, est dépouillé, précautionneux, aride, sans étreintes tant il doit surmonter le spontanéisme dont la sensibilité s’est enivrée par avance. La devise du contact réel (avec le travail aussi bien qu’avec l’homme) est la légendaire modalité de la rencontre entre Stanley et Livingstone, à savoir le déni d’évidence, l’obligation de s’enquérir alors que tout confirme vos présomptions. Quand ce que vous transportiez avec vous se délite, quand veaux, vaches, cochons, armes, bagages roulent dans l’ornière, n’étant que de l’équipement — quand vous vous trouvez malhabile, sans auxiliaires : vous êtes la proie d’une rencontre. À titre d’exemple : Bouvard et Pécuchet ne se seraient pas aimés sans ce coup d’œil subreptice et prophétique qui permet à chacun de savoir que l’Autre a son nom propre inscrit dans la doublure de son chapeau. Parmi ceux qui écrivent, combien se sont trouvés, enfants, présentés à des vocables tels que « anticonstitutionnellement », et contraints sur le champ d’en mesurer la longueur plutôt que d’en déchiffrer le sens, bref ont dû surmonter la découverte de tels monstres ? Les rencontres vraies sont par nature filles de l’inertie, sporadiques, informes au point d’échapper à toute préméditation. Plus généralement, la rencontre est si souvent repoussée, si souvent un résidu adventice de notre activité vitale, que l’on doit cesser de la concevoir comme le fruit d’un vouloir, le produit d’une vaillance passée à l’acte, mais plutôt comme la réaction immunitaire de ¬notre système nerveux aux coups de boutoir qu’il reçoit du ¬dedans. La sensibilité leur fait pièce, les dévie, maintient ces ondes de choc à l’intérieur de l’enceinte. Jusqu’au moment où, impuissante à tout parer, elle est fendue d’un geste, d’une matérialisation extérieure. Les amours, les œuvres, les amitiés sont des somatisations dont nous nous sommes départies en d’autres corps que le nôtre. En écrivant, on outrepasse le solipsisme, dans l’ombre duquel se tient la vie humaine — également, on apporte la preuve qu’il existe, et on lui obéit, à la manière des courtisans compétents qui savent se soumettre sans s’humilier à l’excès.

Alors ces silhouettes (peut-être faudrait-il dire ces fantoches) entrevues au cours de la procrastination, on doit s’y arrêter, car l’anticipation est une si vaste part de la vie mentale. Elles habillent quelque chose, elles donnent de l’air, elles font gagner du temps (donc, le temps c’est de l’espace). Boccace emploie la formule « Il serait trop long de décrire », effet rhétorique auquel le conte a recours sans vergogne, d’une déconcertante efficacité cependant : il renvoie l’absence à une chair possible, il indexe la description présente sur une splendeur que le lecteur est prié, s’il le veut bien, de trouver dans son propre habitacle, et dont la gloire reviendra à cette trompeuse invite, le cas échéant. Ce tour de magie, cet escompte, est tout ce dont la vie dispose si elle veut poursuivre son effort. Dans le vaste Décaméron, livre d’agissements, de politique, livre apodictique, il y a en tout et pour tout deux moments où le drame, le flot de parole s’interrompt. Ce sont deux rêves de jardin, également puissants, également totaux, également muets. Chacun est explicitement concédé comme une parenthèse, qui a lieu d’être parce que des serviteurs surveillent le périmètre où s’ébattent les fomentateurs ; indication que Boccace ne s’arrêtait pas aux images statiques, panoramiques, donc artificielles qu’il était en son pouvoir de réaliser parfaitement. A-t-il eu recours à elles pour se donner du courage ? La vie a besoin de piétiner pour avancer, de se réduire au moyen de la coupure, car la motilité découle de la pétrification. « Ce beau, vers lequel semble monter le cortège des âmes désirantes, il ne semble certes pas qu’il structure tout dans une forme de convergence », dit Lacan. Tout d’abord parce que, certes, le beau existe ainsi que le cortège, en revanche l’ascension fait défaut, à laquelle se substitue un pas processionnel, haché, malade, menu. Le beau, dès lors qu’il ne structure pas les âmes, manque ouvertement de consistance. Pourtant... On prit la peine de se tailler une âme, on dit oui à l’impératif de l’embrassement — et cela sur le coup paraissait tellement plus qu’une commodité ! Rien n’y a fait. La convergence, à l’usage, se diffracte en mille et uns désaccords, et paraît ce faisant obéir à une déperdition qui a force de loi. Les pressentiments devinent peut-être un naufrage, mais il ne faut pas refuser de leur prêter l’oreille.