avant-propos

artistes en guerre ?

Il est aussi impossible de retrouver les souffrances et la terreur de la guerre que de vraiment se souvenir de la douleur d’une dent infectée. Moritz Thomsen, Mes deux guerres.

On comprend spontanément que l’image fasse partie de la guerre : des peintures de guerre à la tête de Gorgone figée sur le bouclier de Thésée, de la théâtralisation antique des redditions à la propagande hitlérienne, de la ruse machiavélienne à l’usage de la vidéo par les groupes terroristes, on admet que l’essentiel d’une guerre repose au moins autant sur un rapport entre des images que sur un rapport entre des forces. Et on pourrait en dire autant du réel ou de la vie en général : hors des semblances, des jeux de miroirs, des représentations, qu’est-ce que le réel ou la vie sinon une pointe, une surprise de l’instant, une résistance inattendue, un presque rien ? L’image de guerre apparaît donc ici comme la matrice de l’image documentaire en général : dans ses premiers usages, elle témoigne moins de ce qui est que de ce que l’on veut en montrer.

Ce n’est donc pas en tant que réalité ou témoignage sur le réel que l’image participe primordialement de la guerre ou de la vie, mais en tant que leurre, mensonge, piège. Non seulement une image ne constitue une arme ou une forme de vie qu’aussi loin qu’elle est capable de montrer autre chose que ce qui est, mais, à maints égards, elle ne peut prétendre à rien d’autre. Quand tout n’est plus que paraître, il n’y a plus d’images de guerres ou de batailles réelles, plus d’images de souffrances ou d’amours réelles, seulement des chromos, des clichés visant à les glorifier ou à les dénoncer à travers des représentations fantasmatiques. Ce n’est pas là une critique, mais d’abord un problème et une guerre à mener pour quiconque tente de produire une image véritable.

Cela vaut pour le photojournalisme. Exclus ou « embedded », les photoreporters de guerre ne montrent presque rien des batailles, seulement leurs dégâts, leurs ruines ou des figurations quasi abstraites (un missile traversant la nuit de Bagdad) ; à distance ou en empathie, les reporters ne montrent presque rien de la vie, sinon des signes épars ou des mises en scène, des captures obscènes ou illisibles.

Cela vaut autant pour les artistes d’aujourd’hui qui, assumant l’absence de tout surplomb possible, s’obligent tantôt à aller visiter les entours de la guerre ou ses traces en voie d’effacement (l’avant, l’après, ses arrières, ses sanctuaires) ; tantôt à aller visiter les entours de la vie ou ses signes en voie d’objectivation dans le discours. Godard à Sarajevo, Sean McAllister à Bagdad ou à Jérusalem ; Sophie Ristelhueber inventoriant les formes de cratères en Irak, de tracés en Cisjordanie, en Bosnie, y compris au travers d’un corps récem¬ment recousu ; Éric Baudelaire, reconstruisant une scène fictive de guerre à Hollywood, An-My Lê dans les opérations d’entraînement américaines ne nous offrent des images de rien d’autre : des entours, des contours, des marges, des traces de la guerre, dicibles mais invisibles ou visibles mais illisibles spontanément. Et Bruno Serralongue lorsqu’il photographie l’après-événement d’une manifestation ; Gilles Saussier, ex-photojournaliste, lorsqu’il décrit le devenir des images, dans un dialogue entre photographe et minorités menacées ; ou Taysir Batniji, lorsqu’il documente le passage de la frontière, répertorie le non-lieu (check-point à Rafah, routes obstruées, aéroports, lieux de transit), la non-action (file de bagages, passagers assoupis, bavardage) en même temps que la non-image (vacante ou noire), ne produisent peut-être rien d’autres : un art fait de coup de sonde et d’arrêt, de respect et d’étrangement.

En quelque sorte, photoreporters et artistes semblent contraints de se croiser, et peut-être de se confondre, en un étrange chiasme : les premiers cherchent l’image qui saura montrer ce qu’ils n’ont pas pu voir et tendent ainsi vers l’art (au moins au sens le plus neutre : pose, théâtralisation, montage) ; et les seconds recherchent l’image qui saura montrer ce qu’ils ne peuvent plus dire et tendent ainsi au reportage (voyages, immersions, longs travellings ou panoramiques de paysages, entretiens), étranges reportages sans information, sans message ni sens.

Dès lors, quatre problèmes se posent aux images de guerre et du réel en général. Premièrement, comment décrire en image ce que l’on ne peut immédiatement voir ? Deuxièmement, quels processus élaborer pour que l’image parvienne à tricher avec sa propre tricherie pour donner quand même à voir ce qui ne peut pas se voir ? Troisièmement, comment penser sa propre position subjective sans faire de celle-ci le seul sujet de l’image, mais en la réfléchissant et en la mettant en scène au profit même de ce que l’on cherche à donner à voir ? Quatrièmement, enfin, comment prévoir, si ce n’est prévenir, les conséquences d’une telle ouverture ? Comment introduire dans les images du réel un certain sens de leur destin, donc de leur réalité ?

Ce chantier pour essayer de pousser ces problèmes un peu plus loin ou de les déplacer. Pour essayer d’y répondre aussi. Répondre, ce n’est pas seulement refermer, c’est aussi reconnaître, et parfois aimer.

Dossier coordonné par Laure Vermeersch