Vacarme 37 / lignes

un pape à Auschwitz

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Jean-Paul II avait promis une remémoration publique et circonstanciée des torts de l’Église catholique dans ses rapports avec le judaïsme et les juifs. Mais, après quelques pas dans ce sens, le Vatican avait donné un coup de frein au mouvement qu’il avait lui-même engagé [1]. Son successeur vient de faire savoir au monde, depuis Auschwitz que, décidément, la chose n’aurait pas lieu.

En 1979, Jean-Paul II avait été le premier pape à visiter l’ancien camp d’extermination des juifs à Birkenau, mais, acclamé par 500 000 fidèles, il s’était surtout employé à christianiser le site. Un autel avait été posé sur l’ancienne « rampe » de triage. Une croix géante se dressait, portant une couronne de barbelés (la couronne d’épines du Christ) et une bannière figurant Maximilian Kolbe, le prisonnier polonais martyr (naguère le cardinal Wojtyla l’avait fait béatifier, et Jean-Paul II le canoniserait bientôt malgré les réticences de la Congrégation pour les causes des saints, gênée par le passé antisémite du candidat). Dans le discours pontifical, les événements qui s’étaient déroulés durant la guerre à Auschwitz-Birkenau, ce « Golgotha du monde contemporain », marquaient la victoire du christianisme sur le mal absolu grâce au sacrifice de deux religieux, le franciscain Maximilian Kolbe et la carmélite allemande Bénédicte de la Croix, née Edith Stein — promise, elle aussi, à la canonisation. De la signification d’Auschwitz comme lieu principal de l’assassinat des juifs d’Europe, il ne fut pas question ; et moins encore de la contribution apportée par l’Église catholique, dès le XIXe siècle, à l’essor de l’antisémitisme politique en Europe. Car l’unique objectif de Jean-Paul II était alors de mobiliser les chrétiens de Pologne derrière l’Église afin d’abattre le régime communiste.

Aussi, quand à la fin mai 2006 Benoît XVI s’est acheminé à son tour vers Auschwitz-Birkenau, a-t-on cru qu’il voulait corriger la désastreuse impression laissée vingt-sept ans plus tôt par son prédécesseur, et qu’il entendait mettre un terme définitif aux nombreux conflits sur la mémoire des lieux qui avaient sévi depuis les années quatre-vingts. Le Vatican avait fini par donner raison à ceux qui jugeaient insupportable l’installation de sœurs carmélites dans l’ancien dépôt de Zyklon B, et par obtenir le déménagement des religieuses. Son intervention discrète avait permis de reléguer la grande croix de la messe de Jean-Paul II — qui avait alimenté une interminable guérilla entre les croix et les étoiles de David — à Auschwitz I derrière le Bloc 11, lieu de mémoire du martyrologe polonais. Et surtout, en 2006, le rôle de Birkenau dans « la solution finale de la question juive en Europe » était unanimement reconnu. On a donc pensé que Benoît XVI souhaitait faire savoir au monde que l’Église se ralliait, sur ce point, au consensus général.

C’est Benoît XVI lui-même qui a tenu à clore son voyage en Pologne par une visite aux camps d’Auschwitz-Birkenau et qui en a réglé tous les détails. On peut dès lors le tenir pour responsable non seulement de ses propos, mais de leur mise en scène. Le spectacle s’est révélé, de toute évidence, trop complexe pour les médias, qui se sont bornés à en extraire une petite phrase par-ci, une image par-là. Je tenterai, au contraire, d’articuler l’image et le son afin d’en dégager la logique d’ensemble.

une petite demi-heure à Auschwitz I...

Les télés du monde entier nous ont montré un frêle vieillard, tout de blanc vêtu, passant, seul, sous l’inscription Arbeit Macht Frei à l’entrée du camp de concentration de Auschwitz I.Benoît XVI a dit avoir voulu s’y présenter comme le faisaient jadis les déportés : c’était oublier que, contrairement à lui, ils ne portaient pas un costume immaculé et de jolis souliers rouges, et qu’ils avaient très peu de chances d’en ressortir vivants. Au son des cloches, ce détenu d’opérette, suivi à distance par un essaim rouge et violet de dignitaires ecclésiastiques, marche tout droit vers le haut lieu du martyrologe polonais, le Mur des Fusillés où les résistants étaient exécutés. Il y prie en silence. Puis il entre dans la cellule 16 du Bloc de la mort où Maximilian Kolbe avait succombé à la famine. Le pontife allume une simple bougie et souligne la difficulté, pour le chrétien et le pape allemand qu’il est, d’évoquer les « crimes sans équivalent dans l’histoire » perpétrés par « le régime nazi ». Puis il prie dans la langue de l’Église.

Une délégation de trente-deux survivants s’avance alors, la tête couverte de foulards rayés blanc et bleu, couleurs de la tenue des prisonniers. Chacun des hommes ainsi costumés représente une catégorie de détenus. On ne nous a pas précisé que certains ¬d’entre eux sont des rescapés juifs de Birkenau, ni que les homosexuels, les Témoins de Jéhovah et les criminels de droit commun n’ont pas été invités. Les survivants catholiques baisent l’anneau pontifical, et le pape, dans un élan soigneusement calculé, embrasse sur les deux joues Heinryk Mandelbaum, un ex-Sonderkommando. Ensuite le Saint-Père prend place dans une discrète limousine noire et rend visite, hors du camp, au Centre de dialogue et de prières — une institution catholique vouée aux relations judéo-chrétiennes, dont on ne nous a pas rappelé qu’elle est liée au couvent des carmélites d’Auschwitz. Parmi les journalistes, seul un vaticaniste italien signale que Benoît XVI a rencontré là ces carmélites et que tous ont prié en silence « afin d’opposer la culture de l’amour à celle de la haine ».

Ainsi, par cet ensemble d’actes effectués dans un mutisme presque total, la première étape de la visite pontificale a confirmé l’interprétation polonaise et catholique d’Auschwitz. Mais la presse, faute d’avoir relié les divers éléments de la séquence, n’y a vu que du feu : elle s’est imaginée que Benoît XVI était venu à Auschwitz pour s’adresser aux juifs et pour reconnaître leur infinie douleur.

... et une bonne heure à Birkenau

Si telle avait été son intention, le pape aurait profité de la deuxième étape de sa visite — au camp de Birkenau, où plus d’un million de juifs furent exterminés — pour la manifester. Or toute la cérémonie s’est déroulée devant le monument international aux victimes du nazisme : édifié en 1967 par le régime communiste, il commémore en bloc les victimes des deux camps d’Auschwitz I et de Birkenau. Les juifs sont englobés dans les « nations martyres ». Vingt-deux dalles sont gravées dans les langues que parlaient les défunts, si bien que les juifs francophones ou germanophones paraissent dépourvus de tout lien avec ceux qui parlaient le yiddish : rien ne signale que les juifs sont morts pour avoir été juifs. Dès lors, quiconque y convoque une manifestation publique a la charge de signaler ce fait essentiel.

Benoît XVI a organisé là une « rencontre de prière interconfessionnelle ». Seul sous l’averse (accompagné toutefois d’un clerc porte-parapluie), le vieillard en blanc allume un cierge et s’incline longuement devant chacune des dalles, en marquant un arrêt devant celle qui honore les victimes allemandes. Des rabbins ouvrent la célébration. Celui de Lodz entonne la prière « El Mole Rahamin », qui comprend l’énumération, lente et articulée, de tous les camps de concentration ; puis le grand rabbin de Pologne, Michael Schudrich, dit le kaddish tandis que des musiciens jouent une lamentation juive (de cela, les organisations juives féliciteront le pape : en 1979, l’entourage de Jean-Paul II l’avait refusé). D’autres prières suivent, en russe, en polonais, en rom. Soudain, un miracle se produit. Au moment où le Saint-Père atteint l’emplacement où il va prier, un arc-en-ciel apparaît qui, commente le Guardian, rappelle la promesse faite par Dieu après le Déluge : Il se souviendra de l’Alliance passée avec les humains et ne permettra plus jamais ça. (La presse, qui enregistre ce fait avec gravité, ne signale pas que quiconque, dans l’assistance, ait été pris de fou-rire.)

Benoît XVI prend son tour dans les oraisons. Il fait le choix de la langue allemande (dont il n’a pas usé tout au long de ce voyage en Pologne, lui préférant l’italien pour ne pas choquer les fidèles) pour demander au « Dieu de la paix » d’assurer « l’harmonie » entre les hommes et de faire « que tous ceux qui sont en guerre se réconcilient au nom du Christ Notre Seigneur. » La fin de cette phrase a été coupée par la quasi-unanimité de la presse et des organisations juives, ce qui ne permet guère de comprendre pourquoi, selon le pontife, nous devrions tous faire la paix.

Dans le long discours qu’il entreprend alors de prononcer, le Saint-Père énumère les valeurs au nom desquelles il est venu : Dieu soi-même, la « vérité », le « droit de ceux qui ont souffert » et, enfin, le « peuple allemand » dont il est le « fils ». Sans doute cette accumulation lui aura-t-elle donné l’assurance nécessaire à proférer un bobard véritablement énorme : les Allemands du Troisième Reich, dit-il, furent les victimes (abusées en même temps que terrorisées) d’un « groupe de criminels ». On sait que cette fable date de l’immédiat après-guerre, quand le gouvernement Adenauer tentait d’éviter les règlements de comptes entre Allemands. Mais depuis un demi-siècle déjà elle n’a plus cours en Allemagne et, depuis vingt-cinq ans, les travaux des historiens l’ont rendue définitivement insoutenable. D’ailleurs, la presse germanique, pour qui la participation du peuple à la politique nazie est un fait acquis, critiquera vertement Benoît XVI d’avoir ainsi révisé l’histoire.

un révisionnisme peut en cacher un autre

Pourquoi le pape a-t-il cru devoir blanchir le peuple dont il est issu ? Certainement pas pour se laver du soupçon d’avoir adhéré au national-socialisme : depuis le début de son voyage en Pologne, la presse internationale répète avec une touchante unanimité que le jeune Ratzinger a été enrôlé « de force » dans la Hitlerjugend et qu’il a servi « brièvement » dans la Wehrmacht. Mon hypothèse est plutôt qu’en 2006, devenu pape, l’ex-¬cardinal récuse publiquement la déclaration faite par l’épiscopat de son pays lors du cinquantième anniversaire de la libération d’Auschwitz en 1995. L’Église allemande avait formellement reconnu sa part de responsabilité dans l’antisémitisme et dans l’extermination des juifs d’Europe et l’on avait du reste pensé que cette « épuration de la mémoire » préparait celle de l’Église tout entière, prévue pour les cérémonies jubilaires de l’an 2000. Or on sait qu’il n’en a rien été : à Jérusalem, le pape Jean-Paul II s’en est tenu à des gestes fort expressifs, mais accomplis en silence.

Benoît XVI, me semble-t-il, a choisi ce 28 mai 2006 à Auschwitz pour faire savoir au monde que la remémoration publique naguère envisagée n’avait pas lieu d’être. Cette inutilité d’une « repentance » de l’Église envers les juifs exterminés de 1941 à 1945, son discours la construit en installant un hiatus infranchissable entre d’une part, le petit gang des « criminels » nazis et, d’autre part, « le peuple » allemand dont l’Église est l’émanation. Le pape motive la conduite des nazis par un désir contre lequel l’Église est par principe prémunie : ce que voulaient « en fin de compte » les « potentats du IIIe Reich », c’était la mort de Dieu, rien de moins. Incapables d’y parvenir, ils se seraient alors rabattus sur les juifs, c’est-à-dire sur le Peuple auquel Dieu donna ses Dix Commandements.

Ingénieuse trouvaille. Les millions de juifs concrets des années 1940 ne furent donc pas les victimes d’une politique antisémite, élaborée depuis le XIXe siècle avec l’apport des Églises chrétiennes, et mise en œuvre par un régime national-socialiste arrivé au pouvoir à la satisfaction générale. Ils moururent de ce qu’une figure théologique de la révolte contre Dieu (les nazis) avait établi une relation métonymique entre l’unique objet de son ressentiment (l’Auteur des Dix Commandements) et les malheureux juifs. Voilà qui permet au Saint-Père de reconnaître l’extermination des juifs comme un fait et même de dire que Birkenau est « le lieu de la Shoah » : en ce sens, le propos de Benoît XVI n’est pas révisionniste à la manière de Faurisson, pour qui l’extermination n’a pas existé, ni même à la manière de Jean-Paul II, pour qui tout ce qui est advenu en Pologne illustre la victoire de la chrétienté. Grâce au nouveau pape, l’Église reconnaît enfin le rôle de Birkenau dans « la solution finale de la question juive en Europe », mais c’est à la condition expresse de n’y avoir été, en aucune manière, impliquée.

des juifs purement théologiques bien que réellement exterminés

L’on peut toutefois se demander si, aux yeux du pape, les juifs assassinés à Auschwitz sont analogues aux autres victimes du nazisme. En effet, les Polonais, Russes, Tsiganes et Allemands — eux aussi évoqués dans ce discours — semblent n’avoir subi que des persécutions ordinaires (conquête, domination...). Tandis que les juifs ont à porter plus que leur simple humanité : ils sont l’« Israël » de l’« Ancien Testament » (la version chrétienne des Ecritures juives), « qui souffre » et « crie d’angoisse vers Dieu dans des périodes d’extrême difficulté » (à l’appui, une longue citation du Psaume 44). Écoutons le Saint-Père : « Alors les paroles du Psaume : « On nous massacre tout le jour, on nous traite en moutons d’abattoir » se vérifièrent de façon terrible. » Oui, nous avons bien entendu : les paroles du Psaume « se vérifièrent » précisément là où se tient le pape, à Birkenau. Autant s’y faire : pour l’Église catholique, l’existence des juifs — leurs vies et leurs morts empiriques, leur extermination en masse même —, n’a pas d’autre intérêt que de confirmer l’« Ancien Testament ».

Lequel, on le sait, a pour raison d’être l’annonce du « Nouveau », la venue du Christ et ses heureuses conséquences. Aussi le propos de Benoît XVI débouche-t-il, d’évidence, sur l’idée que les nazis, en tirant sur des juifs, visaient en réalité les chrétiens : « Avec la destruction d’Israël, avec la Shoah, ils voulaient, en fin de compte, extirper également la racine sur laquelle se fonde la foi chrétienne, en la remplaçant définitivement par la foi fabriquée par soi-même, la foi dans le pouvoir de l’homme, du plus fort. » C’est pourquoi le pape propose, « précisément en ce lieu », de conclure son discours par « un Psaume d’Israël qui est également une prière de tous les chrétiens ».

Pendant une heure et demie, Benoît XVI a procédé à une minutieuse répartition de sucettes aux deux publics traditionnellement concernés par les camps d’Auschwitz-Birkenau. Les nationalistes polonais en reçoivent beaucoup, mais un peu moins qu’auparavant car le pape n’est resté qu’une demi-heure dans leur lieu de mémoire, Auschwitz I, et il y est demeuré presque muet ; il ne s’est pas rendu à la grande croix de Jean-Paul II, derrière le Bloc 11 ; ni, exactement, au couvent des carmélites. Les juifs en reçoivent peu, mais bien plus qu’au temps de Jean-Paul II : une grande heure à Birkenau ; la reconnaissance de l’extermination de masse des juifs comme juifs, et même, de la « Shoah ». Mais c’est surtout l’Église qui a bénéficié de son passage dans ces lieux, car le pontife l’a débarrassée une fois pour toutes d’avoir à se repentir envers les juifs. D’abord, envers les juifs d’Europe : la contribution de l’Église à l’essor de l’antisémitisme politique est désormais hors sujet. Ensuite, envers les juifs exterminés de 1941 à 1945 : ils l’ont été par des assassins de Dieu incapables d’atteindre leur cible. Enfin, envers les juifs en général qui, au cours des siècles, ont souffert du fait de l’Église : les malheurs d’une figure théologique de l’« Ancien Testament » sont pleins de sens (ils préfigurent la venue du Christ) en même temps que déréels.

Benoît XVI laisse néanmoins ouverte une question historique redoutable pour son successeur : si les juifs ne sont « en fin de compte » que des chrétiens qui s’ignorent, pourquoi l’Église catholique, de 1941 à 1945, les a-t-elle ainsi abandonnés au massacre ?

Notes

[1Jeanne Favret-Saada et Josée Contreras, Le Christianisme et ses juifs, 1800-2000, Paris, Seuil, 2004.