Vacarme 37 / lignes

colère et indignation

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Si l’on défend, contre les politiques trop raisonnables, le refus de l’intolérable et le droit à l’emportement, on doit se souvenir que toutes nos irritations n’ont ni la même hauteur, ni la même histoire. Apprendre leurs nuances, tenir à leur intermittence, ménager leur imprévisibilité : autant de garde-fous contre l’aigreur confuse, le cri devenu tic ou la rage de commander.

Il n’y eut pendant longtemps aucun compromis possible : la colère était l’archétype des mauvaises passions manifestant toujours l’impuissance de l’âme qui s’y laisse prendre. Comment justifier en effet la colère pour un Grec ? Passion de la réactivité spontanée, elle répugne absolument à son sens philosophique, à l’impassibilité du sage et à l’idéal de maîtrise de soi qu’elle implique. C’est même en un sens la définition en propre du philosophe antique, et du « philosophe » au sens commun d’aujourd’hui : est philosophe celui qui ne se met jamais en colère. Socrate face à ses juges, Epictète face à son tyran, Epicure en son jardin, Diogène devant Alexandre. À la rigueur, face à la bêtise ou à la méchanceté des hommes, il pourra toujours en rire (Démocrite) ou en pleurer (Héraclite), s’abandonner à ces passions douces, réfléchies et sans grand effet au-dehors car encore possiblement autarciques et équitables, possiblement indépendantes de leur objet (on peut toujours décider de rire ou de pleurer de tout), mais pas à la colère, trop violente, trop vive, et exprimant sans équivoque possible la soumission complète à son objet particulier et donc contrevenant frontalement à l’autarcie comme à l’équité du sage (on ne peut pas décider d’être en colère, et l’on est bien plus souvent mis en colère par des broutilles dérisoires que par les injustices les plus manifestes).

Mais il n’y a pas que le philosophe pour la rejeter intégralement. C’est autant le cas pour la médecine grecque et romaine : d’Hippocrate à Galien, la colère est un excès de « bile jaune », une maladie avant d’être un tempérament, dont il est nécessaire de se purger. De surcroît, la colère répugne encore autant au sens aristocratique des Grecs qu’à leur sens de la pudeur et à leur sens esthétique. C’est à la fois la passion vulgaire par excellence, celle de la populace bestiale et des barbares inéduqués, la passion la plus impudique avec le plaisir mais en plus dangereuse, et la passion la plus laide, déformant les traits, brisant toute harmonie organique, pour qui ne voit de beauté que dans la belle forme au repos.

Au contraire, l’indignation peut sembler, au moins au départ, l’exact revers de la colère : comme il serait honteux d’être en colère, il serait tout aussi honteux de ne pas être capable de s’indigner, c’est-à-dire de ne pas avoir un sens sourcilleux de sa dignité, de la dignité de sa classe ou de la dignité de son bon naturel. Toutefois, un tel effet de miroir n’est sans doute qu’une illusion rétrospective. L’indignation, en effet, est d’abord davantage romaine ou propre à la Grèce hellénistique qu’authentiquement grecque : ce sont les Romains, et tout particulièrement les patriciens romains, qui inventent véritablement le sens de la dignitas, cette vertu consistant à avoir honte des fautes commises par soi-même ou par autrui envers les exigences de son rang ou de son masque (de sa personna), et imposant donc, à rebours, de tout faire pour s’en montrer à la hauteur. Les Grecs, au moins jusqu’aux Stoïciens, n’avaient ni une telle idée de la honte et de la faute, ni une telle idée d’un rang incarné dans son masque social. De ce fait, et plus conceptuellement, l’indignation ne semble pas du tout avoir poussé sur le même sol que la colère. Le colérique, c’est l’homme ignorant, vulgaire et laid ; l’indigné, c’est au contraire l’homme qui connaît son rang et exprime une claire dignité outragée. Le sol de l’indignation semble donc bien davantage aristocratique, esthétique et même philosophique, puisque c’est d’abord le philosophe qui déplace la colère physique sur le plan de la condamnation morale.

Un tel sol semble pendant longtemps demeurer inchangé, le christianisme antique et médiéval semblant se contenter d’un côté de concentrer les puissances d’indignation propre à toute aristocratie dans les mains et le verbe de la seule classe sacerdotale (produisant ainsi des champions de l’indignation encore inconnus jusque-là, notamment toute la série de papes et de théologiens en charge de défendre les droits de celui-ci face au roi) ; et d’un autre côté, de réhabiliter au moins une certaine forme de colère : non celle du vulgaire (jacqueries, pillages, brutalités individuelles), mais celle de Dieu (Dies irae) incarnée par ses représentants terrestres (prêtres ou croisés).

Malgré tout, cette double transformation ne pouvait demeurer longtemps sans autres effets majeurs tant elle commence à articuler en sous-main colère et indignation qui n’avaient tenu jusque-là qu’à s’opposer : l’indignation devient une menace d’appel à la colère divine, tandis qu’une certaine colère devient l’expression la plus adéquate d’une juste indignation. Dès lors, aux origines de la sensibilité politique moderne, donc entre le XVIe et le XIXe siècles, on voit peut-être voler en éclats cette contradiction antique au profit non d’une résolution, mais d’une constellation autrement complexe de contradictions.

D’abord, les Esprits libres renaissants, en tentant de retrouver l’esprit de la philosophie antique, et notamment, pour notre question, l’identité de la dignité du rang et de la dignité du savoir (mépriser souverainement le vulgaire, pouvoir être un véritable aristocrate n’est donné qu’au sage), commencent en fait à inventer une configuration inédite : l’identification, sous la légitimité du savoir, de la colère et de l’indignation. Quand Giordano Bruno fait l’apologie des « fureurs héroïques », quand Michel-Ange loue la « divine colère » du sculpteur seule capable de tailler le marbre brut, c’est une sensibilité inconnue des anciens qu’ils mettent en avant : la colère n’est plus l’oubli mais la juste manifestation de la dignité de l’idée. Dans cette mesure, la vraie dignité, la dignité superlative est celle qui s’affirme non dans la dignité paisible et mesurée, mais dans l’élan cosmique et l’affirmation infinie de soi, sans souci de convenances ou de justifications. Comparant ceux dont la foi est paisible et purement réceptrice, et ceux qui ont la fureur de l’escalade et l’instinct de s’envoler, Bruno écrit ceci : « En soi, les premiers ont plus de dignité, de pouvoir et d’efficace, parce qu’ils possèdent la divinité ; les autres sont plus dignes, plus puissants et plus efficaces et ils sont divins. Les premiers sont dignes comme l’âne portant le saint-sacrement ; les seconds comme une chose sacrée » (Des fureurs héroïques, III, éd. Lagarde, p. 641).

En réaction à ce mouvement d’affirmation cosmique du soi contre tous ceux qui chercheraient à la restreindre, l’âge classique va conserver cette nouvelle identité, mais en la renversant entièrement : la colère manifeste effectivement l’indignation, mais parce que celle-ci tombe subitement sous la critique réservée jusque-là à celle-là : s’indigner ne revient qu’à manifester éthiquement l’impuissance et la tristesse de son âme face à un événement que l’on ne comprend pas, et politiquement son désir secret de domination en manipulant les ignorants. L’indignation est la grande passion et la grande arme des prêtres et des théologiens à toute fin de susciter la colère aveugle de la foule. Ce pourquoi l’indignation, exactement au même titre que la colère puisque relevant en son essence de la même définition, c’est-à-dire en tant que « haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre », « est nécessairement mauvaise » d’un point de vue éthique comme politique (Ethique III, définition 20, et Ethique IV, scolie de la prop. 51).

Un tel mouvement de balancier n’est toutefois pas tout à fait exact, car plus souterrainement, une troisième configu¬ration apparaît, celle qui court de la Réforme aux Lumières et consiste à sauver l’indignation aux dépens de la colère. Luther s’indignera de la pompe et de la simonie de la papauté, mais s’indignera plus encore de la colère du peuple lors de la révolte des paysans allemands. De même les philosophes des Lumières (Voltaire, Montesquieu, Hume, Kant) pourront s’indigner des privilèges et des iniquités de l’Ancien régime, mais s’indigneront plus encore des colères populaires, passions violentes, criminelles, terroristes. Il ne s’agit toutefois pas là d’un retour à la sensibilité antique. Car le sens de l’indignation a complètement changé de tonalité en déchirant l’unité jusque-là postulée de la dignité morale et de la dignité sociale : ce n’est plus là une passion aristocratique défendant la dignité de son rang ou de son masque, mais une passion plébéienne (car ouverte à tous) et christianisée (car retrouvant les indignations originelles du Christ face aux pharisiens, aux riches, aux marchands du temple) défendant la dignité de la personne humaine inscrite dans l’âme de chacun et source de respect universel. Par contrecoup, le sujet de la colère lui-même change aussi de sens : la colère n’est plus le propre du peuple, réduit au rang de minorité, mais le propre du tyran réel ou virtuel, de l’assoiffé de pouvoir, du mauvais maître.

Enfin, cette troisième configuration va se trouver elle-même renversée par le mouvement des « enragés » de la Révolution française et ses avatars, notamment communiste et anarchiste, du XIXe siècle. À leurs yeux, en effet, s’indigner sans se donner les moyens d’un renversement brutal de l’iniquité établie en système, c’est se réduire au mieux au rang de belle âme impuissante, incapable de pouvoir ce qu’elle voudrait comme de vouloir ce qu’elle pourrait, au pis au rang d’idéologue du système en charge de canaliser et d’édulcorer les vives colères du peuple. Par contrecoup, c’est la colère seule qui va se trouver infiniment valorisée : signe brûlant de l’injustice subie ou perçue, mais aussi signe d’affirmation de soi et de prise de conscience, et du même coup puissance inouïe de collectivisation de l’affect et par là arme irrésistible contre toutes les dignités établies. Il y a là un très ancien culte de la brute, mais aussi une très ancienne sensibilité à l’application coûte que coûte de la Loi. Et du même coup, il y a là une inédite symbiose du barbare furieux fantasmé par les Romains et du juif fantasmé par une lecture trop littérale de la fureur exterminationniste de la Genèse, de l’Exode ou des Nombres.

Au premier abord, on peut considérer le XXe siècle comme le pot-pourri de ces quatre configurations. Les fureurs renaissantes se retrouveront dans la gauche aristocratique, notamment nietzschéenne, aussi éprise de colère contre tous les ordres établis que soucieuse de consacrer institutionnellement la dignité de son savoir nouveau. Le refus classique de la colère et de l’indignation se retrouvera curieusement non chez les spinozistes mais chez les cartésiens de gauche et globalement dans la gauche réaliste, soucieuse d’éviter autant les colères incontrôlables que les indignations impuissantes. La valorisation de la seule indignation par la Réforme et les Lumières perdurera dans ce qu’on appelle ordinairement la « gauche morale », soucieuse moins d’action que de dénonciation. Enfin, les colères révolutionnaires du XIXe siècle persistent dans une gauche révolutionnaire qui n’est pas tout à fait morte.

Ce ne sont là toutefois que des idéaux-types qui se retrouvent en fait tous, à des degrés divers, dans la sensibilité de tout homme de gauche d’aujourd’hui. Ils s’y retrouvent pourtant épars, sans communication entre les uns et les autres, tant celles-ci s’avèrent rigides et exclusives. De telle sorte que le type dominant de la gauche actuelle est plutôt le grand dépressif : il rêve de fureurs héroïques, mais a honte de ses emportements brutaux, il méprise les indignations de la gauche morale mais s’indigne tout autant de ne plus savoir s’indigner, il croit en la dignité humaine mais vomit toutes les dignités réelles, en bref il enrage brutalement de ses indignations impuissantes et s’indigne de ses colères brutales.

Parions qu’un tel type d’homme est foutu, voué soit aux poubelles de l’histoire, soit à voir une part de sa sensibilité prendre le pas sur les autres, presque à coup sûr pour le pire. En revanche, il existe peut-être un autre type oublié par une telle généalogie masculine : celui des grandes colères et indignations féminines. Sous la condamnation quasi-unanime de la colère et de l’indignité par le monde grec, on trouve en effet une valorisation symétrique mais souterraine, à travers la figure de femmes héroïques : c’est la colère subjuguante et intarissable d’Antigone, continuant ses imprécations et malédictions jusque dans son tombeau où Créon l’a faite enterrer vivante ; c’est l’indignité tragique de Médée allant jusqu’au sacrifice de ses enfants. De même, sous l’apologie renaissante des fureurs et des dignités supérieures, on trouve une Marguerite de Navarre ne s’offusquant de rien et ne « s’encolérant » de rien. De même, mais symétriquement, sous la condamnation à l’âge classique de la colère et de l’indignation, on trouve encore une Phèdre s’encolérant des refus d’Hippolyte d’une colère si sublime que Racine lui-même, malgré tous ses efforts, ne parvient pas à la faire passer pour « mauvaise ». De même encore, sous l’apologie communiste de la colère brutale et sa condamnation de l’indignation bourgeoise, on trouve une Flora Tristan s’indignant du machisme et des brutalités du prolétariat. Par les femmes, on entre ainsi dans une histoire apparemment bien plus intempestive et bien plus indifférente aux sensibilités communes de leur temps ; en fait, on entre non plus dans une histoire mais dans un espace de la colère et de l’indignation où celles-ci ne peuvent plus être jugées ni « en soi » ni l’une par rapport à l’autre, mais dépendent du point singulier de leur explosion et de la force tragique avec laquelle elles sont tenues. Dès lors, se dessine peut-être une figure bien plus vivifiante pour la gauche d’aujourd’hui : non plus l’homme de gauche, mais la femme de gauche, non plus l’homme avide d’une bonne maîtrise, mais la femme retirant une maîtrise et une puissance inédites (Antigone parvient à enterrer son frère, Marguerite de Navarre parvient à conquérir la liberté et les plaisirs qu’elle souhaite, etc.) d’un abandon à des affects non pré-médités mais non refoulés.

On pourrait toutefois multiplier aussi les exemples inverses, s’arrêter sur l’indignité reconnue et insauvable de Clytemnestre, remarquer que le refus quiétiste de toute colère et de toute indignation d’une Mme Guyon fut tel qu’il fut mis à l’index par l’âge classique lui-même, rappeler la brutalité et la colère sans reste des discours d’une Louise Michel, ou s’inquiéter encore des colères martiales alliées à une apparente incapacité à s’indigner d’une Ségolène Royal. Ce que nous apprennent donc les femmes dispersées sur des sols historiques qui ne les ont pas vues pousser, c’est moins une spécificité de leur être biologique, qu’une spécificité de leurs positions singulières, minoritaires et inarticulables pour tout projet de commandement. La colère et l’indignation peuvent être admirables, l’une comme l’autre, bien que souvent tragiquement admirables, à condition d’être singulières, minoritaires et de ne pas chercher à s’articuler l’une à l’autre. En posant cela, la (non-)histoire des femmes ne nous permet pourtant pas seulement de souligner la beauté tragique des explosions affectives authentiques, mais permet bien plus profondément d’énoncer un certain nombre de principes parfaitement rationnels et valant pour tous.

Premièrement, la colère et l’indignation dans l’âme de ceux qui veulent commander ou gouverner, dans l’âme majoritaire, est toujours mauvaise. Deuxièmement, les¬ colères et les indignations qui oublient leurs genèses singulières et involontaires, qui produisent des tempéraments politiques systématiquement colériques ou systématiquement indignés, sont toujours mauvaises. Troisièmement, la colère ne peut être bonne qu’à se moquer de toute dignité, donc à refuser de s’inscrire comme valeur universelle ; et l’indignation ne peut être bonne qu’à s’éprouver au-delà ou en deçà de toute colère, c’est-à-dire à affirmer son caractère essentiellement moral, son caractère de clôture et non de guide de l’action politique. Avec de tels principes, on n’a sans doute pas de quoi fonder la moindre politique de la colère ou de l’indignation. Mais on sait bien plutôt qu’un tel projet s’avèrera toujours aussi vain que ceux prétendant fonder une politique quelconque au-delà de toute colère et de toute indignation. C’est peut-être déjà beaucoup.