les joies de l’hospitalité

par

L’hospitalité paraît logée, traditionnellement, entre la verticale du devoir et la pesanteur d’une contrainte : imposant sa présence, l’étranger incarnerait une obligation plus ancienne que la politique, restreignant la latitude dont celle-ci dispose et les joies qu’elle peut procurer. Une politique dégagée de cet horizon transcendant ne peut se contenter de noyer l’impératif d’accueil dans les effusions du partage : on doit en réinterroger l’expérience, faire lever les étranges joies qui doublent ses contraintes mêmes, et y puiser les normes éthiques et anthropologiques propres à redonner sens aux lois de l’hospitalité.

« L’hospitalité consiste moins à nourrir l’hôte qu’à lui rendre le goût de la nourriture en le rétablissant au niveau du besoin, dans une vie où l’on peut dire et supporter d’entendre dire : « Et maintenant, n’oublions pas de manger ». Sublime parole. »

Maurice Blanchot, L’Entretien infini

Dans un monde désenchanté, il est probable que l’hôte inconnu ou démuni que l’on vient d’accueillir ne se dévoilera ni comme roi en errance, ni comme Dieu méconnaissable, ni comme ange en mission. Bien plus sûrement comme un inconnu à jamais peu connu, ou un démuni à jamais impuissant à rendre un autre jour ce qu’il aura ce jour reçu. Dès lors, il n’est pas si aisé d’invoquer aujourd’hui les antiques « lois de l’hospitalité » pour justifier de son geste, tant celles-ci reposaient justement sur la double possibilité, soit de découvrir, sous les traits fatigués par l’errance, la prestance d’un être d’exception, soit de fonder ou d’entretenir une nouvelle alliance symbolique avec son hôte dans l’attente d’une réciprocité à venir. Quand les Phéaciens recueillent Ulysse en haillons, c’est un roi qui se révèle et une alliance qui se propose (le mariage avec Nausicaa) ; quand Philémon et Baucis accueillent Zeus et Hermès déguisés en mendiants, c’est une nouvelle alliance qui se noue avec les Dieux et une protection pour leurs hôtes ; l’ancienne alliance des Juifs avec Dieu se noue, elle, dans la vallée de Mambré, quand trois étrangers viennent demander l’hospitalité à Abraham et Sara et que le Seigneur est parmi eux et leur promet un fils (Genèse, 18) ; et pour les Chrétiens il y a non seulement la parabole du bon samaritain, mais aussi les deux fois où Jésus méconnaissable réapparaît à ses disciples, sur le chemin d’Emmaüs puis sur la route de Jérusalem, les deux fois où il est reçu et nourri, avant de se révéler et de leur « ouvrir l’esprit » à toute fin qu’ils aillent divulguer de par le monde la nouvelle alliance avec Dieu.

Qui peut croire encore en de telles révélations grosses de nouvelles alliances ? Qui peut être sensible à cette idée que des lois universelles de l’hospitalité veilleraient à la juste rencontre de l’Autre, quels que soient l’époque, le temps, le lieu ? Les étrangers et les vagabonds ne sont plus ce qu’ils étaient dans un monde sans Dieux, sans Rois, sans anges, où les inconnus sont d’avance bien connus (car on les connaît d’avance, les Arabes, les Noirs, les Juifs, les Chinois — c’est bien connu) ; et les contrats n’ont de sens que d’individu à individu et non de famille à famille ou de tribu à tribu dans un monde libéral.

N’en demeurent pas moins les rêves. Qui ne sont ni des rêves de lois, ni même des rêves de plaisirs, mais des rêves de joies. Quand les Dieux se sont tus, quand les lois archaïques de l’hospitalité ont été oubliées ou se sont disloquées en une série de petits agencements un peu hypocrites, demeurent encore les rêves des très hautes joies de l’hospitalité. Que de telles joies soient sans rapport avec les plaisirs de l’hospitalité va un peu de soi, tant accueillir l’étranger comme être accueilli par des étrangers n’est tout de même pas une fête, mais d’abord une gêne et une dette d’emblée infinie. Mais de quoi alors sont faites de telles joies ? d’une injonction morale ? ou d’un ordre anthropologique plus archaïque encore ?

la joie de ne plus vivre en soi : un retour à l’éthique

Lévinas est celui qui a le plus radicalement souligné la « violence » inaugurale de l’expérience d’Autrui en en assumant le caractère de « viol », d’effraction jusqu’au cœur de son intimité — expérience qui se nommerait donc mieux en vérité « épreuve ». Autrui, parce que radicalement et définitivement Autre, me heurte d’emblée, m’expulse brutalement hors de « mon » monde, c’est-à-dire à la fois de toute information mienne sur ce monde et de toute jouissance éprouvée dans la complaisance de soi à soi expérimentée au sein de mon petit monde (mon foyer, mon économie domestique, mon système de repères et de renvois). En ce sens, Autrui m’oblige impérativement et douloureusement : il m’oblige à m’exposer à lui, à sortir de mon noyau cognitif et jouissif — à une « dénucléation », dit Lévinas — et ainsi à renoncer à le tuer, et au moins autant à prendre soin de lui, à panser ses blessures avant de les penser, à le faire passer avant soi, bref à lui donner l’hospitalité. Et Lévinas de citer tantôt le Décalogue — « tu ne tueras point » —, tantôt Isaïe (58) — « partager ton pain avec l’affamé, recueillir dans ta maison des miséreux ». Mais il n’y a pas là simple décalque de la transcendance d’une antique loi religieuse, tant cette transcendance d’autrui se révèle effectivement dans l’immanence d’une rencontre uniquement éthique : c’est en deçà de tout savoir, acquis ou révélé, et pour tout homme, quelles que soient sa culture et sa foi, que l’Autre oblige à l’accueillir et à assumer la responsabilité de son sort.

Rencontrer l’Autre fait donc apparaître une loi dirimante de l’accueil, une loi du « prendre soin de l’Autre » qui emporte avec elle toute éthique. Mais alors où est la joie ? et où est la politique ? Les choses apparemment commencent mal. Car la joie de l’hospitalité apparaît d’abord à travers la figure de la féminité hospitalière qui manifeste la joie de l’accueil. La femme exprime en effet pour Lévinas cette puissance joyeuse de la réception et du soin, plus exactement cette capacité à métamorphoser la douleur ou la gêne de l’Autre en joie du partage de l’intimité et de l’alimentation commune : « l’Autre dont la présence est discrètement une absence et à partir de laquelle s’accomplit l’accueil hospitalier par excellence qui décrit le champ de l’intimité, est la Femme » écrit-il dans Totalité et infini. Or tout dans une telle expérience apparaît à première vue insupportable. La femme se trouve en effet rabattue tantôt sur l’en deçà (comme mère nourricière enfermée dans l’intériorité du foyer), tantôt sur l’au-delà du visage (comme objet érotique de la caresse sensible) qui n’est en vérité encore qu’un en deçà, bref sur les figures les plus scandaleuses, si elles n’étaient pas aussi ridicules, du machisme ordinaire : l’accueil, la discrétion, l’intimité, le secret balbutiant, le tutoiement familier... C’est presque illisible.

Malgré tout, à y regarder plus précisément, par cette position « exemplaire » dans l’expérience de l’hospitalité, la femme se trouve aussi bien revêtue seule d’une certaine capacité de synthèse joyeuse entre l’ouverture « hémorragique » à l’Autre et l’économie du foyer, entre l’ex-ception de la rencontre et la prise en charge de la matérialité quotidienne, entre la Loi du soin et le soin effectif. En ce sens, elle est la première et même la seule figure concrètement éthique, puisque l’homme, lui, se trouvant fixé à l’extériorité, et donc à la seule sphère éthique de la douleur pour l’Autre, s’avère en vérité incapable de prendre soin et d’empêcher de mourir qui que ce soit. Lévinas se trompe donc en croyant que c’est l’homme qui reçoit la Loi du visage de l’Autre au sens d’un « ne pas laisser mourir ». Seule la femme en est capable d’après sa propre logique, l’homme demeurant collé à la lettre du commandement mosaïque, au « tu ne tueras point ». Autrement dit, l’homme éthique n’est sans doute pas un mauvais bougre (puisqu’il ne fait de mal à personne), mais c’est un bon à rien (puisqu’empris dans la passivité radicale que lui impose l’Autre, il peut seulement, à la manière de Kafka, avec juste bien davantage de douleur, « assister en spectateur attentif à la destruction du monde avant de se remettre au travail »). Autrement dit encore, non seulement sans la femme il n’y a plus de joie et plus de soin, mais il n’y a plus d’éthique du tout puisque celle-ci ne se soutient que de son caractère immédiatement pratique, en deçà de toute théorie. La vérité de l’éthique lévinassienne, ce n’est donc ni le visage, ni la loi, mais l’hospitalité, et une telle éthique ne peut être qu’exclusivement féminine.

En un sens, c’est ce que va soutenir, au moins implicitement, Lévinas lui-même en radicalisant sa pensée dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Alors, en effet, c’est non seulement l’homme mais toute la philosophie et même la culture occidentale qui se trouvent comme emportées par un incroyable devenir-femme : l’exposition à l’Autre est le sens premier de la sensibilité entendue chez tous (y compris même, en un sens, en Dieu) comme réceptivité féminine, comme réceptivité absolument passive et pourtant capable de se redresser en acte de recevoir. De l’homme seul ne naît qu’une passivité plus profonde que toute passivité, d’où aucune action ne saurait renaître. Dès lors, l’homme moral n’a le choix qu’entre devenir femme et joyeux ou rester homme et se consumer à jamais pour Autrui, en être à jamais l’otage impuissant. Une telle joie se nomme alors chez Lévinas « légèreté », « respiration » ou « paix ». « Légèreté » de ne plus avoir à être soi mais à être exclusivement par l’autre et pour l’autre, hôte substituable à son hôte. « Respiration » d’avoir à obéir sans décision préalable à ce double mouvement d’inspiration par l’autre et pour l’autre et d’expiration ou de don jusqu’à son dernier souffle. Et « paix » de ne plus participer à l’ordre immanent de la guerre, et ce non en se dressant dans un refus radical (qui serait encore une posture virile et martiale), mais en acceptant d’être d’avance soumis à l’Autre. Cette légèreté, cette respiration et cette paix signifient alors effectivement une joie qui n’est plus un plaisir ni une jouissance, qui est même une joie douloureuse puisqu’elle est joie de me libérer de l’ordre de la jouissance, d’assumer un désir de la proximité de l’Autre qui passe tout plaisir, et donc toute frustration.

Mais quant à savoir où peut apparaître alors la politique, le problème est d’emblée autrement complexe, et peut-être même indécidable (puisque l’exposition à l’Autre est censée advenir en deçà de toute initiative et de toute décision). Certes, on pourrait voir une politique morale ou une micro-politique purement négative se dessiner en creux : celle d’une dénonciation absolue, et moins équivoque que dans l’humanisme classique, de toutes les formes de traitements inhumains d’autrui. La sensibilité, entendue comme exposition et vulnérabilité à l’Autre, est peut-être un meilleur refuge contre la barbarie que la raison autonome, toujours capable de rationaliser le pire au nom d’un principe du meilleur, toujours capable de justifier l’injustifiable, la brutalité faite à l’Autre. Plus encore, on mesure combien une telle position éthique oblige à dégonfler tous les fantasmes de sécurité par et sous la Loi, celle-ci étant primordialement insécurisante, brisant en deux tout sentiment d’identité et de chez soi, comme tout sentiment d’« être dans son bon droit » : face à la Loi de l’Autre, je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus où je suis (je suis « voué au dehors », dit Lévinas), et c’est l’Autre seul qui pourrait se targuer d’un « bon droit ». Malgré tout, une telle micro-politique ne saurait faire office au sens propre de politique. D’abord, parce que le rapport d’hospitalité est un rapport dual à l’Autre qui n’engage que ma responsabilité de sujet face à lui, alors qu’au contraire la politique suppose toujours la justice, c’est-à-dire un tiers, et du même coup la neutralisation de cette exigence infinie d’hospitalité. Ensuite, parce que si l’hospitalité ne peut sortir de cette dualité, l’utopie dont parle Lévinas est non seulement purement éthique mais ne l’est qu’à renoncer à l’ordre de la politique. Elle ne peut être notamment l’hospitalité au sens de Schérer, c’est-à-dire l’utopie au sens classique, directement en prise avec la totalité de la communauté humaine. La politique est en effet toujours politique de l’être et dans l’être. Or, l’être, pour Lévinas, c’est toujours la guerre. De ce point de vue, s’engager dans l’expérience éthique c’est nécessairement renoncer à légiférer au-delà de soi, c’est même renoncer à légiférer tout court puisque c’est ne faire qu’assumer passivement la Loi de l’Autre qui est Loi unique et de l’instant, incirconscriptible dans un code juridique quelconque. Enfin, parce que le vocabulaire même de la politique dite morale, celui de la dénonciation, de l’accusation, de la condamnation, répugne à une telle éthique de l’hospitalité, lui est même absolument antinomique : comment accueillir l’Autre « infiniment », c’est-à-dire dans son inassignable altérité, si l’on ne renonce pas dans ce geste même à toute accusation, à tout jugement en général ?

La position lévinassienne fait ainsi lever une Loi de l’hospitalité, qui n’est pas sans joie bien que relevant d’une sorte de joie radicalement distincte et du plaisir et de l’acception spinoziste du gaudium (accroissement de puissance). En ce sens, elle s’avère profondément explicative et de nos rêves d’hospitalité et de nombre de nos révoltes intimes, mais dans un geste qui dépouille le rêve de toute irréalité bienheureuse et qui éteint simultanément toute révolte et tout scandale, décrochant plutôt définitivement l’éthique de l’hospitalité de toute traduction possible en termes de connaissance et de politique. L’expérience de l’hospitalité est une origine qui ne fonde rien et même interdit tout fondement. Elle est radicalement, et de manière assumée, sans mains, sans armes et sans concepts. En d’autres termes, assumer la Loi de l’accueil de l’autre, c’est abandonner toute prétention à se poser soi-même en législateur.

la joie de ne plus vivre entre soi : un retour à l’ordre symbolique

Le vrai problème que pose l’analyse lévinassienne ne repose pas dans un tel postulat d’intraductibilité de la Loi éthique de l’hospitalité en lois politiques. Au contraire, c’est là sa position la plus forte. Politiquement, en rappelant au politique que, quoi qu’il légifère, il y aura toujours une exigence infinie de l’accueil de l’Autre, quel qu’il soit, qui excèdera toutes les restrictions les plus apparemment justifiées qu’il tentera d’y apporter. Et aussi affectivement, en notant que c’est sans doute dans l’hospitalité en face-à-face, quand la belle reine accueille le roi en errance (Nausicaa), quand l’ennemi reçoit l’ennemi (Achille avec Priam, Thésée avec Œdipe), quand le bon fils recueille et protège le mauvais fils (Celui par qui le scandale arrive de Minelli), que se dévoilent les joies les plus pures, moralement comme érotiquement ; ou plus exactement, les joies les plus subitement épurées de toute arrière-pensée, de toute anticipation, de toute jalousie et de tout ressentiment. En revanche, le vrai problème de notre tentative de lire toute l’éthique lévinassienne comme une éthique de l’hospitalité est en fait à la fois phénoménologique et anthropologique.

Phénoménologiquement, Lévinas s’en sortait peut-être encore à trop bon compte dans la restitution que nous venons de faire de sa phénoménologie de la femme comme « hospitalité par excellence ». Si en effet nous avons raison de dire que la loi du visage de l’Autre, c’est la loi absolue de l’hospitalité, il est trop facile de poser la femme hospitalière radicalement en-dehors de l’homme parlant, puis de laisser sa figure d’hospitalité se disséminer dans son discours. C’est pis que trop facile, c’est une faute phénoménologique. En vérité, il fallait partir de la relation éthique effective, celle du face-à-face, et montrer qu’elle était déjà en elle-même une expérience de l’hospitalité. Autrement dit, il aurait fallu partir de l’hospitalité du célibataire, non de la femme, et de la famille. Or, à ce niveau, que découvre-t-on ? Quand l’Autre arrive, le célibataire est tantôt avec l’autre, tantôt dans la cuisine, tantôt celui qui reçoit et attend les cadeaux (symboliques), tantôt celui qui sert et prépare, tantôt il amène l’autre avec soi dans la cuisine, tantôt il le laisse avec un absolu plaisir rester seul dans la salle à manger avec son double. Autrement dit, accueillir l’autre dans une véritable dimension éthique, ce n’est pas se subjectiver hors de soi, c’est bien plutôt fêler et dédoubler sa subjectivité, la peupler de tiers virtuels, donc se subjectiver et se désubjectiver, et décrire ce double processus comme advenant à la fois en soi et hors de soi. Il ne fallait donc pas poser la femme hors l’homme et la joie hors de la douleur (dans une légèreté d’après-coup), mais du départ la femme en l’homme et l’homme en la femme, et du départ la joie d’accueillir ou de secourir, égale en immédiateté à la douleur ou au malaise de l’Autre. Et plus encore, poser d’emblée non seulement l’homme et la femme, mais le serviteur, le maître, les rapports de classe, les difficultés de langue, les problèmes de goûts et d’interdits culinaires, bref toute la culture et la politique incorporées au sein de chaque sujet. Car il n’y a d’hospitalité possible de l’un à l’autre que lorsque chacun accepte de s’éparpiller lui-même dans les connaissances imparfaites et de lui, et de l’autre, et de la société tout entière qui les a fait se rencontrer. En un sens, il fallait donc rien moins que renoncer aux fondements mêmes de tout son paradigme phénoménologique : les phénomènes éthiques ne se donnent à saisir que sur un fond anthropologique irréductible, qui se donne lui-même à saisir, non dans une sensibilité « pure », mais dans une sensibilité impure, mi-sincère, mi-factice, et dans une facticité faite d’affects justement pré-déterminés, ceux tirés des joies et des gênes de l’hospitalité collective.

D’un point de vue anthropologique, en effet, cette description de ma relation à l’Autre comme un face-à-face dans lequel ma jouissance doit céder le pas à l’exigence de l’autre décrit encore plus mal l’expérience et les joies les plus concrètes de l’hospitalité. En l’occurrence, anthropologiquement, l’hospitalité se joue du départ au moins à trois (« trois » au sens de Lévinas, c’est-à-dire non au sens d’un et un seul Autrui déterminé, mais au sens d’un 2+n, n > 0, c’est-à-dire aussi bien au sens de la justice). Il y a celui qui reçoit, celui qui est accueilli et celui, pas nécessairement celle, qui prépare pour tout le monde. Anne Gotman, dans Le sens de l’hospitalité, remarque ainsi combien, quand l’hospitalité existe en acte, il y a essentiellement trois raisons qui la font s’affaisser : la folie, l’infraction répétée de l’hôte aux lois de l’hospitalité entendues comme lois de séparation de l’espace domestique, et l’effondrement de la structure familiale d’accueil.

Plus précisément, dans une telle structure au moins ternaire, tout en vérité se met à basculer. D’abord, c’est une joie immédiatement plurielle qui apparaît : celle de l’hôte reçu qui va seule permettre d’unifier celle de ceux qui reçoivent (« tu crois qu’il était content ? »), celle de l’hôte qui reçoit (fierté, prestige, auto-satisfaction) et celle de celui qui prépare, si heureux souvent d’être ainsi protégé de la violence directe d’autrui en présence par le bouclier de ses tâches domestiques. Ensuite, c’est une joie médiatement plurielle qui s’impose, car dès qu’on est trois il y a de la place pour tous. L’espace s’est ouvert, les voisins, d’autres amis peuvent venir. Ce n’est pas la transcendance de l’Autre, c’est l’immanence de la communauté politique qui me libère de la plénitude frelatée du petit-moi. Ensuite encore, ce n’est plus une joie radicalement séparée des plaisirs et de la jouissance qui parcourt les convives, c’est au contraire une joie qui se mêle indiscernablement aux plaisirs, aux attentes de jouissance, aux rêves de bonheur, sans pourtant s’y assouvir, tout en les traversant sans point d’arrêt. Car ce n’est pas un moins de jouissance mais un plus de jouissance que promet l’advenue de l’hôte invité, et pourtant un « plus de jouissance » qui n’a rien à voir avec le plus de jouir lacanien, puisque vécu dans les grands circuits extérieurs de la communauté et non dans les petits circuits accablants de son manque-à-être. Que l’on pense à la joie des enfants quand des invités arrivent : il y aura plus à manger, plus à veiller, plus à connaître. Enfin, c’est un sentiment de liberté bien plus effectif et bien plus concrètement pacifique qui s’empare de tous les hôtes ; l’hospitalité éthique ne signifiait au fond qu’un désir de liberté dans la paix, l’hospitalité collective réalise en acte ce désir.

Il n’y a là, toutefois, à se rengorger d’aucun angélisme. L’enfer du don, l’enfer des hospitalités plus communes, c’est-à-dire tierces, n’est sans doute ni plus ni moins infernal que celui de la « Loi de sacrifice » du visage de l’Autre chez Lévinas. Pas sûr qu’il y ait davantage de jeu, moins d’obligations, moins de douleur et davantage de « fête » effective dans ces formes collectives d’hospitalité. Qu’est-ce qu’un accueil à trois sinon l’exploitation programmée de l’un par les deux autres, quelle que soit la circulation des places que l’on puisse concevoir ? Qu’est-ce qu’une fête obligée sinon un cauchemar déguisé ? Qu’est-ce qu’une pluralité d’accueil sinon un quadrillage serré de la position de chacun ? En revanche, ce qui change, c’est bien la nature des joies : on passe de joies pures à des joies impures, de l’opposition de la joie au plaisir, au besoin et à l’intérêt, à un tissage subtil de la joie dans le plaisir, le besoin, la conciliation des utiles propres. Et par contrecoup, c’est le rapport même avec les lois de l’hospitalité qui se trouve complètement renversé : loin de s’effonder sur une Loi unique et si excessive (celle du visage d’Autrui) qu’elle en interdit toute fondation politique, celles-ci reprennent sens au contraire d’être saisies dans une si apparente dispersion de codes qu’elle oblige, à un moment ou à un autre, à se demander ce qui la structure et jusqu’à quel point une telle structure peut se maintenir dans son explicitation consciente. Il n’y a que les joies impures qui introduisent aux questions politiques. Il n’y a que les codes immanents, implicites, qui posent la question proprement politique de la valeur et du coût de leur exhibition. En bref, seules les pratiques d’hospitalité communes, donc codifiées, par et dans les joies, introduisent à la question de leur explicitation en lois.

En ce sens, l’essence commune de l’hospitalité oblige à un retour moins à l’éthique qu’à l’anthropologie. Et, plus précisément, à un triple retour. D’abord à un retour à ce qu’on pourrait appeler l’intransigeance anthropologique des lois, c’est-à-dire à leur caractère à la fois entier et totalisant. Il n’y a avec elles ni demi-mesure, ni segmentation possibles. Mauss écrit par exemple ceci dans l’Essai sur le don : « Pendant tout un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d’esprit, de crainte et d’hostilité exagérées, et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu’à nos yeux. Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens ». Dans une telle perspective, le syntagme confus de « lois de l’hospitalité » reprend déjà toute sa vigueur : il y a des lois parce que toute l’anthropologie semble rappeler non seulement que toute joie de l’hospitalité est joie par et dans des lois qui la précèdent et la rendent possible, mais que ces lois emportent avec elles toutes les dimensions de la vie en société.

Ensuite, il s’agit de retourner à l’anthropologie à travers, au moins dans l’anthropologie française, sa source même, à savoir l’idée qu’il y a une « logique de l’homme », donc un ordre symbolique à travers lequel quelque chose comme l’essence de l’humain peut se saisir non comme Loi morale mais comme redondance descriptive. En ce sens, cet ordre symbolique exige d’être exhibé, non à partir du moment où l’on mesure qu’il est source de vie et de joie avant d’être source de contrainte et de douleur - on l’a vu, cela n’a rien d’évident -, mais à partir du moment où sa transgression conduit à défaire le lien social lui-même. Or cet « ordre symbolique », Lévi-Strauss, en conclusion des Structures élémentaires de la parenté, le repère non plus simplement dans la prohibition de l’inceste, mais dans son versant plus positif qu’est l’exogamie, et même encore en deçà de lui, dans l’exigence fondamentale, commune à la linguistique, à l’anthropologie et sans doute à tout régime de signes, de communiquer avec l’étranger en échangeant avec lui des signes et des valeurs, c’est-à-dire dans la prescription absolue de « ne pas vivre entre soi ». En ce sens, on pourrait presque penser que si les lois qui règlent l’échange des femmes constituent la structure la plus dure de la vie sociale, car la plus régulière et la plus définitive, celle qui parvient à répondre à l’exigence de l’alliance par son intégration dans les lois lignagères, la vérité la plus profonde de cette structure se trouverait dans les lois de l’hospitalité, tandis que sa vérité la plus superficielle (mais c’est-à-dire aussi la plus visible) se trouverait dans les joies de l’hospitalité. L’exigence de ne pas vivre entre soi, d’ouvrir sa parentèle à l’autre, précède fondamentalement les formes de l’échange qui intègre celui-ci dans celle-là, et s’exprime bien plus manifestement dans les joies rituelles qui scellent chaque échange concret. En termes plus directs, les joies de l’hospitalité ne sont peut-être que la manifestation visible des lois de l’hospitalité profondes qui fondent la structure symbolique du lien social.

Enfin, il faut revenir à l’anthropologie en raison de son caractère intrinsèquement politique : s’intéresser non à l’homme qui reçoit mais aux hommes qui reçoivent, sont reçus et aident à recevoir à l’intérieur d’une communauté politique, c’est s’intéresser d’emblée non seulement à la société tout entière, mais à une comparaison, assumée ou non, non seulement entre les sociétés mais entre les différentes époques d’une même société. Ainsi Anne Gotman finit sa longue étude sur l’hospitalité aujourd’hui en France (Le sens de l’hospitalité) par une terrible comparaison avec le sort des Juifs sous le régime de Vichy, à toute fin de montrer que si « l’hospitalité se construit, l’inhospitalité de même », et ce à travers un long « enchaînement de déliaisons politiques ». Les lois et les expériences d’hospitalité des uns n’ont au final jamais de sens qu’à mettre en lumière les processus et les lois d’inhospitalité des autres. La force de l’anthropologie en ce sens tient paradoxalement à n’avoir jamais pu se défaire en son fond de ce contre quoi elle a pendant si longtemps voulu se constituer : le fait comparatif. Aussi relativiste qu’elle se prétende, et donc malgré qu’elle en ait parfois, l’anthropologie non seulement permet de comparer mais oblige à comparer. Or la comparaison, c’est la politique, et particulièrement pour l’hospitalité : il y a des lois de l’hospitalité et l’écart qui les sépare n’est politiquement jamais neutre. Autrement dit, croire pouvoir penser l’hospitalité comme une expérience tantôt entièrement locale, tantôt directement universelle est un leurre dont seule l’anthropologie nous permet de nous débarrasser : s’intéresser même à « l’hospitalité la plus fugace » engage non seulement la manière dont s’institue une pluralité de lois au sein d’une société donnée (celles de la famille, de l’alliance, du foyer, du territoire...), mais la manière dont cette pluralité de lois est appelée elle-même à se comparer à d’autres pluralités de lois. Face à une simple pluralité, la tentation est toujours grande de les ramener à un seul « fait social total », à une « structure », donc à une seule loi ; face à une pluralité de pluralités, il n’y a plus d’échappatoire : on est contraint de les penser en termes de choix politique (conscient ou inconscient). Autrement dit, on ne décide pas de l’ordre symbolique par lequel le lien social se constitue, mais il y a toujours à décider de l’exhibition ou non des joies de l’hospitalité dans lesquelles se donnent à expérimenter les lois plus profondes qui le fondent.

En ce sens, et il faut aller jusque-là, si l’anthropologie ne saurait jamais nous dire quelles lois de l’hospitalité « positives » instituer aujourd’hui, puisque toutes ne se donnent à saisir qu’en la comparaison infinie d’une pluralité, elle nous apprend toutefois au moins trois choses. D’abord, qu’il ne saurait jamais y avoir de justes lois de l’hospitalité — celles-ci sont à la fois trop profondes et trop superficielles, trop multiples et trop fondamentales —, mais que l’hospitalité est d’abord affaire de négociations pratiques avant d’être expérience individuelle. Ensuite, que la possibilité même de ces négociations n’est possible qu’à pouvoir comparer une culture à une autre : il faut commencer par accueillir l’autre, dans sa culture et sa différence, avant de se demander comment et jusqu’où l’accueillir. Enfin, qu’il ne saurait jamais y avoir qu’un seul fossoyeur indiscutable de l’ordre symbolique — ce sont les droites européennes qui, en prétendant fermer les frontières, cultivent le rêve inhumain et mortel de « vivre entre soi » — ; et, à l’opposé qu’il n’y a qu’une seule politique à leur opposer : celle d’un ordre symbolique qui ne peut se manifester fondamentalement qu’en surface, dans les joies incertaines, problématiques mais communes, de la venue de l’autre ou dans celles du voyage vers l’autre.

une politique du territoire

Au final, il faut donc remarquer qu’il y a sans doute peu de joies à être hospitalier ou à recevoir l’hospitalité. Ce sont toujours des joies pauvres, des joies d’enfants et des joies cloisonnées dans des structures d’accueil déterminées d’avance. Malgré tout, ce sont des joies auxquelles, une fois reconnue leur pauvreté problématique, il n’y a plus rien à retirer. En elles et seulement en elles se rejoue toute notre humanité commune, qu’elle soit morale ou anthropologique.

Plus encore, on ne saurait tenir jusqu’au bout un strict parallèle entre la posture morale et la posture anthropologique. Car si celle-là a incontestablement une nette supériorité esthétique, au moins en termes d’intensité de la joie ressentie, celle-ci a une nette supériorité politique : non seulement parce que la vraie morale interdit en vérité toute posture d’accusation, de traiter qui que ce soit de salaud, mais parce que ses joies renvoient justement non à des lois mais à une Loi qui, en son indépassable immédiateté, interdit la politique, c’est-à-dire interdit toute comparaison entre telles et telles lois publiques d’hospitalité. Le vrai relativisme en politique ne provient pas du culturalisme anthropologique mais du radicalisme éthique. Car si toutes les cultures en un sens s’équivalent, elles ne s’équivalent jamais qu’à l’aune d’une même exigence commune : celle de ne pas vivre entre soi et d’ouvrir son espace local à l’autre. De ce point de vue, on devrait aller encore plus loin et soutenir que le relativisme (ou le scepticisme) politique naît en réalité autant du radicalisme a-moral que du radicalisme moral. Car les deux fonctionnent symétriquement, tournant autour de l’axe de l’individu, responsable ou irresponsable, là où il faudrait penser en termes de famille, de groupe, de quartier ; pensant la jouissance en termes de foyer domestique clos ou de piège familialiste, là même où il faudrait reconnaître que les structures familiales profondes ne sont rien d’autre qu’un principe d’ouverture à l’autre, que les règles de parenté sont en profondeur les règles de l’alliance.

Exemplaire à cet égard est la pensée de Deleuze et Guattari. Avec leurs concepts de machine territoriale, de déterritorialisation et de reterritorialisation, d’espace lisse et d’espace strié, tous pensés sur un fond de joie spinoziste à penser, ils avaient tout pour penser l’expérience de l’hospitalité comme une politique du territoire et de la joie en lieu et place d’une éthique de l’Autre. En particulier, ils avaient justement montré dans L’Anti-Œdipe combien les structures lignagères, et donc l’ordre symbolique qui s’en dégage, n’étaient qu’une « structure molle » dépassée par en dessous par des lois d’ouverture au dehors qui la fondent et par au-dessus par des pratiques immédiates de désir qui l’actualisent. Plus encore, ils avaient montré, dans Mille Plateaux, combien la « visagéité » n’était en son fond qu’un phénomène culturel, combien le rapport au visage était moins une affaire d’éthique qu’une affaire de perception, d’art, de politique, de culture, et donc combien le problème de l’hospitalité était moins un problème de face-à-face avec l’autre qu’un problème de multiplicité politico-anthropologique et de distribution de cette multiplicité sur un territoire. Mais ils ont préféré exalter, certes en dernière instance, la joie du nomade, du prolétaire « sans feu ni lieu », de la machine célibataire fût-elle paranoïaque, plutôt que celles inhérentes à un accueil compliqué, impur, toujours en partie lignager, mais plus fondateur politiquement que les joies du seul arrachement nomade. Du coup, ils nous ont laissés sans recours face à leur propre description, pourtant phénoménologiquement juste, du rapport avec l’autre en régime capitaliste : un rapport dans lequel l’hyper-moralisme des uns non pas combat mais nourrit l’hyper-cynisme des autres, parfois les mêmes.

Au contraire, le point de vue anthropologique, fût-il malheureusement sauvage comme ici, rappelle peut-être l’évidence la plus simple : le devoir d’hospitalité n’est pas d’abord un devoir moral, c’est d’abord un comportement humain, le plus profond théoriquement puisque se jouant dans des lois complexes et jamais explicites, et le plus immédiat pratiquement puisque se manifestant dans les joies les plus communes et les plus pauvres. C’est notre comportement à la fois le plus universel et le plus particulier, c’est-à-dire à maints égards le plus sublime. En ce sens d’une théorie immédiatement pratique, ce n’est donc peut-être rien moins que le seul socle non-relatif de toute politique pleinement humaine, notamment à l’heure d’une humanité mondialisée.