une pierre dans le jardin : ce que les NIMBYs nous apprennent de l’hospitalité

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Une politique de l’hospitalité est-elle possible ? Oui, si l’on prend soin de clarifier son rapport au « chez soi », quitte à le dénouer. A cet égard, l’analyse des mobilisations NIMBYs et des réactions qu’elles suscitent constitue un bon point de départ : que veut-on, au juste, lorsqu’on s’oppose à ces riverains campés sur le refus de voisiner avec des populations indésirables ?

Le mieux est sans doute d’en parler à la première personne.

Mars 1998 : j’emménage avec deux colocataires au 30 de la rue Beaurepaire, dans le 10e arrondissement de Paris. Au n°9, un centre d’accueil pour usagers de drogues — ce qu’on appelle une « boutique » — est en cours d’installation. Celle-ci est contestée : des riverains se sont mobilisés, avec succès, pour en retarder l’ouverture. Les façades de la rue sont couvertes de calicots hostiles : « non à la boutique ». D’autres riverains soutiennent au contraire l’ouverture du lieu, et le font savoir de la même manière, banderoles aux fenêtres — « oui à la boutique ». La nôtre n’est pas en reste : « fiers de la boutique ».

Avril 2002 : depuis plusieurs mois, autour de la station de métro Stalingrad, dans le 19e arrondissement, un « Collectif Anti-Crack » œuvre à débarrasser le quartier de son vieux stigmate : la drogue, c’est-à-dire ceux qui en vendent, et ceux qui en consomment. Une « tournée des pères » s’organise, lors de laquelle les hommes de l’association arpentent les rues à la rencontre des usagers de drogues, pour les convaincre de vivre autrement, et d’aller voir ailleurs : on leur offre gracieusement le ticket de métro. Nous sommes plusieurs, à Act Up, à qui ce paternalisme fait péter les plombs. Nous rédigeons une affiche énervée : « Stalingrad, pas Vichy ». Des habitants du quartier, eux aussi exaspérés par le Collectif Anti-Crack, reprennent la balle au bond : nous fonderons ensemble une association « hospitalière », Stalingrad Quartier Libre.

A deux reprises, j’ai donc été amené, avec d’autres, à combattre des riverains hostiles à la présence d’usagers de drogues dans leur quartier. La conviction-réflexe qui m’y a poussé reste intacte : ce genre de mobilisations est insupportable. Mais elle se mêle aujourd’hui à un trouble. Celui des victoires fragiles, sans doute : la boutique de la rue Beaurepaire a fini par ouvrir, mais fonctionne depuis dans une discrétion qui confine à la tristesse ; quant au Collectif Anti-Crack, il s’est dissout fin 2002, mais des pétitions resurgissent à Stalingrad depuis quelques semaines. C’est cependant moins l’issue incertaine de la bataille qui me trouble, qu’une certaine opacité de ses enjeux : outre la peau de l’adversaire, que voulions-nous au juste ? Car s’il est certain que l’inhospitalité est odieuse, surtout élevée au rang de revendication, il n’est pas sûr que son refus suffise à lui seul à fonder une politique de l’hospitalité.

Ni ces mobilisations de riverains, ni les réactions adverses qu’elles suscitent ne sont neuves. Il existe d’ailleurs un acronyme pour les (dis)qualifier : NIMBY, pour Not In My Backyard. Littéralement, « pas dans mon jardin ». Autrement dit, « pas de ça chez moi », ou encore « ailleurs si ça vous chante ». Abondamment utilisé aux États-Unis, en cours d’acclimatation en France, le terme désigne un ensemble de mobilisations ayant en commun la dénonciation, par les habitants d’un lieu, d’une nuisance susceptible d’en déprécier la valeur d’usage ou d’échange : un tracé de voie ferrée ou un projet de centre commercial, l’implantation d’une prison ou la construction de logements sociaux, l’installation d’une antenne téléphonique ou d’une structure d’accueil pour toxicomanes, l’ouverture d’un foyer d’immigrés ou l’érection d’un pylône, la présence de prostitué-e-s ou un regroupement de sans-abris, etc. Slogan lapidaire et attrape-tout : on pressent immédiatement ce qu’il a d’insuffisant. Mais c’est en cela qu’il est utile : l’analyse de ses présupposés permettra de clarifier les nôtres.

quels NIMBYs ?

Si l’histoire, le sens et les usages de l’appellation NIMBY restent confus, y compris dans l’abondante littérature scientifique qui lui a été consacrée, on peut cependant en tirer plusieurs hypothèses raisonnablement fiables [1].

L’origine du terme est certaine. Il vient des États-Unis, on s’en doutait. Il vient surtout d’un champ très précis : il a été forgé à la fin des années 1970 par des planners, ces professionnels de l’aménagement du territoire et de la ville (architectes, entrepreneurs, fonctionnaires, urbanistes, consultants, etc.) dont les projets rencontrent alors des résistances inattendues. Lorsque le mot apparaît, celles-ci ne sont pas inédites, ni spécifiquement américaines : en France, la construction du réseau ferré a suscité de vives protestations au début du XXe siècle, comme celle de barrages hydroélectriques après 1945 — en vain. Ce qui est spécifique, c’est la configuration politique dont le terme témoigne. L’appellation NIMBY vise à disqualifier les résistances qu’elle désigne : on l’emploie accolée à la notion de « syndrome », pathologisation elle-même symptomatique. Mais s’il faut les disqualifier, c’est qu’elles sont moins faciles à vaincre : NIMBY est un grognement du pouvoir, surpris de devoir à nouveau gouverner les hommes après avoir longtemps cru qu’il lui suffirait d’administrer les choses.

Depuis, le terme s’est diffusé dans d’autres pays (Europe, Australie) et dans d’autres champs. D’une part, il est passé sans peine des planners aux élus, qui y ont trouvé la confirmation idéale de leur vocation propre : le service de l’intérêt général, contre les intérêts particuliers à courte vue. D’autre part, il est passé sans encombre du pouvoir au savoir : des chercheurs dans les années 80, des journalistes à leur suite, y ont trouvé les prémisses d’une explication commode des comportements et des conflits sociaux : les gens sont à la fois rationnels et un peu cons ; d’un aménagement, ils comparent les gains et les coûts ; or les coûts — les nuisances — en sont plus immédiatement perceptibles que les gains, et moins également partagés ; si l’on veut qu’ils se calment, il faut leur fournir soit un supplément d’explication, soit une compensation.

Parallèlement à sa diffusion, le mot a fait des petits. D’un côté, l’arsenal de la stigmatisation des NIMBYs s’est enrichi : leurs cousins spécifiquement urbains sont des NOOS (Not On Our Street), les plus arriérés d’entre eux des NODAMs (No Development After Mine), leur opposition est décidément CAVE (Citizen Against Virtually Everything), et leurs relais politiques sont des NIMEYs (Not In My Electoral YardouYear). De l’autre, des termes visant à valoriser l’attitude inverse sont apparus : aux États-Unis et en Angleterre, les planners félicitent, encouragent, voire organisent les YIMBYs (Yes In My Backyard) ; aux Pays-Bas, on monte à l’échelle de municipalités entières des programmes de rénovation urbaine labellisés WIMBY (Welcome In My Backyard), dans une volonté de prouver en acte qu’une acceptation négociée de vastes réaménagements urbains profiterait à tous, attirant investissements et emplois. En face, les NIMBYs se défendent, récusant l’autocentrisme qu’on leur impute : ils se présentent comme des NIABYs (Not in Anybody’s Backyard), des NOPEs (Not On Planet Earth), des LULUs (Locally Unadapted Land Use), ou des BANANAs (Build Absolutely Nothing Anywhere Near Anyone), qui se battent pour leur intérêt propre parce que c’est celui de tous.

D’où la transformation du point de vue des chercheurs. Après avoir contribué à la naturalisation d’un terme à visée polémique, les travaux scientifiques en font la critique. En France, depuis la fin des années 1990, on l’examine principalement sous deux angles. D’une part, comme laboratoire de l’impératif de « justification » qui pèse sur les mobilisations, contraintes à « monter en généralité », pour « faire cause ». D’autre part, comme révélateur d’une transformation des modes de régulation des conflits : on s’intéresse à la manière dont les décideurs publics apprennent (ou ne parviennent pas) à surmonter leur irritation envers les résistances qu’ils rencontrent. En objectivant la catégorie NIMBY, les deux veines tendent à réhabiliter ceux qui en étaient l’objet : non plus tas d’égoïstes réagissant au même stimulus, mais militants organisés construisant un discours ; non plus riverains bornés, mais citoyens experts.

Dernière observation : le contenu de la catégorie NIMBY s’est diversifié. Outre les mobilisations opposées à des équipements industriels susceptibles de porter atteinte à l’environnement écologique (voies ferrées, pylônes, centre de recyclage des déchets, etc.), elle inclut désormais, on l’a vu, des mobilisations de riverains hostiles à la présence d’équipements sociaux susceptibles de drainer des populations jugées indésirables (tentes pour SDF, logement social, lieux dédiés aux personnes séropositives, etc.). Quand et comment s’est opéré cet élargissement ? Les travaux disponibles ne le disent pas. C’est dommage, pour deux raisons.

Premièrement, ainsi élargie, la catégorie, déjà fort hétérogène, se déchire. Lorsque les chercheurs proposent une manière d’en ordonner la diversité, ils classent les mouvements NIMBYs tantôt selon la nature du conflit, tantôt selon son mode de régulation, jamais en vertu de son objet. Or on sent bien qu’on ne peut pas mettre sur le même plan, ni objectivement, ni politiquement, les habitants d’un village mobilisé contre EDF et les riverains d’un îlot partis en chasse contre les usagers de crack, les mobilisations qui visent des machines et celles qui visent des populations, les groupes qui combattent une nuisance faite par les choses aux personnes et ceux qui réifient des personnes en les considérant comme nuisibles.

Deuxièmement, dans l’attention qu’on leur porte et le traitement auquel on les soumet, les deux morceaux de cette cassure ne sont pas de taille égale. D’un côté, lorsqu’ils analysent les processus de délégitimation des NIMBYs, les travaux de recherche ne portent que sur le NIMBY du premier type (appelons le « environnemental »), sans jamais qu’on sache si les conclusions établies à son égard valent aussi pour le second type (appelons le « résidentiel »), allusivement évoqué. Symétriquement, les quotidiens nationaux traitent les mobilisations du premier type sous la catégorie des luttes écologiques, réservant le syndrome NIMBY aux refus de proximité sociale.

Cette belle division du travail laisse donc filer ce qui nous intéresse : une analyse de la disqualification des riverains inhospitaliers. Perte pour nous : ce savoir aurait été utile à une auto-analyse. Mais également perte pour le savoir, car cette analyse permettrait de dégager la spécificité des conflits du second type relativement au premier : ils ne se déploient pas uniquement le long d’un axe vertical pouvoirs / riverains, mais aussi sur un plan horizontal : riverains / populations indésirables d’une part, citadins refusant d’accueillir / citadins acceptant d’accueillir d’autre part. L’espace, précisément, de l’hospitalité urbaine. Essayons de l’arpenter.

quelle hospitalité ?

Les mouvements NIMBYs résidentiels ne sont pas le simple envers d’une politique de l’hospitalité : ils en sont le piège. A ceux qui les affrontent, ils tendent comme un miroir brisé, dans lequel se réfléchissent deux désirs distincts d’« accueil dans la ville ». Le premier assume une analogie avec l’hospitalité privée, le second la refuse, tous deux sont ambigus.

Première solution, en effet, lorsqu’on combat ceux qui, se sentant dans leur quartier comme chez eux, refusent à autrui le droit d’y stationner : leur rappeler que ce quartier est aussi le nôtre, et qu’on n’a pas moins de titres à en ouvrir la porte qu’eux à la fermer. Mettre en somme le même entêtement à dire oui qu’ils en mettent à dire non. Voler au passage l’acronyme WIMBY — je crois que je le préfère à YIMBY —, en l’investissant d’une première personne têtue. Plus fondamentalement, revendiquer à son tour le territoire local comme un « chez soi ». On sent immédiatement que quelque chose ne va pas, mais différons un peu le jugement.

Après tout, pourquoi pas ? L’ancrage est-il nécessairement un enracinement ? Revendiqué dans la lutte, n’est-il pas débarrassé de ses relents terriens et transfiguré en appui ? Et dans son archaïsme même, est-il si indigne ? N’est-ce pas précisément depuis ce genre de sol infra-politique qu’on sent d’instinct l’inadmissible, et qu’on trouve la force d’y résister ? La puissance du mouvement de pétition contre la loi Debré, dont l’article 1 voulait imposer aux personnes hébergeant des étrangers de le déclarer aux autorités, oblige au moins à se poser la question : elle reposait tout entière sur le refus inconditionnel qu’un tiers, fût-il représentant de la loi, se mêle de l’accueil chez soi.

Et pourtant ça ne va pas, pour plusieurs raisons. 1) Parce que le « chez soi » figuré des WIMBYs n’est pas le « chez soi » littéral de nos pétitionnaires ; en vérité, il n’en est pas un du tout, ni en droit (on y vient), ni en fait : si on en doute, dormir ce soir dans la rue. 2) Parce que cette conception de l’hospitalité urbaine, calquée sur le modèle de l’hospitalité privée, concède l’essentiel aux NIMBYs : l’hôte (l’accueilli) est donc bien un étranger qui, n’étant pas chez lui, devra bien se tenir et ne pas s’incruster. 3) Parce qu’elle installe l’hôte (l’accueillant) dans une position charitable qui, s’il n’y a rien à en redire quand elle est pratiquée en privé — on a tout à fait le droit d’être sympa, et même chrétien — flirte avec le paternalisme ou la mauvaise conscience dès qu’elle devient le principe d’une intervention dans la cité. 4) Parce que l’appui qu’elle offre au WIMBY n’est pas si solide, si on y regarde bien. Les positions d’insider et d’outsider, en ville, c’est-à-dire dans le haut lieu de la différenciation sociale, sont en réalité les deux pôles extrêmes d’un continuum, entre lesquels se distribue toute une gamme de positions intermédiaires. A revendiquer son statut de riverain, le WIMBY s’expose à de tristes déconvenues : dans le temps, il trouvera toujours plus anciennement installé que lui, c’est-à-dire moins suspect de n’être que de passage ; dans l’espace, il sera toujours un peu moins près qu’un autre du foyer central, c’est-à-dire du foyer des « nuisances ». 5) Parce qu’affectivement, la revendication d’un « chez soi » n’est pas fidèle — et c’est sa limite principale — à une certaine joie de l’urbanité dont je crois qu’elle est la clef de la colère qui pousse à s’opposer aux NIMBYs.

C’est la deuxième solution : sortir de la symétrie, abandonner toute prétention résidentielle, et la refuser à l’adversaire — lui interdire l’appropriation de l’espace commun. Car c’est bien elle, me semble-t-il, qui (me) rend les NIMBYs détestables. S’il y a un syndrome du NIMBY résidentiel, ce n’est pas son localisme, ni son indifférence à l’intérêt général : situées et collectivement égoïstes, les luttes le sont toutes. Ni non plus, en soi, le brouillage qu’il provoque entre le privé et le public : que le citoyen agisse en riverain, le riverain en citoyen, pourquoi pas ? C’est tout l’intérêt du féminisme, par exemple, que d’avoir refusé de laisser le genre aux vestiaires de l’espace public. Non, s’il y a un syndrome du NIMBY résidentiel, c’est dans sa prétention à régir l’espace commun comme un espace domestique, le sien : les « pères de Stalingrad » en constituent l’acmé.

À cet égard, c’est moins du NIMBY environnemental qu’il faut rapprocher le NIMBY résidentiel, que d’autres pratiques urbaines d’extension du domicile à la rue : indoor public spaces de Los Angeles pour les formes les plus radicales [2], homologie parfaite entre l’intérieur et l’extérieur bourgeois des « beaux quartiers », pour des formes plus discrètes. C’est sans doute Isaac Joseph, immense sociologue de la ville, qui nous fournit, dans La Ville sans qualité,la maxime la plus claire de la politique de l’hospitalité que ces domestications permettent de penser en creux : « mettre l’accent sur les qualités d’accessibilité des espaces urbains, par opposition aux valeurs d’appropriation associées aux territoires résidentiels ». Il s’agirait de faire de la ville le lieu de réalisation de ce « droit de visite » universel formulé par Kant dans son Projet de paix perpétuelle : « le droit qu’a l’étranger, à l’arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi », « le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société ». La proposition est forte. Elle n’est pas sans faille. J’en sens au moins trois.

Il s’agit d’abord d’une politique du passant. C’est ce qui fait une large part de sa force, puisqu’elle noue la revendication d’accessibilité à ce qui est bien l’expérience spécifique de l’urbanité : non pas le fait d’habiter (on « habite » aussi et peut-être mieux à la campagne) mais la « coprésence de corps en mouvement dans un même espace de circulation ». C’est également ce qui l’expose à l’objection empirique. Les rares travaux qui nous renseignent sur la trajectoire des protagonistes des conflits NIMBYs suggèrent que ceux-ci doivent beaucoup à la coprésence de groupes socialement et spatialement immobilisés, au nord de Paris par exemple : classes moyennes et supérieures récemment installées, mais piégées par les fluctuations du marché de l’immobilier, catégories populaires pour lesquelles le bâti vétuste constitue la seule possibilité de se loger, immigrés en foyer, squatters surjouant la respectabilité familiale pour échapper à l’expulsion [3].

Il s’agit ensuite d’un argument réversible. L’accessibilité de l’espace commun est également revendiquée par les NIMBYs résidentiels : ceux-ci se plaignent volontiers de l’appropriation de la rue par les jeunes dont c’est le terrain de jeu, les usagers de drogues et leurs dealers dont c’est le marché, les immigrés dont c’est l’un des espaces communautaires, les prostitué-e-s dont c’est le lieu de travail, ou les sans-abri dont c’est le lieu d’habitation.

Il s’agit surtout, au fond, d’une politique de l’hospitalité assez négligente envers l’hôte. Isaac Joseph souligne lui-même que le droit de visite de Kant est une hospitalité restreinte : « l’étranger ne peut pas évoquer un droit d’accueil » ; et « on ne doit pas se montrer hostile envers lui aussi longtemps qu’il se tient paisiblement à sa place ». Quant à la grande règle de civilité urbaine qui rend la « coprésence » possible dans des espaces à haute densité, c’est cette « indifférence polie » que la sociologie d’Erving Goffman met au jour : elle s’accommode fort bien de la misère du monde.

Au moins le problème en est-il plus clair. Comment arracher l’hospitalité politique au modèle de l’hospitalité domestique, sans pour autant la réduire à un droit à l’indifférence mutuelle dans les espaces communs ? Il serait absurde de répondre seul et généralement à cette question. Il me semble cependant qu’à sa lumière la revendication et la défense de lieux d’accueil par les opposants aux NIMBYs apparaissent plus justes encore : réclamer qu’une partie de l’espace commun soit allouée aux personnes que d’autres voudraient ne plus voir, c’est échapper au double piège, et de la domesticité (puisque c’est l’espace commun) et de la négligence (puisqu’il s’agit a minima d’organiser un havre). A condition que le lieu en question ne soit pas pensé comme un moyen de gérer les nuisances faute de pouvoir éloigner les nuisibles : les WIMBYs d’Eindhoven, qui ont accepté l’ouverture d’un centre d’accueil pour usagers de drogues en 1997, ont conditionné leur accord à tant de garanties policières (surveillance, éclairage, numéro d’urgence, enregistrement immédiat des plaintes, etc.) que l’hospitalité n’en sort pas vraiment grandie. Il faut donc préciser un peu les contours, moins architecturaux qu’éthiques, du ou des lieux désirables.

En voici deux. Le local d’Espoir-Goutte d’Or, association d’entraide de quartier née en 1987, où l’« accueil sans exigence ni jugement » et le coup de main sanitaire et social offerts aux usagers de drogues le sont aussi à tous ceux qui les demandent, par des travailleurs sociaux et des voisins bénévoles (rue Saint-Luc, 18e arrondissement). Et le squat de la Petite Rockette, ouvert en octobre 2005 dans un bâtiment inoccupé du ministère des Finances, « zone d’autonomie temporaire autogérée » où l’on peut passer quelques nuits, apprendre l’informatique, obtenir un soutien scolaire, répéter un spectacle, partager un atelier, trouver un médecin (rue Saint-Maur, 11e arrondissement). Deux lieux fragiles : des NIMBYs viennent d’empêcher le premier de déménager un peu plus loin ; le second est illégal, donc potentiellement expulsable. Deux lieux ouverts sur leurs quartiers respectifs : le premier n’aurait pu ni voir le jour, ni persister sans le soutien des habitants, le second leur a été comme restitué. Deux lieux vivants : exigu, le premier est plein à craquer ; immense, le second est parcouru en tous sens. Deux lieux secrètement bouleversants : à cette gêne reconnaissante qu’on éprouve, on comprend tout à coup qu’on est train d’y recevoir l’hospitalité.

Notes

[1J. Lolive, « La montée en généralité pour sortir du NIMBY. La mobilisation associative contre le TGV Méditerranée », Politix, 39, 1997. A. Jobert, « L’aménagement en politique ou ce que le syndrome NIMBY nous dit de l’intérêt général », Politix, 42, 1998. D. Trom, « De la réfutation de l’effet NIMBY considérée comme une pratique militante, notes pour une approche pragmatique de l’activité revendicative », Revue française de Science politique, 49 (1), 1999. J.-M. Dziedzicki, « Au-delà du NIMBY : le conflit d’aménagement, expression de multiples revendications », in P. Mélé et al., Conflits et territoires, Presses universitaires François Rabelais / MSH, 2003.

[2Littéralement, « espaces publics d’intérieur », concept développé par l’architecte John Portman et inauguré à Los Angeles, désormais répandu dans de nombreuses villes d’Amérique du Nord, souvent sous la forme de malls privatifs, enceints ou couverts : l’accès peut donc en être interdit à tout indésirable.

[3Isabelle Coutant, Politiques du squat. Scènes de la vie d’un quartier populaire, La Dispute, 2000.