Ouvrir le « répertoire d’action » entretien avec Charles Tilly

Charles Tilly est modeste. « Il se peut, dit-il, que le mot "répertoire" ne soit qu’une étiquette sous laquelle ranger tout ce à quoi les gens recourent pour atteindre des buts communs » [1]. Ce serait déjà beaucoup. Mais en forgeant cette notion, il y a près de vingt ans, Tilly a fait bien davantage que mettre de l’ordre dans les mouvements : il en a profondément renouvelé l’approche. Ses lecteurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : le concept a connu un succès scientifique considérable.

Tout tient en une image. « Ces différents moyens d’action composent un répertoire, un peu au sens où on l’entend dans le théâtre et la musique » : un ensemble d’oeuvres disponibles, susceptibles d’être reprises. Certes, en bon social scientist, Tilly sait que les pratiques ne sont pas l’exécution d’une partition ou d’un texte, et que l’histoire laisse rarement le temps de répéter. Aussi précise-t-il : un répertoire de contestation « ressemble plutôt à celui de la commedia dell’arte ou du jazz qu’à celui d’un ensemble classique. »

L’analogie n’en est que plus féconde. Aux chercheurs, elle offre un cadre théorique robuste pour comparer les répertoires dans l’espace et dans le temps, ce qu’a fait Tilly lui-même dans un livre majeur, dont le sous-titre suffit à dire l’ampleur : La France conteste, de 1600 à nos jours. Aux autres, elle propose un portrait du contestataire en artiste : de quoi dissoudre enfin une opposition dont on ne sait jamais très bien qui, du militant triste ou de l’esthète futile, s’en sort le mieux.
Qu’on ne s’y trompe pas, pourtant. La notion de répertoire n’est nullement un hymne au génie créateur de l’agitation populaire, au contraire : « malgré la spontanéité qu’on associe parfois à l’idée de foule, les gens tendent à agir dans le cadre limité de ce qu’ils connaissent, à innover sur la base des formes existantes, et à ignorer toute une partie des possibilités qui leur sont en principe ouvertes. » Dont acte. On n’invente pas un répertoire, on l’interprète.

Est-ce à dire que les luttes, ligotées à leurs habitudes, sont condamnées à la répétition ? Non. Sur le temps long, les répertoires de l’action collective se transforment. Mais n’est-ce pas à l’insu des acteurs, sous l’effet de forces qui leur échappent : centralisation du pouvoir, concentration du capital ? Et sur le temps court ? Quelle marge de création Charles Tilly concède-t-il aux groupes mobilisés ? Le plus simple était de lui demander.

Que devient votre notion de répertoire, Charles Tilly, lorsqu’on la transpose dans le temps court de l’action ? Sur quatre siècles, elle permet d’observer la transformation des techniques de la contestation collective. Mais au présent, ne désenchante-t-elle pas au contraire l’espoir de faire du neuf ? Les mouvements sociaux sont-ils condamnés à n’inventer leurs formes que dans les marges étroites d’une interprétation ?

Je ne connais aucun cas d’invention efficace d’un répertoire dans son ensemble. Par contre, on peut parler de l’invention de performances — comme le jeu des poupées géantes ou des masques au cours d’une manifestation. Il est vrai que les distinctions fondamentales entre « événements », « performances » et « répertoires » se sont quelque peu perdues au cours de la diffusion de ces notions. Pourtant la matière n’est pas si difficile. Il faut simplement songer aux distinctions entre « concert », « programme » et « répertoire » dans le cas d’un groupe de jazz. Chaque concert est comme une conversation entre les musiciens et leurs auditeurs.

Dans ces conditions, pour expliquer la transformation des répertoires, quel poids respectif attribuez-vous à la capacité d’innovation des contestataires et aux tendances historiques lourdes sur lesquelles ils n’ont pas prise ?

Il est impossible d’attribuer priorité, soit à l’environnement, soit à la capacité créatrice des acteurs — bien que l’environnement fixe toujours des limites à la créativité. Les transformations des répertoires résultent à la fois de changements extérieurs et intérieurs. Parmi les changements extérieurs, on peut noter les mutations économiques et démographiques aussi bien que les mutations qui appartiennent stricto sensu à la structure de l’opportunité politique. Quant aux changements intérieurs, ils résultent de manœuvres tactiques, comme celles qu’Olivier Fillieule et ses collègues ont documentées dans le cas des manifestations. J’espère l’avoir montré dans mon livre récent sur
l’histoire des mouvements sociaux : le mouvement social contemporain s’est produit en négociation continue entre participants, rivaux, autorités et agents de l’ordre [2].

Dans La France conteste, vous suggérez que les répertoires choisis par les mouvements sociaux n’épuisent pas la gamme des répertoires possibles, potentiellement plus efficaces. Ce privilège de l’historien, qui découvre après coup un réservoir de possibilités inexploitées, pourrait-il selon vous être mis au service de la contestation ?

Je n’ai jamais parlé, autant que je le sache, du choix d’un répertoire dans son ensemble, mais plutôt du choix d’une performance à l’intérieur d’un répertoire. Ce que j’ai dit en revanche, c’est qu’aucun répertoire n’est le seul possible du point de vue technique, étant données l’organisation sociale, les connaissances, et les composantes d’une population. Une sélection historique sévère produit l’ensemble des performances couramment disponibles dans une population, mais d’autres populations semblables ont presque toujours formé des répertoires différents, au moins à certains égards. Il s’ensuit que des connaissances comparatives et historiques peuvent élargir la gamme des performances accessibles à une population. On remarque en effet combien la diffusion des performances de population à population dépend d’une prise de conscience des ressemblances entre « eux » et « nous ».

À rebours, quel usage les groupes mobilisés font-ils du passé ? La littérature scientifique cherche souvent des régularités historiques à leur insu, à moins qu’ils ne perpétuent consciemment leur répertoire traditionnel. Les luttes n’ont-elles donc d’autre mémoire que mimétique ?

Les gens utilisent la mémoire de façon créatrice. Les barricades réapparaissent parce que quelqu’un se souvient de l’image des barricades de 1648 ou de 1848, et réussit à communiquer l’image, la mémoire, ou les deux à la fois, à ses concitoyens. Bien sûr, des moments comme Tien An Men provoquent ou inspirent des innovations — par exemple la déesse de la démocratie promenée à travers la Place — qui peuvent fonctionner comme modèles et comme symboles liant les mobilisations ultérieures à leur passé. Des petites inventions se font au cours de chaque mobilisation, mais elles sont pour la plupart vite oubliées. Le vrai problème, c’est d’expliquer a priori quelles innovations tiendront et pourquoi.

Comment circulent les répertoires d’un groupe mobilisé à l’autre ? En particulier, selon vous, assiste-t-on aujourd’hui à leur globalisation, voire à leur unification ?

C’est un grand sujet de recherches et de débats parmi les spécialistes des mouvements sociaux : la communication électronique a-t-elle permis, ou même forcé, la création de nouvelles formes de coordination — comme par exemple la manifestation mondiale contre la mondialisation ? Comme toujours, il s’agit en fait d’une synthèse de l’ancien et du nouveau. Oui, l’échelle même de la coordination transforme la conduite et la signification des mobilisations. Comment circulent les répertoires ? Vaste question, à laquelle une réponse élémentaire se formulerait comme suit : diffusion, imitation, courtage.

Votre enquête sur la contestation en France depuis le XVIIe siècle s’arrête aux années 1970. L’ouvrage est aujourd’hui épuisé. S’il était réédité, ce qui serait une excellente nouvelle, y ajouteriez-vous un chapitre ? Un nouveau répertoire a-t-il émergé, depuis ?

Un nouveau répertoire ? Je ne le crois nullement. De nouvelles formes d’action collective ? Sûrement. L’européanisation et l’internationalisation des mobilisations françaises, par exemple, ont beaucoup changé le décor et la conduite des mouvements récents. Du point de vue de la contestation, José Bové n’existait pas il y a trente ans. Mais l’évolution des formes de l’action collective se poursuit. Dans ce sens précis, la contestation politique appartient à l’histoire.

Post-scriptum

Charles Tilly a répondu aux questions de Vacarme par courrier électronique.

Notes

[1Charles Tilly, La France conteste, de 1600 à nos jours, Fayard, 1986.

[2Social Movements 1768-2004, Paradigm Press, 2004